Eh non, le théâtre n’est pas encore complètement mort en Avignon ! Il existe encore des metteurs en scène et des comédiens qui bravent la mode de l’adaptation d’un roman ou autre « écriture de plateau » pour se saisir d’un bon vieux texte de théâtre, i.e. écrit pour être joué sur une scène, et essayer de le traduire fidèlement (ce qui n’interdit évidemment pas de faire preuve de modernité : la matière théâtrale n’est pas figée, le même texte peut donner lieu à bien des interprétations, et chaque époque a sa propre lecture du passé).
Même dans le IN, il peut arriver de tomber sur une (vraie) pièce de théâtre (voir notre billet n° 10 consacré au Radeau de la Méduse). C’est plus fréquent dans le OFF, sans que l’on puisse dire pour autant que ces pièces y soient les plus nombreuses, car il laisse de plus en plus de place aux adaptations d’œuvres littéraires, aux seuls en scène (comiques ou non), à la danse, au (nouveau) cirque, etc. Aussi est-ce un événement quand on tombe successivement sur deux (vraies) pièces, l’une moderne et l’autre contemporaine, dans des genres très différents mais toutes les deux à recommander sans hésiter.
Les Créanciers
Une pièce de Strindberg au sommet de son art, à quarante ans, créée en 1889, un an après Mademoiselle Julie, l’immense succès sans cesse repris de cet auteur, une pièce plus proche de nous néanmoins par le thème et non moins intense. Point de domestiques ici mais trois « bobos », un peintre, Adolphe, sa femme écrivaine, Tekla, un professeur, Gustave, qui se débattent dans les affres de la passion et de la jalousie avec des mots qui pourraient être ceux d’aujourd’hui. Loin de paraître comme une facilité, la transposition dans notre monde accentue au contraire l’actualité des propos entendus sur le plateau. Aucune facilité, en tout état de cause, dans la mise en scène de Frédéric Fage qui joint à une attention pointilleuse sur les costumes, les accessoires, les lumières, l’environnement sonore, une direction d’acteurs précise et exigeante. Après la première scène entre Adolphe et Gustave, une grande danseuse aux battements impressionnants illustre d’une manière aussi puissante qu’originale l’adoration que les deux hommes portent à Tekla.
Une adoration non dépourvue de chagrin et de rancune. Pas de financiers dans cette pièce : les deux hommes détiennent (ou croient détenir) une autre sorte de créance sur Tekla. Alors que, inconscients pygmalions, ils lui ont (croient-ils) tout appris, elle les a maintenant dépassés et surtout, crime entre les crimes, elle ne les aime plus (croient-ils encore).
Emmenés par un machiavélique Benjamin Lhommas aux yeux perçants et au strabisme inquiétant, ses camarades accomplissent également de belles performances d’acteur : Julien Rousseaux (Adolphe) mal à l’aise dans son corps pourtant sculptural et Maroussia Henrich (Tekla) élégante et séduisante comme il convient et infiniment moins perverse que les deux autres ne l’imaginent.
Frédéric Fage pousse ses comédiens dans des attitudes qui n’étaient pas de mise dans les salles fréquentées par la bourgeoisie corsetée du XIXe siècle finissant. La passion se fait charnelle sans tomber pour autant dans la nudité de rigueur dans le festival homonyme (le IN comme on aura compris) et les rapports entre les deux rivaux traduisent parfois, du moins chez Gustave, une attirance physique dont on ne sait si elle est réelle ou si elle n’est qu’une arme de plus pour déstabiliser Adolphe.
Bref un très beau spectacle, le premier depuis le début du festival dont nous avouons n’être pas sorti indemne.
Après la pluie
Changement d’époque et de style avec cette pièce écrite en 1993 par Sergi Bebel, directeur du Théâtre national de Catalogne. Créée en France par Marion Biery, elle obtint le Molière de la meilleure pièce comique en 1999 ; les représentations d’Avignon sous la houlette de la même metteuse en scène sont donc une reprise. Pièce comique ? Pas tant que ça. Même si l’on sourit beaucoup, la salle n’est jamais morte de rire. On est pris par le tableau pour le moins original d’une grande firme puisqu’elle est vue depuis le toit de l’immeuble sur lequel viennent se réfugier les employés et les cadres en mal de cigarettes. Il ne se passe pas grand-chose – c’est du théâtre contemporain – mais le dialogue est ciselé, les comédiens convaincants et l’on s’intéresse à leurs banales histoires professionnelles : les ambitions déçues, les rivalités ordinaires, les disputes et les réconciliations, les relations entre la secrétaire et son (ou sa) chef, les histoires de coucherie, etc. Il y a également des drames personnels, tout aussi banals : le divorce de l’un, l’impossibilité pour une autre d’avoir des enfants… Tout cela est mené vivement ; on passe d’une histoire à l’autre, d’un personnage à l’autre sans avoir le temps de s’ennuyer une minute.
