Mondes sud-américains

Entretiens avec Borges, 3

Fin de la visite de Paul Theroux à Jorge Luis Borges, en 1978.

Borges était infatigable. Il me demandait de revenir constamment. Il restait éveillé tard, avide de discussions, voulant qu’on lui lise et relise, et il était de bonne compagnie. Progressivement il fit de moi son Boswell. Chaque matin en me réveillant, je m’asseyais et écrivais la dernière conversation. Je déambulais dans la ville et le soir prenais le métro. Borges me dit qu’il sortait rarement. “Je ne vais pas dans les ambassades, je ne vais pas aux réceptions – je déteste rester debout à boire. »

On m’avait prévenu qu’il pouvait être dur et de mauvaise humeur. Mais ce que je voyais était plutôt angélique. Il y avait du charlatan en lui – il avait une façon de pontifier, et je savais qu’il ne faisait que répéter quelque chose qu’il avait déjà dit cent fois. Il avait le début d’un bégaiement, mais il arrêtait ça en bougeant des mains. Il était parfois professoral, mais il pouvait aussi être l’opposé, une espèce d’étudiant, son visage délicat tendu par l’attention, ses doigts noués. Au repos, son visage devenait aristocratique, et quand il découvrait ses dents jaunes dans un ricanement excessif qui signifiait un contentement – il riait très fort de ses propres plaisanteries –, son visage s’éclairait et il ressemblait à un acteur français venant de réaliser qu’il avait réussi à voler la vedette. (‘Stolen the show!’, disait-il alors, « on ne peut pas dire ça en espagnol. Voilà pourquoi la littérature espagnole est si terne. ») Il avait le visage parfait d’un sage, et pourtant, en transformant ses traits d’une certaine façon, il pouvait évoquer un clown, mais jamais un bouffon. C’était l’homme le plus gentil du monde, pas de violence dans ses propos ni dans ses attitudes.

« Je ne comprends pas la revanche », dit-il, « je n’en ai jamais ressenti le besoin. Et je n’écris pas dessus. »

« Et ‘Emma Zunz’ alors ? »

« Oui, c’est le seul cas. Mais on m’a donné l’histoire, et je ne pense pas qu’elle soit très bonne. »

« Donc vous n’approuvez pas l’idée de rendre la pareille, de prendre votre revanche sur quelque chose qu’on vous a fait ? »

« La revanche ne change pas ce qu’on vous a fait. Ni le pardon. Ni l’une ni l’autre n’ont de rapport avec ce que vous avez subi. »

« Que peut-on faire alors ? »

« Oublier », dit Borges, « C’est tout ce qu’on peut faire. Quand on me fait du mal, je prétends que ça s’est produit il y a longtemps, et à quelqu’un d’autre. »

« Ça marche ? »

« Plus ou moins », il montra ses dents jaunes, « Moins plutôt que plus. »

A propos de la futilité de la revanche, il passa à un autre sujet, les mains tremblantes, un sujet lié cependant, concernant la Deuxième Guerre mondiale.

« Quand j’étais en Allemagne juste après la guerre », dit-il, « je n’ai jamais entendu un mot contre Hitler. A Berlin, les gens me disaient » – maintenant il parlait en allemand – « ‘Eh bien, que pensez-vous de nos ruines ?’ Les Allemands aiment qu’on les prenne en pitié – ‘N’est-ce pas horrible ?’ Ils me montraient leurs ruines. Ils voulaient que je les plaigne. Mais pourquoi aurais-je dû les satisfaire ? Je leur dis – il exprima sa phrase en allemand – ‘Bon, j’ai vu Londres…’ »

On poursuivit sur l’Europe. La conversation porta sur les pays scandinaves et, inévitablement, sur le prix Nobel. Je ne dis pas la chose qui allait de soi, que Borges avait été mentionné comme candidat possible. Mais de sa propre initiative, il dit : « Si on me l’offrait, je me précipiterais et je le recevrais des deux mains !
Mais qui sont les écrivains américains qui l’ont eu ? »

« Steinbeck », je dis.

« Non, je n’y crois pas… »

« C’est vrai. »

« Je ne peux croire que Steinbeck l’ait eu. Et pourtant Tagore l’a eu et c’était un écrivain atroce. Il écrivait des poèmes à l’eau de rose, la Lune, les jardins… Des poèmes kitsch. »

« Peut-être qu’ils perdent quelque chose quand ils sont traduits du bengali à l’anglais. »

« Ils ne pourraient qu’y gagner. Mais ils sont mièvres. »

Il sourit, et son visage devint béat – expression accentuée par la cécité. Ça arrivait souvent : je pouvais constater qu’ainsi il remuait un souvenir.

