Dans le monde des lettres louisianaises d’expression française du dix-neuvième siècle, l’on pourrait tenir pour atypique le parcours littéraire irrégulier de Louis-Armand Garreau (1817-1865), à cheval sur deux continents, scandé d’arrêts et de reprises d’activité, de désirs politiques avortés, d’ambitions à la littérature de prestige et de compromissions feuilletonesques, de moments de gloire et d’oubli. L’on pourrait tout autant réduire l’auteur à son seul grand roman rédigé en Louisiane et exclure du champ d’études louisianais les quelques récits que Garreau publia lors de son retour en France, entre deux séjours à la Nouvelle-Orléans. Ce serait toutefois mettre à l’écart des textes qui abordent le contexte matériel et culturel louisianais de manière fort intéressante et qui méritent, de ce fait, de retrouver une place de choix dans le corpus des œuvres figurant la société plantocratique créole du dix-neuvième siècle.
Les textes du corpus sur lequel nous nous penchons ici sont de provenance et d’époques diverses, et correspondent à des phases distinctes dans la carrière de Garreau. Les quatre premiers (Le Nègre marron, Bras-Coupé, Un Jour de noces et Naïda), présentés ici dans l’ordre chronologique de leur parution, furent publiés dans un périodique parisien caractéristique de l’essor de la presse populaire sous le Second Empire, Les Cinq Centimes Illustrés, de février à octobre 1856. L’auteur les concevait certainement comme un ensemble narratif thématiquement cohérent, auquel il donnait le titre général de Souvenirs d’Outre-Mer. Il s’agit en effet de récits abordant la Louisiane de manière rétrospective et pour un public français : après un premier séjour à la Nouvelle Orléans (1841-1850) au cours duquel il rédige son chef-d’œuvre Louisiana, Garreau séjourne en France de 1850 à 1858, à Barbezieux dans sa Charente natale, puis à Paris, exerçant le métier d’imprimeur et d’éditeur de revues littéraires, tout en militant secrètement contre le régime de Louis-Napoléon. Ces récits mettent en scène des personnages-types de la société louisianaise : esclaves marrons, planteurs créoles, Indiens et voyageurs. Par contraste, le cinquième texte (L’Idiote), abordant cette fois un sujet provincial français, fut composé tardivement lors du deuxième séjour de Garreau en Louisiane (1858-1865) et parut un an avant sa mort dans le périodique La Renaissance Louisianaise, l’une des revues de langue française les plus importantes dans le paysage littéraire de la Nouvelle-Orléans. Enfin, le sixième et dernier texte, La Créole, constitue un mystère : signé A. Garreau et publié en juin 1870 (soit cinq ans après la mort de l’auteur au cours des derniers mois de la Guerre de Sécession), toujours dans La Renaissance Louisianaise, il pourrait s’agir d’une œuvre posthume ou, plus vraisemblablement, d’un récit du fils de l’auteur.
Le premier ensemble des Souvenirs d’Outre-Mer mérite un examen séparé, ne serait-ce qu’en raison de son contexte de publication. Le Second Empire avait en effet vu l’apparition d’une nouvelle forme de presse, dans le sillage de la formule développée dès 1836 par Émile de Girardin et Dutacq, fondateurs des premiers grands quotidiens de diffusion populaire à bon marché, intitulés respectivement La Presse et Le Siècle. Il s’agit des « Journaux-Romans », qui publient presque exclusivement des romans-feuilletons, accompagnés d’illustrations gravées ou lithographiées, vendus au numéro pour une somme fort modique (et non par abonnement), ce qui constitue un mode de vente plus attirant pour un lectorat économiquement peu favorisé. Les Cinq Centimes Illustrés, par exemple, dans lequel Garreau fait paraître quatre des récits reproduits dans ce volume, conformément à leur titre, se vendent à cinq centimes l’unité, c’est-à-dire un sou, la plus petite pièce de monnaie de l’époque (Taveau-Grandpierre 3). Dans la logique capitaliste florissante du Second Empire, ces publications constituent en effet un modèle de rentabilité économique fondé sur l’adaptation du produit à un marché spécifique, celui d’un nouveau lectorat petit-bourgeois et ouvrier issu de l’alphabétisation croissante au fil du siècle (lois Guizot et Fallout, 1833 et 1850) mais disposant de faibles ressources financières. Du côté de l’offre, l’investissement de ces nouveaux entrepreneurs des biens culturels tire bénéfice non seulement des nouvelles techniques d’impression, facilitant la reproduction à faible coût, mais aussi du format même du feuilleton : en payant leurs auteurs à la ligne, ils échelonnent leurs dépenses sans mettre en danger leur capital (payés à la ligne, les auteurs auront par ailleurs tendance à « tirer à la ligne », mais c’est un autre aspect de l’esthétique feuilletonesque sur lequel il faudra revenir). Du côté de la demande, ils fidélisent en outre leur lectorat en fractionnant un récit fictionnel sur plusieurs épisodes, savamment interrompus pour générer l’appétit de lecture. Cette recette d’entreprise, proche de la formule des Grands Magasins qui se créent également à cette époque, et caractéristique des innovations sérielles du Second Empire que Zola mettra en scène dans nombre de ses romans (Au Bonheur des Dames, etc.) fera le succès de périodiques qui se multiplient dès 1850, tels que Le Journal pour tous, Le Journal de la Semaine, Le Journal du Dimanche, L’Omnibus, Les Bons Romans, Le Passe-Temps, Le Juif Errant, etc. Hachette crée en parallèle les bibliothèques de gare (1852), assurant le succès de cette littérature populaire par de nouvelles conditions de vente et de promotion. En résulte par ailleurs une démocratisation de la littérature qui ne pouvait que plaire au républicain farouche qu’était Garreau, dans la mesure où de tels modes de diffusion du littéraire sortaient forcément le roman des cercles de consommation élitiste.
