Scènes

Billet d’Avignon 2014-12. Gianina Cărbunariu, Claude Cohen

Solitaritate

La dernière œuvre de la metteuse en scène roumaine Gianina Cărbunariu, s’inscrit dans le programme « Villes en scène » et bénéficie à ce titre de subventions européennes. Outre Avignon et Sibiu (Roumanie), elle doit être montrée à Bruxelles, à Paris, à Göteborg, à Naples et à Madrid. Cela fait beaucoup d’honneur pour une pièce qui déçoit en dépit de ses bonnes intentions. Le point de départ, pourtant, ne manquait pas d’intérêt : présenter en quelques tableaux certains aspects de la société roumaine contemporaine. Défilent ainsi successivement la décision d’édifier dans la ville de Baia Mare un mur pour isoler le quartier des Roms (avec la complicité du chef de leur communauté !) ; l’utilisation de bonnes philippines, quasiment réduites en esclavage, par la « bonne société » roumaine (laquelle n’hésite pas, à l’occasion, de se procurer frauduleusement une fausse carte d’invalidité qui lui permet, par exemple, de garer sa voiture n’importe où !) ; l’enterrement d’« Eugenia Ionescu », un nom qui fait référence aussi bien à Eugène Ionesco qu’à toutes les divas du théâtre roumain (où il apparaîtra que le fils de la défunte comédienne a vendu la concession dans l’allée des artistes du vieux cimetière de Bucarest pour financer l’achet d’une place de parking !) ; l’histoire d’un chauffeur de taxi, contraint de vendre tous ses biens pour tenter de réunir la somme nécessaire à l’opération de sa petite fille (les acheteurs se trouvent être pour la plupart des membres de sa famille, qui n’envisagent pas de l’aider sans s’aider eux-mêmes en même temps !).

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Solitaritate (néologisme composé d’après les mots « solitaire » et « solidaire » en roumain) déçoit, néanmoins, parce que trop souvent inutilement bavarde et didactique, avec la mise en scène à l’avenant. Il y a certes de vrais moments de théâtre (pendant l’enterrement d’Eugenia Ionescu, avec prêtre orthodoxe, cercueil et couronnes, ou lorsque la bonne philippine commence par dire les didascalies la concernant avant d’essayer de les jouer), mais l’on assiste surtout à des échanges verbaux entre les comédiens en position frontale, debout ou assis.

Gianina Cărbunariu entend faire un « théâtre documentaire », ce qui peut donner de très bons résultats, mais, dans cette pièce au moins, la documentation écrase la fiction. Dans un entretien avec Mirella Patureau dans la revue roumaine Infinitezimal (1), elle déclare que [son] « théâtre parle des hommes, de ce qu’ils vivent maintenant et s’adresse à eux d’une manière inaccessible au cinéma où à la littérature ». Curieuse déclaration qui semble faire fi de tant de chefs d’œuvre littéraires ou cinématographiques qui nous parlent de nous et nous émeuvent aussi fortement que les pièces les mieux réussies ! Elle déclare encore : « Je fais du théâtre… pour ceux qui ne réussissent pas à s’informer ou sont informés par certains canaux ». C’est en effet louable mais pour être entendu encore faut-il trouver pour les informations que l’on souhaite porter à la connaissance du public une forme appropriée : une forme vraiment « théâtrale ».

Crédit photo : Paul Baila

 

Qui es-tu Fritz Haber ?

Changement complet d’ambiance par rapport à la pièce précédente. Passage du IN au OFF, d’une troupe de neuf comédiens à un duo, d’un décor esquissé à un décor réaliste, d’un texte sorti en grande partie de l’improvisation à un texte écrit spécialement pour le théâtre (et publié sous le titre Le Nuage vert). L’auteur, Claude Cohen, s’est passionné pour l’histoire (vraie) de Fritz Haber, l’inventeur de l’ypérite, et de son épouse Clara. Qu’il soit par ailleurs anesthésiste n’est peut-être pas étranger à cet intérêt pour une substance chimique qui modifie radicalement le métabolisme (jusque – en l’occurrence – à entraîner la mort dans d’horribles souffrances). L’action se situe le 22 avril 1915, au soir de la première utilisation du gaz moutarde sur le front de l’ouest, à proximité d’Ypres. Après un dîner où les Haber ont reçu des officiers allemands pour fêter l’événement, les deux époux se retrouvent seuls. Lui ne songe qu’au nouveau succès qu’il vient d’engranger (il obtiendra en 1919 le prix Nobel de chimie au titre de l’année 1918 pour ses travaux réalisés avant la guerre sur la synthèse de l’ammoniac et les engrais ammoniaqués) ; elle est révulsée par l’usage dévoyé qu’il fait de sa science. Fritz est un juif converti au protestantisme, plus patriote que n’importe quel autre Allemand, obsédé par la victoire ; Clara lui rappelle qu’il restera toujours un juif aux yeux des militaires qui l’utilisent sans cesser de le mépriser. Fritz, à 47 ans, est en pleine possession de ses moyens physiques et intellectuels ; Clara, de deux ans plus jeune et bien que docteur(e) en chimie elle aussi, est de santé maladive, elle reste à la maison et se consacre à l’éducation de leur unique fils, Herman.

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La mise en scène est de Xavier Lemaire qui interprète Haber, en face d’Isabelle Andréani dans Clara. On a dit tout le bien qu’on pensait de ces deux comédiens à propos du Proverbe de Musset, Il faut qu’une porte soit ouverte ou fermée (voir notre billet n° 8). Ils sont ici encore plus excellents, peut-être, portés par un texte qui passionne de bout en bout. Qu’est-ce que la science ? À quoi doit-elle servir ? Et la religion, continue-t-elle à nous enseigner quelque chose dans un âge scientifique ? Ce sont là des questions qui pourraient paraître abstraites mais que la circonstance rend infiniment concrètes. Fritz a une philosophie très simple : il est chimiste et patriote, il met donc la chimie au service de l’Allemagne. Clara conteste qu’on puisse utiliser n’importe quel moyen pour parvenir à une fin quelle qu’elle soit ; elle est d’ailleurs profondément pacifiste et n’accepte pas, par exemple, l’idée que son fils de quinze ans puisse être un jour enrôlé dans l’armée. Elle s’accroche au motto rabelaisien – « science sans conscience n’est que ruine de l’âme » – alors que Fritz a beau jeu de lui répondre que « la conscience sans la science n’est que ruine de l’homme » et de souligner que les religions ne véhiculent que des erreurs. Aux yeux des spectateurs d’aujourd’hui (que l’on peut supposer plus pacifiques que patriotes) c’est Clara qui a raison, mais la force du texte c’est de donner à Fritz les arguments les plus convaincants et de nous montrer une Clara dont la lucidité s’effrite progressivement au fil de cette soirée, qui voit des choses qui ne sont pas et finit par sombrer dans la folie et le suicide.

 

(1)    P. 11-13 du numéro 4, bilingue, édité avec la participation de l’Institut français de Bucarest.