« Tagore est venu à Buenos Aires. »

« Après qu’il ait eu le prix Nobel ? »

« Oui, ça doit. Je ne peux imaginer que Vittoria Ocampo l’ait invité sans ça. » Il gloussa à cette sortie.

« Et on s’est disputés. Tagore et moi. »

« A propos de quoi ? »

Borges prit une voix à la fois pompeuse et moqueuse. Il réservait ça pour certaines affirmations d’un dédain glacial. Il rejeta sa tête en arrière et dit sur ce ton particulier : « Il émettait des hérésies sur Kipling. »

On s’était retrouvé ce soir-là pour lire l’histoire de Kipling ‘Dayspring Mishandled’, mais on n’a jamais pu y arriver. Il se faisait tard, et c’était l’heure du dîner. On parla des histoires de Kipling, et puis des récits d’horreur en général.

« They est une très bonne histoire. J’aime bien les histoires horribles de Lovecraft. Ses intrigues sont excellentes, mais son style est atroce. Je lui ai dédié une histoire une fois. Mais elle n’était pas aussi bonne que They – ce qui est bien triste*. »

« Je crois que Kipling écrivait sur ses propres enfants, décédés. Sa fille est morte à New York, son fils a été tué pendant la guerre. Et il n’est jamais plus revenu en Amérique. »

« Et il avait ce conflit avec son beau-frère », ajouta-t-il.

« Mais ils se sont moqués de lui au tribunal. »

« Laughed him out in court, encore une chose impossible à dire en espagnol ! » Il avait une mine réjouie, mais il fit soudain semblant d’être morose : « On ne peut rien dire en espagnol. »

Nous sortîmes dîner. Il me demanda ce que j’avais fait en Amérique du Sud. Je lui dis que j’avais donné quelques lectures sur la littérature américaine, et qu’à deux occasions, comme je me décrivais comme féministe à un auditoire hispanisant, on m’avait pris pour un homme qui confessait une déviance. Borges dit qu’il fallait se rappeler combien les Latino-Américains n’étaient guère subtils sur ce point. Je continuai en disant que j’avais parlé de Mark Twain, de Faulkner, de Poe et d’Hemingway.

« Quoi en particulier, à propos d’Hemingway », demanda-t-il ?

« Il avait un gros défaut », lui dis-je, « un défaut sérieux à mon sens, il admirait les brutes**. »

Borges dit : « Tout à fait d’accord. »

Le repas fut agréable. Et après, en rentrant à son appartement, il frappa à nouveau la porte de l’hôtel, et dit : « Oui, oui, je crois que vous et moi sommes d’accord sur la plupart des sujets, non ? »

« Peut-être », dis-je, « mais un de ces jours, il faut que je parte pour la Patagonie. »

« Nous ne disons pas Patagonie », dit-il, « on dit ici Chubut, ou Santa Cruz. On ne dit jamais Patagonia. »

« W.H. Hudson disait Patagonia. »

« Qu’est-ce qu’il en savait ? Idle days in Patagonia n’est pas un mauvais livre, mais remarquez qu’il n’y a pas de gens dedans, seulement des oiseaux et des fleurs. C’est comme ça en Patagonie. Il n’y a personne. Le problème d’Hudson, c’est qu’il mentait tout le temps. Ce livre est plein de mensonges. Mais il y croyait, et assez vite, il ne pouvait plus faire la différence entre ce qui était vrai et ce qui était faux. » Borges réfléchit un moment et dit :

« Il n’y a rien en Patagonie. Ce n’est pas le Sahara, mais c’est ce qui y ressemble le plus en Argentine. Non, il n’y a rien en Patagonie. »

Si c’est le cas, pensai-je – s’il n’y a vraiment rien là-bas, c’est l’endroit parfait pour terminer ce livre.

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* En français dans le texte.
** Bully : tyran, brute, dur, intimidateur, agresseur, harceleur, fier-à-bras. Pas d’équivalent satisfaisant en français. He admired bullies, il admirait les brutes.

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Ces textes constituent le chapitre 20 du livre de Paul Theroux (The Old Patagonian Express), chapitre intitulé ‘The Buenos Aires Subterranean’, il porte sur ses entretiens avec Jorge Luis Borges.
Traduction : J. Brasseul