En vendant ses récits aux Cinq Centimes Illustrés, Garreau s’intègre donc à la logique éditoriale de son nouveau milieu parisien d’adoption. Il avait déjà lui-même tâté avec un succès mitigé de l’entreprise éditoriale, comme Balzac. En 1848, il avait fondé un journal à la Nouvelle-Orléans, Le Démocrite, qui ne vécut que neuf semaines. De retour en France en 1850, il se lance dans l’imprimerie et publie pendant quatre ans à Barbezieux Le Narrateur Impartial, un périodique de la même veine que les journaux-romans déjà cités, spécialisé dans les romans historiques (Kress 10-11). De 1854 à 1855, à Barbezieux puis à Paris, il lance une autre « Revue littéraire et historique » intitulée Les Légendes et Chroniques de l’Angoumois, de la Saintonge et des provinces limitrophes, qui ne durera qu’un an. Qu’a donc l’auteur de Louisiana à contribuer aux Cinq Centimes ? Bien que Charles Testut, le grand écrivain louisianais, ait jadis vu en Garreau le successeur d’Eugène Sue et de Frédéric Soulié (Kress 11), il apparaît clairement que ce n’est pas de la même veine feuilletonesque que celle des Mystères de Paris et de La Comtesse de Monrion que sont issues les nouvelles proposées aux Cinq Centimes Illustrés. Rien ici de ces fictions-fleuves labyrinthiques où d’héroïques justiciers font face aux maux les plus divers de la grande ville. C’est sans doute que, sous l’impulsion répressive du Second Empire, qui voit dans le roman-feuilleton une représentation subversive de l’univers social (complots politiques, prostitution omniprésente, foisonnement thématique et chaos narratif généralisé avaient en effet de quoi inquiéter ce régime policier), l’on impose des lois visant à lui imposer un retour à l’Ordre, une image plus rassurante du monde. C’est de cette censure du roman-feuilleton que proviennent une variété de sous-genres spécialisés, se focalisant chacun sur une thématique unique du vaste ensemble initial : roman policier, roman d’aventures, roman exotique, roman médical, roman sentimental, etc. Jacques Dubois a bien montré comment le récit policier moderne s’origine dans ce fractionnement thématique, tout en offrant dans son format finalisé une représentation épistémologique faisant la publicité de l’appareil répressif, en adéquation avec l’idéologie dominante : toute enquête produit son coupable, tout crime est puni, tout mystère aboutit à sa résolution. Dans ce nouveau paysage littéraire, c’est assurément sur l’exotisme de ses récits que Garreau compte fonder sa nouvelle carrière parisienne. Le titre d’ensemble choisi pour ces quatre fictions, Souvenirs d’Outre-Mer, insiste sur cette focalisation exotique et s’offre comme le garant d’une authenticité testimoniale, d’une connaissance de première main du milieu décrit. L’on touche ici à l’une des caractéristiques les plus intéressantes du cas Garreau : en effet, alors que la littérature louisianaise de la première moitié du XIXème siècle, comme nombre de littératures francophones lors de leurs phases initiales, exhibait souvent des tendances centrifuges, copiant les modes parisiennes et évitant même parfois de mettre en scène un contexte spécifiquement louisianais, Garreau produit ici une littérature louisianaise centripète, mais à distance (par un étrange principe d’écriture croisée, on remarquera que c’est de retour à la Nouvelle-Orléans qu’il écrira L’Idiote, une nouvelle qui se déroule en province française, entre Barbezieux et Bordeaux). Cette distance n’est clairement point innocente. Dana Kress note très justement qu’une critique virulente des atrocités du monde des planteurs néo-orléanais aurait immédiatement exposé Garreau à l’ostracisme de ce petit milieu bien-pensant, si elle s’était effectuée sur place. Dans Un Nègre marron, Garreau nous rappelle qu’ « il est prudent à New-Orléans de cacher certains sentiments philanthropiques et de ne pas se faire une réputation d’abolitionniste ». Pareillement, on pourrait affirmer que s’atteler à la description des plantations louisianaises au cours de son exil parisien mettait Garreau doublement à l’écart de la censure : celle du milieu louisianais d’origine, effectivement, mais aussi celle, plus directe et politique, de la police de Louis-Napoléon, puisque ce sujet d’évasion ne recelait rien de manifestement subversif, en tout cas pour le régime en place – l’Ailleurs permettait de contourner les difficultés de l’Ici (l’on rappellera que Garreau fut inquiété par la justice pour avoir publié sous le manteau des pamphlets satiriques contre l’administration du Second Empire). De là, peut-être, ce rapport ambivalent à la doxa des récits créoles de Garreau, à la fois critiques de certains abus du régime plantocratique et conformes, en dernière analyse, à certaines attentes morales et culturelles de ses lecteurs français. Nous y reviendrons.
Si les feuilletons de Garreau correspondent davantage à l’esthétique du Second Empire qu’à celle de la Monarchie de Juillet (Sue, Dumas, Soulié ou Féval), c’est en outre pour deux autres raisons qui tiennent à l’économie narrative et notamment à la gestion des codes herméneutique et référentiel. D’abord, loin de laisser libre cours à une fabulation sans bornes, ces textes courts apparaissent extrêmement finalisés, centrés chacun sur une problématique principale, un destin individuel – celui d’un esclave marron, par exemple -, dont il s’agit de révéler le secret sans trop de digressions ni d’actions secondaires. Nombreux sont en effet les feuilletons qui, à partir des années 1850, partagent au sein du support journalistique le format du « fait-divers », petite entité narrative racontant des actes et événements suffisamment hors de l’ordinaire pour mériter mention, mais également suffisamment représentatifs de l’univers social pour conforter le public dans son système de valeurs.
Ensuite, parce qu’ils ont immédiatement prise sur le social, d’une manière qui n’est pas sans rappeler l’école réaliste naissante. De ce point de vue, s’il est un modèle à trouver dans la génération précédente, ce serait davantage celui de Balzac, auteur, au sein de la Comédie Humaine, de petites fictions similaires (Facino Cane, L’Auberge Rouge, Maître Cornélius, La Femme abandonnée, L’illustre Gaudissart, etc.). Au-delà de leurs positions politiques symétriquement opposées, les points communs entre Garreau et Balzac ne manquent pas. Tous les deux sont issus de la petite bourgeoisie provinciale et sont destinés initialement par leur milieu familial à des carrières d’avocat. Tous les deux ont des vocations (plus ou moins ratées, d’ailleurs) d’entrepreneurs au sein du milieu des lettres, notamment dans le domaine de l’imprimerie. Tous les deux pratiquent le feuilleton de manière alimentaire, tout en ambitionnant un grand œuvre davantage reconnu par l’institution. Tous les deux ont retenu la leçon de l’individualisme romantique et s’attachent à représenter les comportements et les milieux socioculturels par le prisme de types, personnages à la fois représentatifs de la moyenne et extrêmement différenciés par des passions uniques, un pathos qui leur est propre. Tous les deux pratiquent un roman engagé, intervenant dans la sphère publique pour dénoncer injustices et hypocrisies. Certes, Garreau n’aura jamais la « boulimie scripturale » (Dubois 172) de son aîné, et encore moins un succès populaire aussi durable, mais sa propension aux études de mœurs, vues par la lorgnette de trajectoires singulières, ne saurait démentir l’influence balzacienne sur ce que Garreau aurait pu appeler des « scènes de la vie louisianaise ». Comme Balzac, Garreau met en œuvre une rhétorique du vraisemblable pour « dire la vérité du social » (Dubois 11), décrire un milieu spécifique, déchiffrer le fonctionnement de la société et des variétés de l’espèce humaine.
Un Nègre marron procure un bon exemple de la manière dont Garreau « monte » ses fictions. Notons d’emblée que ce récit inaugural, comme Facino Cane, fonctionne sur le modèle du récit encadré : un premier narrateur extradiégétique, dont tout donne à penser qu’il correspond à Garreau lui-même (c’est un Charentais installé à la Nouvelle Orléans…) offre sa crédibilisation testimoniale au récit métadiégétique d’un second narrateur-personnage, Lamoureux. Le premier narrateur intervient dans sa fiction de façon typiquement balzacienne. Il s’adresse au narrataire, soit pour lui donner brièvement les éléments nécessaires à la compréhension de l’histoire, par exemple, les responsabilités d’un économe sur une plantation de canne à sucre (fonction explicative ou didactique), soit pour porter un jugement sur l’action et ses acteurs, comme lorsqu’il affirme que M.D. « est le type de ces vieux créoles ignorants et orgueilleux, grossiers et cruels » (fonction médiatisante), soit encore pour tenir un discours général sur l’homme et la société (fonction généralisante ou idéologique). Céder la parole à un second narrateur produit deux effets parallèles : le premier consiste à donner au discours rapporté la véracité du témoignage brut, le second à dédouaner Garreau de toute responsabilité éthique ou politique quant aux propos exprimés par ce personnage de rencontre, puisque ce n’est pas Garreau qui parle, selon le subterfuge traditionnel du récit encadré. Ce relais entre les deux narrateurs balise en outre le récit d’une finalité herméneutique bien définie : le second récit a pour objectif de répondre à cette seule question, « mais pourquoi avez-vous quitté l’habitation de M.D. ? ».
