Hanokh Levin (1943-1999) est un dramaturge israélien de gauche, communiste, auteur prolifique (52 pièces dont 32 montées de son vivant en Israël). Son théâtre engagé, anti-militariste, anti-matérialiste, a suscité autant de louanges que – on s’en doute – d’opposition virulente dans son pays. Wikipedia cite par exemple ce jugement d’un certain Uri Porat, qui sonne comme une condamnation à mort: « Ce théâtre dépotoir fait de nous des meurtriers abjects, citoyens âpres au gain d’un état militariste ». C’est néanmoins le cancer qui a emporté Levin prématurément, à croire que les saltimbanques ne font peur à personne.
Une troupe flamande joue en ce moment à Paris, en français, l’une de ses pièces, Schitz. C’est l’occasion pour ceux qui ne connaissent pas encore cet auteur hors norme (« hénaurme » serait-on tenté d’écrire) de le découvrir.
Schitz est au carrefour de deux genres cultivés par Levin : le cabaret-satirique et la comédie de mariage. Les dialogues sont entrecoupés de chants accompagnés sur divers instruments par l’un des comédiens. Ils sont quatre pour incarner respectivement le père, Schitz (Bruno Vanden Broecke), la mère, Tsécha (Mieke Verdin), la fille, Shpratzi (Brenda Bertin) et enfin le prétendant, Tcharkès (Jean-Baptiste Szezot, également à la musique). Les quatre personnages sont aussi cyniques les uns que les autres, avec quand même une prime pour les représentants de la jeune génération. Dans le journal Les Échos, Philippe Chevilley les décrit comme « affreux, sales et méchants : on ne saurait mieux dire.
Un extrait (tiré encore de Wikipedia) permettra à chacun d’en juger. Shpratzi chante sa passion… pour les frites : « Ah si seulement je le pouvais, je me marierais avec un cornet de frites ! » Tcharkès, son fiancé, rêve lui aussi : « Mes attentes sont mesurées autant que mes désirs : Shpratzi, une paire de camions et 50 % de la maison Shufeldozer. Il n’y a pas de raisons. À petites envies, petites désillusions. De là une petite nausée. Et voilà, j’ai bien cette petite nausée, mais je ne vomis pas pour autant. Non ? Si je vomissais déjà, que me resterait-t-il pour plus tard ? ». Aucun amour entre ces deux-là : l’une ne pense qu’à quitter la maison de ses parents (également désireux de se débarrasser d’elle) et lui ne pense qu’à la dot.
La « grande bouffe » étant l’un des ressorts de la pièce, David Strosberg, le metteur en scène, s’est montré bien inspiré en affublant les trois membres de la famille Shufeldozer de costumes de bibendum. Pour se montrer à la hauteur des propos injurieux, crus, voire scatologiques, il fallait pousser le jeu des comédiens jusqu’à la grosse farce, comme lorsque le père ressuscite des morts en crachant à la face de son gendre les morceaux de saucisse qui ont failli l’étrangler. Après un commencement un peu incertain pendant lequel le spectateur a pu se demander où on l’emmenait, il apparaît que l’outrance était en effet le seul moyen de faire passer un tel texte, joué par ailleurs sans autres accessoires que trois chaises, un tabouret, une guitare, un trombone et un accordéon.
La fin confirme le propos antimilitariste de Levin. Tcharkès, officier de réserve qui avait entrepris de faire fortune comme fournisseur de l’armée a péri à la guerre, mais sa veuve reprendra le flambeau et spéculera à son tour sur de futurs soldats morts. Pas si drôle, Schitz…
Au Théâtre de la Bastille, à Paris, jusqu’au 16 avril 2015.