Il y a beaucoup de cigarettes allumées et aussitôt jetées. Les comédiens en font souvent beaucoup mais jamais trop. On regrette malgré tout que le rythme volubile et la diction contrefaite de Sarah Haxaire (pourtant nominée au Molière de la Révélation féminine en 1999 pour son rôle dans cette même pièce) la rendent difficilement audible, ce qui n’est pas le cas pour les autres comédiens.
Il faut enfin mentionner le décor. Les contraintes du OFF sont telles, en effet, qu’il est exceptionnel qu’une pièce soit jouée dans un décor spécifique. Or nous somme bien ici – enfin, les personnages – sur le toit d’une tour de bureau, un tout de force qui mérite d’être souligné.
24 heures de la vie d’une femme
Cette nouvelle de Stephan Zweig publiée en 1927 peut faire facilement la matière d’un monologue de théâtre. Marie Guyonnet est experte dans cette forme où seule en scène elle raconte la destinée de telle ou telle héroïne (anti-héroïne) plutôt de la littérature. Nous avons encore en mémoire son interprétation bouleversante du personnage principal du conte de Flaubert, Un Cœur simple.
Avec 24 heures de la vie d’une femme, elle s’est attaquée à un texte bien plus ingrat. Car si la Félicité de Flaubert a tout pour susciter l’émotion du lecteur ou du spectateur, la grande bourgeoise de Zweig est au contraire une femme superficielle qui s’est amourachée en dépit de tout bon sens d’un jeune homme irresponsable, ce qui ne peut guère attirer la sympathie. Et pas plus la pitié. Comment alors ne pas rester extérieur devant les confessions de cette Madame Henriette ? Certes, la situation est dramatique et l’auteur aurait pu en tirer une pièce de théâtre. Là, sous la forme d’un récit, d’ailleurs complaisant et souvent bavard (ah, ces descriptions des mains du joueur !), on a du mal à s’intéresser vraiment au sort de cette femme.
Il reste donc à admirer le jeu de Marie Guyonnet, ses efforts pour rendre son personnage crédible. Elle incarne à vrai dire de manière convaincante le désarroi de celle qui se résout à avouer son amour fou pour un être qui ne le méritait pas, au point qu’on se demande par moments si elle n’exprime pas tout simplement son propre désarroi devant le texte qu’elle a choisi de dire.
Fight Night
Plus de texte littéraire ou autre dans cette pièce « participative » imaginée par Alexander Devriendt et co-écrite avec les comédiens de la compagnie « Ontroerend Goed » de Gand (Belgique). A. Devriendt a l’ambition de faire du théâtre politique. Bien que l’exercice soit périlleux, l’intention demeure louable. En l’occurrence, A. Devriendt veut démontrer, semble-t-il, l’inanité des procédures de vote dans les démocraties. Soit, encore qu’on puisse se demander par quoi les remplacer…
Les spectateurs se voient attribuer au début du spectacle un petit boitier permettant à chacun d’exprimer son vote. Après de laborieuses explications sur le fonctionnement du-dit boitier (qui offrent cependant l’avantage, lors des exercices préparatoires, d’établir quelques statistiques sur l’audience : féminine et célibataire en majorité, plutôt jeune, pas très argentée, ce jour-là du moins), on présente les candidats, trois hommes et deux femmes, et l’on commence à voter sans autre indication que leur apparence extérieure. Puis ils font un petit discours et l’on revote. Et ainsi de suite, le but étant d’éliminer progressivement les candidats pour qu’il n’en reste plus qu’un seul. Les discours sont creux puisqu’ils ne défendent aucun programme politique stricto sensu.
Lors de la représentation à laquelle nous avons assisté, les résultats se sont modifiés à chaque étape (aucun candidat ne s’est trouvé en tête plus d’une fois). On nous a assuré que les résultats n’étaient pas trafiqués, qu’ils exprimaient bien les votes du public. Admettons. Mais la démonstration est-elle valable pour autant ? Comment s’attacher à un candidat en particulier lorsqu’aucun ne défend un vrai programme ? Certes, le succès en politique n’est pas séparable du look, du charisme des individus qui sollicitent le suffrage des électeurs, mais il n’y a tout de même pas que ça !
À vrai dire, notre agacement, à propos de ce spectacle, n’est pas lié uniquement à la critique qui précède. Après tout, une pièce peut être réussie même si la « théorie » qui le sous-tend est quelque peu boiteuse. En dehors du fait qu’il n’y a aucune mise en scène digne de ce nom, Fight Night est ratée parce que les procédures successives de vote sont répétitives et qu’on se lasse très vite. Nous avons fait partie du groupe de personnes qui ont répondu positivement à l’invitation qui était faite, peu de temps avant la fin, de cesser de participer à des votes – dont on ne pouvait pas ne pas voir l’absurdité – et de se retirer.
« Le public a aimé ? Il est bien le seul ». Cet aphorisme est attribué à Mme du Deffand (1697-1780) ; il s’applique ici parfaitement.