Cette histoire, dans ses nombreuses composantes, propose de calquer une certaine réalité louisianaise, notamment au niveau topographique, où le lecteur reconnaît, dans la mention de la « bourse Saint-Louis » et des picaillons de la « rue de Condé », des réalités typiquement néo-orléanaises, une couleur locale. Mais les personnages eux-mêmes participent de cet effet de typification. Deux des personnages principaux d’Un Nègre marron – M.D., le propriétaire de plantation sadique et sans scrupule, et Auguste, l’esclave mulâtre amoureux que son propriétaire décide de mutiler cruellement pour le punir de son marronnage incorrigible – offrent la consistance prévisible du type. De nombreux énoncés à leur sujet prennent d’ailleurs l’allure généralisante de maximes ou de morales (« Les nègres peuvent difficilement vaincre leurs passions », etc.). Le génie de Garreau consiste à placer entre bourreau et victime le personnage beaucoup plus ambivalent de Lamoureux. Certes, ne nous y trompons pas, Lamoureux représente lui aussi un type, celui, balzacien par excellence, du « jeune homme sans emploi », « résolu à tout pour arriver à quelque chose », encore que ce type prenne un sens un peu différent dans le contexte du Nouveau Monde que dans la société parisienne décrite par Balzac. Mais le personnage de Lamoureux tient sa richesse à sa complexité, à ses nuances ; il constitue de ce fait le ressort dramatique principal de l’action. Pétri d’ambivalence, Lamoureux n’est pas à sa place dans la logique de violence qui sévit au sein des plantations. De physique herculéen (le proverbial « physique de l’emploi »), mais de tempérament « doux et modeste, simple et tranquille », il s’accommode mal de sa fonction de rouage entre les deux pôles d’une violence systématique. Sa position intermédiaire au cœur de l’appareil répressif le rend doublement déficient : vis-à-vis de son patron, qui s’attend à ce qu’il confronte avec une dureté intransigeante jusqu’aux formes les plus minimes de désobéissance de ses 200 esclaves, et vis-à-vis des esclaves eux-mêmes, qui perçoivent paradoxalement sa mansuétude comme une forme de faiblesse. Ce que Garreau nous dit de la psychologie de l’esclave n’est certes pas toujours politiquement correct, nous y reviendrons, mais il en épingle deux traits essentiels. D’abord, qu’un système fondé sur la violence permanente aliène à ce point l’individu qu’il ne reconnaît plus comme forme de motivation que cette même violence. Lorsque Garreau, par le truchement de Lamoureux, constate « qu’il est impossible de rien tirer de cette race par la douceur », il reconnaît implicitement qu’une communauté entièrement privée du bénéfice de son propre travail ne peut concevoir le travail comme une valeur en soi. En second lieu, qu’un groupe social constamment dominé et infériorisé cherche à tout prix des formes cathartiques de renversement carnavalesque. La farce dont est victime Lamoureux, lorsque ses esclaves coupent les appuis du pont de bois et qu’il se retrouve avec son cheval au milieu d’ « une eau noire et infecte », permet d’inverser symboliquement les rapports dominant/dominé. Symboliquement uniquement, puisque, si le cheval se noie, les esclaves aident leur économe à se sortir du pétrin où ils l’ont facétieusement placé.
Que dire, donc, du discours abolitionniste de Garreau dans cette nouvelle ? Sans doute qu’il est lui-même, comme Lamoureux, tissé d’ambivalence. Certes, en dernière analyse, Lamoureux énonce-t-il des principes moraux louables. Ceux, d’abord, d’un relativisme éthique : « Intérieurement, je ne trouvais pas très grand le crime du pauvre nègre. Être amoureux, faire tout son possible pour se rapprocher de la femme aimée, braver des dangers réels pour la voir… tout cela, chez nous, est presque compté pour une vertu… ». Lamoureux remarque avec ironie que ce qui ferait en somme, en contexte français, l’intrigue d’un roman stendhalien, prend un sens tout différent en milieu esclavagiste. Sa position est indubitablement celle d’un défenseur des droits de l’homme : « Je n’ai pas l’habitude de regarder les nègres comme des chiens. Or, Monsieur, je ne voudrais pas infliger ce supplice à un chien ; voyez si je ne puis consentir à martyriser un homme !… Ce serait un crime épouvantable ! ». Remarquons que Lamoureux partage une certaine culpabilité dans ce châtiment : c’est en effet à cause de ses propres déficiences professionnelles et pour son apprentissage que M.D. projette cet acte barbare. Refusant d’être le témoin de pareilles « scélératesses », Lamoureux donne sa démission et se lance dans l’aventure peu glorieuse mais moralement irréprochable du petit commerce. Il reste que ses prises de position admirables sont partiellement contredites par un autre discours au fil de la nouvelle, celui où Garreau construit une image du Noir correspondant à des topoï moins favorables. Le comportement de ce que Lamoureux appelle ces « imbéciles de nègres » donne lieu à des passages tels que celui-ci : « Il était amoureux comme le sont les nègres à vingt ans (…). Auguste avait pour une négresse d’une habitation à vingt milles plus loin une passion dont vous ne sauriez concevoir la violence. Il faut être nègre ou singe pour être amoureux à ce point ». Le même texte qui, d’un côté, affirme que le nègre n’est pas un chien, le compare ailleurs à un singe : comment concilier ces deux discours contradictoires au sein du même texte ? Peut-être en affirmant que cette contradiction correspond à celle du lectorat de Garreau. Suite aux progrès des Lumières et de la Révolution, suivis par un demi-siècle de débats républicains, on peut s’attendre à ce qu’un lecteur moyen du Second Empire puisse accepter, du moins théoriquement, le principe de l’égalité des races. Toutefois, à un niveau plus viscéral, voire inconscient, le lecteur de feuilleton exotique a lui aussi ses propres attentes spécifiques, son répertoire de clichés, son image du monde, et le travail du feuilletoniste consiste sans doute à ne pas prendre ces attentes à rebrousse-poil. De tels clichés essentialistes se perpétueront dans nombre de fictions populaires du XXe siècle : on les retrouve chez Simenon, chez Hergé, chez Léo Malet. C’est notamment la présomption d’une sexualité débordante et incontrôlée chez le Noir qui revient constamment dans cette fantasmagorie culturelle persistante. Faut-il s’étonner que ce soit la castration qui s’impose dans l’esprit du sadique M.D. comme manière de régler une fois pour toutes le problème d’un individu incontrôlable ? La castration qui, métaphoriquement, sera aussi représentée dans la nouvelle suivante de Garreau, Bras-Coupé, confirmation de cette conception récurrente d’une négritude hypersexualisée et par conséquent irréductible à la morale occidentale. Enfin, remarquons que ce double discours emblématise la psychologie complexe de Lamoureux, tiraillé entre philanthropie et amertume.
