Dorcy Rugamba est rwandais ; il est né en 1969. En 1999, il a créé en tant que co-auteur et comédien la pièce Rwanda 94. Dix ans plus tard, il tourne « en Francophonie » avec un nouveau spectacle dont il est l’auteur et qu’il interprète avec ses deux complices de la troupe Groupov, Younouss Diallo et Pierre Étienne. Bloody Niggers a été co-produit par le Théâtre national de la Communauté française de Belgique et le Festival de Liège, en 2007, dans une mise en scène de Jacques Decuvellerie. L’argument est simple : trois hommes, deux noirs et un blanc, en costume-cravate, chacun devant son micro, énumèrent les violences dont s’est rendu coupable l’homme blanc depuis les croisades. Le sujet est éminemment grave et sérieux, mais néanmoins susceptible de devenir fastidieux. On se situe bien dans le registre du pamphlet, tant sur le fond (le procès unilatéral d’une race qui se croit à tort meilleure que les autres) que sur la forme (un acte d’accusation récité sans autre mise en scène que l’alternance des voix qui se partagent le texte).
De gauche à droite : P. Etienne,Y. Diallo et D. Rugamba
Celui qui, lassé après plus d’une heure de ce procès sans défenseur, refuserait d’en entendre davantage, pourrait rendre compte du spectacle comme nous venons de le faire, sans presque trahir la réalité. Car il est vrai que les projections et la musique qui entrecoupent ou complètent le discours ne suffisent pas pour nous convaincre que nous sommes au théâtre et non dans un meeting quelconque consacré au ressassement du passé par les héritiers des victimes (non-européennes) de l’histoire.
C’est pourquoi il est essentiel de demeurer jusqu’à la fin du spectacle. En effet, le dernier, ou plutôt le deuxième tableau (puisqu’il n’y en a que deux), ménage un retournement que rien de ce qui précédait n’aurait pu laisser prévoir. Soudain les interprètes s’animent. L’un se drape dans une grande étoffe rouge et se transforme en une mère africaine pleurant son enfant perdu. L’autre, torse nu, débarrassé de son micro, se lance dans un incroyable monologue – incroyable par sa longueur, sa violence, les changements de ton et d’accent – qui raconte la situation actuelle de l’Afrique dans toute sa cruauté, sans rien dissimuler des responsabilités des chefs prévaricateurs et assassins, des tortionnaires en tout genre, des corrompus. Même le peuple ne trouve pas grâce à ses yeux, accusé qu’il est de se laisser berner trop facilement. Rarement aura-t-on entendu une critique aussi dure des ravages de l’ethnicisme, du tribalisme. Seuls, à vrai dire, des Africains pouvaient se livrer à une telle diatribe sans être accusés immédiatement de racisme.
Le titre, Bloody Niggers, trouve alors sa double explication. Bloody niggers, les nègres ensanglantés à cause des mauvais traitements que leur ont fait subir injustement les blancs : tel est le message de la première partie. Mais encore – c’est le message de la fin – bloody niggers, les nègres assoiffés de sang, au Nigeria, au Rwanda, au Zimbabwe, au Congo, en Côte-d’Ivoire et ailleurs.
On peut regretter que le retournement final, s’il permet au spectacle de sortir de la vision trop unilatérale véhiculée par la première partie, ne fasse finalement que juxtaposer un diable noir au diable blond. Les humains, quelle que soit leur couleur, sont-ils aussi méchants que les décrit Groupov ? Ne sont-ils pas mus, pour la plupart, par des appétits, des faiblesses, des déterminismes de toutes sortes, qui les dépassent ? Bien sûr, certains résistent, qui ne sont pas pour rien dans le progrès qui, peu à peu, avance, malgré tout. Mais les autres ne sont-ils pas davantage les jouets de l’histoire que ses perfides acteurs ?