On retrouve des problématiques et des personnages similaires dans Bras-Coupé, une autre fiction sur le thème du marronnage. La couleur locale domine à nouveau dans ce récit situé « sur le bord du bayou Saint-Jean, canal qui fait communiquer la Nouvelle-Orléans au lac Pontchartrain ». M.D., le même planteur violent, réapparaît brièvement comme le maître d’une autre esclave, Elsie, jeune femme « dans un état de grossesse assez avancé » (ce retour du personnage de M.D. contribue à authentifier davantage les deux récits, dans la mesure où cette récurrence affirme l’existence hors-texte dudit planteur). Comme dans l’histoire précédente, il s’agit à nouveau ici de la victimisation immorale d’un esclave, puni démesurément pour une faute minime. La figure du bourreau est ici dédoublée : outre M.D., fidèle à son portrait préalable par son indifférence systématique à la souffrance qu’il inflige aux sous-êtres qui n’ont pour lui qu’une valeur marchande, apparaît le personnage de Hinclay, un commerçant irlandais peu scrupuleux, non seulement parce qu’il contourne la loi en vendant aux esclaves de l’alcool en cachette, mais surtout parce qu’il fait miroiter dans sa boutique des marchandises qui ne peuvent que tenter la convoitise d’une clientèle privée de pouvoir d’achat. Hinclay nous est décrit lui aussi comme violent (il inflige des coups à une femme enceinte pour le simple vol de quelques figues), mais plus encore comme dur et intransigeant : il tient la jeune femme pour responsable d’une série de vols qu’elle n’a sans doute pas commis personnellement, et impose des conditions de rétribution démesurées et impossibles à remplir pour une pauvre esclave, en lui donnant vingt-quatre heures pour lui payer vingt piastres. Hinclay représente ce qu’Albert Camus a stigmatisé comme la « morale du boutiquier », c’est-à-dire celui qui fonde son système éthique sur le seul gain personnel, et n’admet aucun distinguo supplémentaire : « mais le gain de la journée n’avait pas rendu le marchand d’une humeur plus accommodante ».
C’est donc sur cette injustice initiale que repose tout le pathos d’Elsie, apte à figurer toutes les injustices de la condition d’esclave, comme Jean Valjean (coupable lui aussi de menus larcins et condamné similairement à des peines disproportionnées) sera chez Hugo la figure emblématique des inégalités sociales. D’un côté, le lecteur perçoit le déterminisme implacable qui pousse un être de privation – de surcroît une femme enceinte – à voler un peu de nourriture (déterminisme qui rappelle non seulement Balzac mais annonce, par ailleurs, la formule naturaliste). De l’autre, il constate avec effroi l’engrenage fatal que cette faute banale en soi met en branle : la jeune femme est d’abord condamnée à quinze coups de fouet, dans une scène où Garreau ne nous épargne aucun des détails de cette torture sordide, puis se suicide en se noyant dans le canal (ce suicide d’une femme noire par noyade rappelle celui de Noun dans Indiana de George Sand). Manifestement, Garreau ne se contente pas de décrire ; il introduit dans sa fiction des commentaires qui condamnent sans ambiguïté et avec une certaine ironie le comportement de M.D. : « il ne se croyait pas la conscience souillée d’un crime de plus, mais il se trouvait moins riche d’une esclave ! ».
La scène de la mort d’Elsie semble conçue pour provoquer l’indignation du lecteur. À nouveau, comme dans Un nègre marron, Garreau nous offre un commentaire sur la psychologie de l’esclave (fonction généralisante ou idéologique du narrateur) : « C’est l’habitude de tous les esclaves, dans les moments de grande contrariété, de menacer leurs maîtres de se tuer. Ils savent fort bien que leur intérêt engagera ceux-ci à mettre obstacle à ce dessein que les nègres n’ont pas eux-mêmes envie d’exécuter le moins du monde ». On ne pourrait mieux résumer l’aliénation (au sens marxiste) dont souffre l’esclave : privé non seulement de tout capital, mais encore de la possession de son propre corps, son seul recours est de faire appel au sens économique (et non éthique) de son propriétaire, de lui rappeler sa valeur d’investissement pécuniaire. Par ailleurs, ce chantage moral auquel la pauvre Elsie se voit aculée ne peut qu’ajouter à la complexité psychologique du récit. Si elle menace de se tuer, il est clair qu’elle n’en a aucunement l’intention, que son geste est purement symbolique et qu’il constitue le dernier palliatif possible dans une situation où les actes lui font défaut. En prenant Elsie au pied de la lettre, en la forçant à mettre sa menace à exécution, M.D. pousse le sadisme jusqu’à déjouer le faible stratagème de sa victime, il resserre l’engrenage mortel jusqu’à sa conséquence inévitable et absurde : « Allons vite ! […] Tu m’as menacé de te jeter à l’eau, et j’attends… […] Je suis las de cette sottes menaces. Je veux qu’on sache qu’elles ne m’intimident pas. Allons ! ». On constate donc que ce geste s’effectue pour la galerie, à titre symbolique : il s’agit de signifier ostensiblement aux autres esclaves l’inutilité de cette stratégie de menace de suicide, de « faire un exemple ». Comme Louis Marin l’a magistralement montré, le pouvoir n’est pas la force, mais la capacité symbolique à exprimer la potentialité permanente de la force. Le pouvoir est avant tout affaire de signes, il n’existe pas si on ne l’exprime pas. C’est en somme la leçon que Lamoureux n’avait pas comprise dans le récit précédent, lui qui se refusait à ces gestes de violence symbolique. Dès lors, une telle scène cerne admirablement le jeu de rôles entre dominé et dominant : si le dominé, limité par sa situation dans sa gamme d’actes, doit recourir au symbolique et affecter des attitudes théâtrales, le dominant est pareillement contraint à des gestes démesurés qui coïncident moins avec la situation immédiate qu’avec un besoin constant de signifier sa domination. Tout comme Veblen identifiait le mode de vie de la grande bourgeoisie comme une stratégie de « consommation ostentatoire » (conspicuous consumption), l’analyse implicite de Garreau nous présente la logique de l’esclavage sous l’angle d’une violence ostentatoire. C’est cette même logique qui, dans Un Nègre marron, trouvait son aboutissement dans la castration d’Auguste. On peut affirmer sans aucun doute qu’une des grandes contributions de ces récits de Garreau est d’avoir à ce point démonté les rouages psychologiques du rapport planteur-esclave, et d’avoir dénoncé les abus auxquels cette logique symbolique donnait lieu.
Mais l’histoire de Bras-Coupé ne s’arrête pas là. La seconde moitié du récit se focalise en effet sur le personnage de Jim, le mari d’Elsie. C’est l’histoire d’une transformation d’un être au départ droit et obéissant (« le meilleur nègre de la plantation ») en un monstre à peine humain qui se cache dans les marais et les forêts subtropicales de la Louisiane, une créature animalisée des ténèbres. Notons que cette transformation prend un double sens. Un sens positif, d’abord, dans la mesure où le marronnage de Jim constitue à nouveau un renversement carnavalesque du pouvoir. Dans sa forêt, revenu à un état quasi naturel, Jim défie l’autorité, sort d’un système qui s’efforce de ficher et de figer l’individu, de lui assigner une place fixe et contrôlée. Il prend une revanche (ici encore partielle et symbolique) sur l’injustice dont les siens ont été victimes en tuant le catalyseur de la mort d’Elsie, le lâche épicier Hinclay, et en échappant à plusieurs reprises à ceux qui le traquent. Mais un sens négatif également, en ce qu’en se plaçant en marge de l’ordre plantocratique, Jim constitue un danger, et rappelle en cela la fantasmagorie du criminel dans les feuilletons des années 1840-1860. Garreau rejoint là en effet toute une tératologie feuilletonesque en faisant de Jim un être de l’ombre, échappant à tout contrôle positiviste, menaçant les braves gens de contagion par le bas de la société : « on doit s’attendre à tout d’un nègre révolté ». Sortant de sa tanière la nuit, Jim dépouille les magasins des faubourgs, vole ou tue ceux qui s’aventurent dans les bois, au point où « plus de quarante victimes [tombent] sous les coups du nègre marron ». C’est cette menace hypertrophiée de Jim, qui se modèle sur un schéma feuilletonesque classique, qui constitue le ressort herméneutique principal de la seconde moitié du récit. En outre, la résilience impressionnante et mystérieuse du personnage, que Garreau entretient par diverses questions oratoires au narrataire (« Que se passa-t-il pendant cette nuit ? Quels sont les détails de cette lutte surhumaine qu’eut à soutenir le nègre ? ») accroît incontestablement sa charge héroïque : blessé à plusieurs reprises, amputé du bras gauche (doit-on y voir une nouvelle forme symbolique de castration ?), chassé comme un animal, Jim triomphe pourtant de ses poursuivants, ce qui lui donne une réputation surhumaine. Dans sa gestion du mystère, Garreau en vient même parfois à flirter avec le fantastique de manière à nouveau toute feuilletonesque : tapie dans l’ombre, la bête humaine qu’est Jim ne se fait-elle pas la figure par excellence de l’unheimlich freudien, cette inquiétante étrangeté du quotidien où les monstres des forêts représentent les peurs les plus profondes de notre inconscient, comme les ogres des contes de fées ?
Mais Garreau ne manque pas d’ajouter à ce schéma plus ou moins prévisible de la chasse à l’homme un ingrédient exotique essentiel, en prenant soin de mettre en place un décor louisianais et en insistant sur la couleur locale par diverses techniques mimétiques. C’est, notamment l’usage du créole dans les dialogues, qui différencie les noirs des blancs (« Vous méchant, mouché Hinclay, vous pas bon di tout pour le pauv’ nég’ »). Le parler créole se fait garant d’une authenticité régionale, et véhicule d’une différence sociale. Ainsi, lorsque Jim demande à Hinclay : « Vous demandé li vingt piast’ », celui-ci de répondre, dans un français châtié qui met son interlocuteur à distance : « Vingt piastres, comme tu dis ». Garreau, s’adressant à des lecteurs français, place souvent les mots créoles en italique, et offre leur traduction dans des parenthèses explicatives : « Mouché (Monsieur) », « gagné (avoir) », « taillé (battre) », ce qui nous rappelle s’il en était besoin que sa construction exotique repose sur la différence entre son public et l’univers thématique qu’il décrit. Il traduit pareillement les unités monétaires : vingt mille piastres équivalent à « plus de trente mille francs ». Ensuite, la topographie du récit multiplie les référents néo-orléanais, attestant d’une connaissance intime du décor et évoquant des lieux et des images mythiques : l’hôpital Saint-Louis, le café du Petit-Goave, les méandres du fleuve, le débarcadère de la rue Sainte-Anne, les steamboats sur le Mississippi, les cyprès des bayous couverts de mousse espagnole, etc. Un petit détail vériste comme la mention du « champouras », boisson néo-orléanaise par excellence, se fait l’emblème de cette différence louisianaise : « mélange bizarre de dix liqueurs différentes, du biter, du pepermen, c’est-à-dire de tout ce qu’il y a de plus amer, de plus déchirant, de plus rude : une de ces boissons qui n’ont de nom et d’existence qu’à la Louisiane, parce que là seulement il existe des gosiers capables de braver l’incendie qu’elles allument. Cependant, on appelle cela se rafraîchir ». Façon non équivoque d’insister sur les contrastes de goût, de climat, de modes de vie, et dont seul un écrivain biculturel maîtrise les codes : Garreau monnaye là son expérience louisianaise en bon professionnel.
En outre, cette chasse à l’homme se distingue par deux facteurs supplémentaires d’américanité. En premier lieu, la figure, typique du western, du bounty hunter (mercenaire spécialisé dans la capture des fugitifs, en l’échange d’une récompense financière, en l’occurrence six mille piastres) se dessine dans le personnage de Jacoppo Bermudez, typé à l’extrême dans sa fonction comme dans sa nationalité (« en digne Espagnol qu’il était, il s’étendit sur une couverture de laine, et fit sa sieste pendant deux heures »). Du conflit qui s’installe entre Jacoppo chasseur et Jim chassé, Garreau construit un suspense apte à tenir en haleine ses lecteurs, autour d’une structure dilatoire faite de rencontres, de poursuites et de confrontations, qui mène à une scène finale de duel où l’auteur ralentit le débit pour nous donner, en gros plan et d’une manière où intentions herméneutique et référentielle se rejoignent, tous les détails du dénouement, funeste pour Bras-Coupé. L’histoire se conclut donc sur un retour à l’ordre, nouvelle caractéristique feuilletonesque de ces années de Second Empire, où les auteurs sont tenus d’exprimer que le crime ne paie pas, et qu’il n’est point admissible de mettre en danger l’ordre social. Mais ce retour symbolique à l’ordre semble ici largement ambivalent, dans la mesure où il s’effectue par le biais d’un justicier privé, à peine mandaté par l’appareil officiel, et agissant non pas au nom de la société mais d’un intérêt personnel d’ordre financier. En cela, Garreau rejoint un autre topos de l’éthos du western, celui qui affirme que la loi du Nouveau Monde n’est pas toujours du domaine de la police officielle, et que l’esprit d’entreprise et le mercenariat s’y substituent souvent à la Justice. Cette façon de conclure satisfait donc les exigences morales du Second Empire, tout en laissant planer une ambivalence sur la clôture morale du mystère. Garreau prend d’ailleurs ses distances de ce point de vue : « Nous ne jugeons pas l’acte, nous le racontons », ce qui apparaît ici moins comme une affirmation d’indifférence objective de veine réaliste que comme une façon de se dédouaner à peu de frais de ce que cette finale pourrait avoir d’incomplet ou de dérangeant. C’est en effet un amer retour à l’ordre que celui qui constate que « M.D. revint à son habitation ; mais il ne se montra pas plus humain qu’auparavant envers ses malheureux esclaves ».
En second lieu, on ne peut nier qu’au-delà des détails de l’intrigue, somme toute conventionnelle, c’est à nouveau la négritude même de Bras-Coupé qui demeure l’objet principal et le mystère nodal de ce récit. Négritude défendue de principes philanthropiques, négritude crainte comme monstruosité et « inquiétante étrangeté », négritude fantasmée comme hypertrophie sexuelle et monomanie animale, irréductible, « d’une opiniâtreté que rien ne peut vaincre ». C’est en grande partie dans la complexité inhérente à un tel discours que réside l’originalité et l’intérêt des récits de Garreau, et les indexe à un corpus de fictions sur les rapports de race et de classe dans le monde créole, tels que Le Mulâtre de Victor Séjour, publié vingt ans auparavant (1837), ou L’Habitation Saint-Ybars d’Alfred Mercier, premier roman naturaliste louisianais (1881).
Une telle originalité s’avère malheureusement absente d’Un jour de noces, courte histoire de format plus traditionnellement mélodramatique. L’histoire se passe bien à la Nouvelle-Orléans, rue de Toulouse, dans le vieux quartier français de la ville, mais c’est bien là la seule touche de couleur locale, mise à part la description d’une jeune mariée créole aux longs cheveux noirs garnis d’une fleur d’oranger, et d’un esclave s’exprimant brièvement en créole. Comme dans les deux récits précédents, Garreau s’efforce d’authentifier son récit en mentionnant, en conclusion, que ses personnages sont réels et qu’il vient d’ailleurs d’en rencontrer personnellement l’un d’eux « le mois dernier, à Paris, dans une loge de l’Opéra ». La formule narrative s’articule autour d’un schéma dilatoire incontestablement usé, même pour l’époque. Une dame d’un certain âge, dont on ignore l’identité, entre en communication avec celui qui fut apparemment son ancien amant et le père de son enfant. Garreau tire quelques effets de suspense de la focalisation externe, c’est-à-dire d’une présentation tout en surface du personnage qui ne nous en offre qu’une image imparfaite et accroît notre désir de savoir : « une femme soigneusement enveloppée dans un grand châle noir » dont « un long voile dérobait [le]visage à tous les yeux ». Cette technique fit son chemin dans le roman policier, notamment, et les mélodrames du siècle ne manquaient pas non plus de mystérieux personnages masqués (ceux-ci constituent un topos du genre qui perdurera jusqu’au début du XXe siècle, dans Le Fantôme de l’Opéra de Gaston Leroux par exemple). Cette entrée en matière in medias res ouvre au lecteur un éventail de possibilités narratives. Garreau retarde quelque peu la révélation principale qui explicite le mystère de cette dame inconnue, préférant maintenir le lecteur en haleine en lui décrivant les symptômes métonymiques d’une cause inconnue : quelle est donc la source des marques de douleur et de tristesse qui se multiplient sur le corps souffrant de cette « pauvre créature » ? On remonte rapidement de l’effet à la cause : cette dame, désespérée d’avoir été abandonnée par son amant et rejetée par son père, craignant pour l’avenir de son enfant et espérant que son sacrifice encourage l’ancien amant à adopter son fils, s’est empoisonnée. Autre système de retard, qui règle dès ce point la temporalité du récit, finalisé de facto par la dégradation physique progressive et la mort imminente de cette mère pathétique. On sent que Garreau critique ici indirectement la morale bourgeoise, celle qui pousse les pères à rejeter leurs filles lorsqu’elles tombent enceintes en dehors du mariage, celle qui encourage les amants de bonne famille à abandonner les filles qu’ils séduisent, celle qui interdit aux jeunes hommes de bonne société de reconnaître leurs enfants illégitimes de peur du qu’en-dira-t-on et en fonction de convenances hypocrites. Garreau aurait pu en tirer un récit bien plus corrosif, notamment en orientant sa fiction vers un examen de la position de la femme dans cette société créole, mais cette critique sociale reste implicite, et la nouvelle ne s’écarte guère de sa dépendance envers un pathos fort prévisible. De même, si elle s’aventure sur un terrain moral, et joue brièvement du paradoxe, c’est encore de façon fort convenue. Par un rebondissement classiquement feuilletonesque, c’est en effet un troisième personnage qui sort imprévisiblement mais commodément de l’ombre à la dernière minute pour résoudre ce conflit entre une mère trop altruiste et un père trop égoïste : la nouvelle épouse du mari ingrat, qui, hors-champ, a entendu toute la scène – il y aurait beaucoup à dire sur le hors-champ et les personnages de coulisse dans le roman populaire – intervient pour répondre ex machina aux souhaits de la mère mourante et prendre en charge son enfant illégitime, sur fond d’angélisme religieux, comme si la justice divine servait d’unique recours face à l’immoralité bourgeoise. Le mari honteux est remis à sa place. On a déjà vu cela ailleurs et trop souvent, et reconnaissons, avec Kress (13-14), la relative faiblesse de ce récit, comparé aux deux précédents.
Beaucoup plus longue, la nouvelle intitulée Naïda est aussi heureusement beaucoup plus riche, quoique de style et de sujet fort différents des autres récits. L’histoire se déroule à nouveau aux alentours de la Nouvelle-Orléans, plus précisément dans une forêt de magnolias située entre le Lac Borgne et le Lac Pontchartrain. Nous n’avons plus affaire ici à la société des planteurs créoles, ni à celle des esclaves noirs, mais à la tribu indienne des Séminoles. Comme le constate Garreau au début de la nouvelle, cette tribu n’est pas autochtone à la Louisiane, mais fut chassée de Floride par le gouvernement américain. L’histoire des Séminoles (nommés aussi Creeks, de la famille des Indiens Muskogee) emblématise à elle seule celle des multiples génocides et diasporas que subit le peuple indien suite au criminel Indian Removal Act de 1830. Les Séminoles furent d’ailleurs une des seules tribus à résister avec succès au gouvernement américain, au cours des Guerres Séminoles qui se succédèrent de 1835 à 1842, à la suite desquelles ils furent disséminés à travers les États-Unis et notamment, comme Garreau l’indique, en Louisiane.
Ce contexte historique, quoique présent et ancrant l’histoire dans une réalité vérifiable, importe cependant peu ici : c’est en effet davantage d’une indianité fantasmée et sublimée, sur le mode romantique, qu’il est question dans le texte de Garreau (avec, il est vrai, quelques détails de couleur locale comme la recette du « gombo »). On reconnaîtra aisément en filigrane l’intertexte des deux récits célèbres de Chateaubriand, Atala (1801) et René (1802). Alors que, dans les deux textes sur le marronnage, Garreau faisait preuve d’un sens du social qui le rattachait, du moins partiellement, à la mouvance réaliste, Naïda fait retour sur les épanchements lyriques et le malaise social qui caractérisaient l’école romantique. Ce retard esthétique, s’il donne au récit un ton de mièvrerie forcément démodé plus d’un demi-siècle après Chateaubriand, peut toutefois se comprendre dans le domaine des paralittératures, où les feuilletonistes reprennent fréquemment les recettes éprouvées dans le domaine de la littérature de sphère restreinte, pour reprendre la distinction de Pierre Bourdieu. Ils s’adonnent à cette forme d’imitation d’autant plus que les schémas narratifs et les registres thématiques du romantisme continuent de séduire un large public, peu préoccupé d’avant-garde (Madame Bovary, publié la même année – le même mois, octobre 1856 – que ce feuilleton de Garreau, stigmatise ironiquement cette persistance du goût romantique au sein de la petite bourgeoisie. On imagine aisément le personnage de Flaubert en train de lire le feuilleton de l’écrivain charento-louisianais…). Toutefois, Garreau fait subir au modèle de Chateaubriand quelques modifications significatives qu’il importera d’explorer.
Étude d’une passion plutôt qu’étude de mœurs comme les trois récits précédents, Naïda nous apparaît donc manifestement brodé sur le canevas chateaubrianesque à de multiples égards. La majesté du paysage nord-américain et le sentiment de la nature qui caractérisaient le décor exotique d’Atala et de René réapparaissent ici et construisent un cocon paradisiaque autour des deux amants, le narrateur anonyme qui se donne, peu vraisemblablement d’ailleurs, pour l’auteur (puisqu’il s’agit, rappelons-le, de Souvenirs d’Outre-Mer) et la jeune indienne éponyme Naïda. « Celui qui n’a pas vu les forêts vierges de l’Amérique ne saurait se faire une idée de leur imposante majesté », affirme le narrateur. Le lecteur français, qui n’a effectivement pas vu ce monde, se trouve pourtant conforté dans sa vision exotique préalable, qu’un long intertexte de récits de voyage a entretenu chez lui depuis le préromantisme de Rousseau ou de Bernardin de Saint-Pierre, voire même avant. Ce décor est avant tout prétexte à la projection du sentiment, dont Garreau déploie tout le champ thématique et lexical, au point où l’effusion sentimentale se substitue souvent à l’action et à l’intrigue, et délaie le récit : « Tout, à cette heure, révélait à l’intelligence des mystères qu’il n’est pas donné à la faiblesse humaine de pénétrer, tout enfin renfermait des flots de poésie dans lesquels l’âme aime à se bercer, quand l’âme est tranquille et qu’elle n’est pas sous l’impression d’un sentiment qui l’absorbe tout entière ». À quel sentiment avons-nous ici affaire ? Sans aucun doute au même mal du siècle qui affligeait René : « un sentiment indéfinissable de mélancolie », un « désenchantement » rousseauiste face aux hypocrisies et aux calculs de la vie en société, un désespoir provenant d’ineffables échecs amoureux préalables, un vague à l’âme généralisé qui fait douter le héros de sa fonction dans le monde. Certes, l’histoire littéraire n’a pas manqué de rattacher la psyché problématique de René à une mutation sociale spécifique dont Chateaubriand a lui-même souffert : les effets de la Révolution de 1789 qui forcent les membres de la noblesse pauvre à réinventer leur rôle dans la société. Garreau, fils d’un officier de la République devenu avocat, ne peut partager, de surcroît cinquante ans plus tard, les mêmes inquiétudes, mais nombreux furent les jeunes bourgeois qui, au fil du siècle, s’identifièrent au malaise chateaubrianesque indépendamment de sa spécificité historique. Garreau n’est-il pas lui-même un de ces militants socialistes désabusés par l’échec de la Révolution de 1848, dans laquelle il perdit son frère, voire un immigrant manqué pour qui l’expérience de la Louisiane s’est soldée par un relatif échec ? Toujours est-il que le narrateur de Naïda, comme René avant lui, fuit « la société de [ses] semblables » et se sent « isolé sur la terre ».
Face à lui se présente la figure d’une jeune indienne d’une beauté irrésistible, « au-dessus de toutes les créatures du monde », pur prétexte à la sublimation romantique et platonique : « Il était impossible de rencontrer son regard sans avoir envie de s’agenouiller en signe de sublime adoration ». Figure idéalisée de « vérité, franchise et pureté », Naïda s’offre comme remède au désespoir du héros et redonne sens au monde : « près de vous tout mal s’oublie », s’émeut le narrateur. Que Naïda soit indienne importe bien sûr quant à cette projection romantique symptomatique. Nombreux sont en effet les auteurs qui, de Chateaubriand à Le Clézio, ont fantasmé le contact interculturel sur le paradigme du désir amoureux, en particulier du désir pour une femme indienne qui incarne la différence de son peuple : la Malincha, Atala, Pocahontas, Sacagawea, Araceli, etc. Que cette passion nous soit ici décrite comme platonique n’empêche pas qu’elle s’indexe à ce que Robert J.C. Young a nommé le « désir colonial », un regard sur l’Autre fait de fascination, mais aussi parallèlement de condescendance et d’instrumentalisation. Les romantiques, pour qui les cultures pré-modernes et leur sens du sacré constituaient une fascination récurrente, en réponse aux désillusions de la modernité, ont fait de la femme indienne une incarnation de l’anima, au sens Jungien, provoquant un « ravissement indicible » chez ceux qui entrent en contact avec elle ( la relation harmonieuse de Naïda au monde naturel, ses pressentiments, sa sagesse participent de cette image). Mais Naïda, comme Atala d’ailleurs, nous apparaît comme une figure plus complexe que celle du « bon sauvage » de Rousseau, même si elle partage certains traits de ce stéréotype. Claudia Moscovici a bien montré qu’Atala est une figure d’hybridité, permettant de négocier la différence culturelle de façon plus nuancée que sur le mode rousseauiste. Dans le schéma de Chateaubriand, le monde occidental et la culture indienne ne constituent plus une opposition binaire : en effet, Chactas et Atala sont des Indiens occidentalisés – et dans le cas d’Atala, christianisés – au contact des colonisateurs, alors qu’en retour, René est un occidental gone native, c’est-à-dire intégré partiellement au mode de vie indien, adopté par une tribu. On pourrait en dire de même de Naïda, produit métis de la relation entre un père anglais et une mère indienne, vivant dans une tribu jadis hospitalière aux Européens à la dérive. Rappelons que l’hybridité s’inscrit chez Garreau lui-même, de père français et de mère créole martiniquaise. Les nombreuses conversations entre Naïda et le narrateur apparaissent dès lors moins structurés sur le modèle d’une différence antinomique de rapport au monde et au langage, que sur un dénominateur commun. Naïda philosophe sur des sujets abstraits – le patriotisme, l’amour, la paternité, l’honneur, la dignité, etc. – avec une compétence égale, sinon supérieure à celle du narrateur, s’exprimant en belles maximes sur les rapports entre les peuples : « La curiosité des étrangers flatte un peuple quand il peut croire que sa force ou sa puissance inspire le désir de le voir, de le visiter ; mais elle le blesse, alors qu’il ne peut plus montrer que les tristes débris de sa grandeur passée, et le spectacle de sa honte ». Que de nuances sur la relation interculturelle dans un tel énoncé ! De façon amusante, c’est Naïda qui démonte la construction exotique de son amant en le ramenant à la réalité : « Tu te lasserais bien vite d’une existence au milieu des bois », lui affirme-t-elle en réponse à son mirage utopique.
Toute passion romantique requiert bien sûr un obstacle, complication psychologique et sociale qui la met dans une impasse et fait monter la tension du récit jusqu’à sa résolution. Ce ne sont pas seulement les différences ethniques et culturelles et leur difficulté réciproque à s’intégrer à la société de l’autre qui séparent les deux amants. D’abord, on note que le passé de Naïda (que l’on apprend par le récit métadiégétique encadré de cette dernière, sorte de mise en abyme parenthétique au cœur du texte) paralyse la jeune femme momentanément : le destin de la relation biculturelle manquée de ses propres parents ne représente-t-il pas à ses yeux l’impossibilité systématique de ce type d’union ? N’est-elle pas condamnée de facto à vivre le même sort inéluctable ? Le dénouement du récit nous confirme malheureusement cette fatalité. En outre, la figure du père apparaît ici dédoublée par celle du grand-père, Ontogamis, que le narrateur appelle significativement à plusieurs reprises le « père » de Naïda par erreur. Face au Moi débordant du narrateur, Ontogamis dresse les interdictions et les culpabilités du Surmoi : il se refuse à ce que l’occidental s’intègre à la tribu, par amertume bien compréhensible envers les actions de l’homme blanc, et il l’empêche par ailleurs de soustraire sa petite-fille à la tribu, puisqu’un tel chagrin le mènerait indubitablement à sa mort. Double loi du père qui se substitue à celle du père absent et place la jeune fille dans un dilemme moral inextricable. Enfin, la société européenne rappelle le jeune amoureux à l’ordre : il faut travailler pour vivre et « chacun a une fonction à remplir dans la société » (conclusion sociopolitique qui clôt René sur un parti-pris d’engagement pro-napoléonien). Le narrateur doit malgré lui s’absenter pendant cinq mois pour « reprendre [ses] travaux ordinaires », et ce à deux reprises. Si la première absence, en dépit des souffrances qu’elle cause, aboutit à une reprise intensifiée de la relation amoureuse, la seconde tourne mal par un de ces hasards qui affectent les destinées romantiques : le jeune homme tombe malade et ne peut être présent à son rendez-vous printanier. Il s’y rend enfin vers la fin de l’été, soit près de six mois trop tard, pour découvrir que la jeune indienne est morte (doit-on entendre qu’elle s’est suicidée ou qu’elle est morte de chagrin ?). Cette découverte a lieu à retardement, pour ménager une surprise finale, mais le lecteur, habitué à de tels schémas, devine bien, lorsque Garreau décrit la terre remuée et les « hurlements lugubres » du chien, que le personnage s’endort sur la tombe improvisée de la jeune fille. On en revient à nouveau à l’enterrement d’Atala, qui était devenu un sujet commun de représentation picturale au fil du siècle. De façon significative, le personnage du vieil Indien Chactas se dédouble chez Garreau : le Chactas âgé de René, c’est ici le vieil Indien Ontogamis, digne et sage, mais effondré par les tragédies de sa vie, tandis que le jeune Chactas d’Atala, c’est le narrateur lui-même qui constate, impuissant, la mort et l’enterrement de la jeune indienne qu’il a aimée. Le pressentiment de Naïda et le destin de sa mère programment cette fin : comme Atala, comme sa mère Pocahïta, Naïda meurt d’amour, héroïne romantique délaissée et emblème du sort de son peuple. Le récit de Garreau clôt la boucle du pathos de manière efficace, quoique prévisible : le plaisir du lecteur de mélodrame n’est-il pas justement d’anticiper les malheurs des héros et d’en tirer une jouissance paradoxale ?
Nous nous attarderons moins sur L’Idiote et Une Créole, deux fictions plus tardives et, sans conteste, moins réussies. L’Idiote, que Garreau publie dans La Renaissance Louisianaise, l’une des revues les plus lues de la Nouvelle-Orléans, lors de son deuxième séjour louisianais en mai 1864, narre une histoire de province française. Garreau y pratique donc un exotisme à l’envers pour les Louisianais de souche française nostalgiques de la métropole. On retrouve ici cette propension tératologique digne de Balzac dans le portrait d’une folle monstrueuse et ricanante. Notons à nouveau que les fictions sur des cas de folie féminine étaient fort à la mode dans les années 1860, où les frères Goncourt en avaient en quelque sorte fait une spécialité. Toutefois, ce n’est pas vraiment à une étude de cas pathologique à la manière naturaliste que nous avons affaire ici, mais plutôt à un récit mélodramatique d’inspiration balzacienne. Comme chez Balzac, tous les ressorts de la physiognomonie sont convoqués pour faire de cette pauvre fille un modèle d’épouvante : « Sa face terreuse était contractée par une émotion indéfinissable, et ses yeux, à travers les mèches de cheveux sales qui sortaient en désordre de sa coiffe déchirée, brillaient d’un éclat sinistre. Ses longs bras jaunes et décharnés pendaient immobiles à ses côtés ; sa respiration, rauque et précipitée, sortait avec effort de sa poitrine caverneuse et enfoncée ». Mais même le langage semble impuissant à exprimer la monstruosité ineffable de cet être, dont Garreau ne craint pas de forcer le type dans une hypertrophie toute feuilletonesque : « il est impossible de se figurer rien de plus hideux, de plus repoussant que l’était cette femme ». Ce monstre de mélodrame évolue d’ailleurs dans le décor des Landes, lieu mystérieux où l’ « on a, malgré soi, l’âme lugubrement impressionnée ». Tout un programme…
Autour de cette créature règne un mystère soigneusement entretenu par l’incipit du récit, à nouveau en focalisation externe : on y voit deux hommes, une femme et une ombre, surpris in medias res, dont on ne connaît au départ ni l’identité, ni les motivations. La suite du récit éclaire une à une ces questions et nous présente un triangle de personnages : deux fiancés « beaux, riches et amoureux » comme il se doit (Jules Morillon et Blanche Laurent), dont les noces sont imminentes, et le père de la jeune fille, Monsieur Laurent. Tous les trois appartiennent visiblement à la bourgeoisie provinciale aisée, puisqu’il est question de propriétés, d’affaires et de domestiques. Dans l’ombre évolue un quatrième personnage, Françoise l’idiote, qui soliloque follement et dont on ne comprend pas clairement les intentions, mais qui semble promettre à cette famille un malheur imminent, encore que ses menaces soient désamorcées par l’incohérence apparente de ses propos. L’histoire de Françoise demande à être élucidée, et le récit tire de ce mystère un réseau herméneutique qui occupe la première moitié du texte.
Deux personnages secondaires sont alors chargés de nous renseigner davantage sur le déterminisme étrange qui a abouti à la déchéance mentale et sociale de cette pauvre folle hideuse, l’un sur le mode mimétique du dialogue, l’autre sur le mode diégétique du sous-récit encadré. Jacques, le serviteur de Monsieur Laurent, confie d’abord à Jules que Françoise est devenue folle parce qu’elle n’a pu épouser son fiancé (Paul) et que celui-ci s’est fait tuer à la guerre. Dans un deuxième temps, l’aubergiste bavard de la petite ville de Monlieu récapitule pour Jules, de plus en plus curieux, le destin tragique de Françoise. Le déterminisme retracé ici s’apparente moins au roman social des Goncourt qu’à ce que Marthe Robert a nommé le roman familial : le récit des dysfonctions internes qui structurent les trajets d’individus en interaction sous un même toit. Ainsi apprenons-nous que Françoise, en dépit des apparences, appartient à cette famille bourgeoise qui s’efforce de faire bonne impression au nouveau gendre ; elle en constitue la face refoulée et honteuse, la part inavouable. Demi-sœur de Monsieur Laurent, sa folie a été forgée sciemment par les actions sadiques de ce dernier, un être méchant, violent, jaloux et tyrannique, qui lui a dénié sa place de droit dans l’économie familiale, a causé l’échec de ses fiançailles et l’a reléguée à un statut de servante. Ce destin n’est pas sans rappeler celui des héroïnes de feuilleton en général, dont le problème principal consiste souvent à « passer […] de la maison de [leur] père à celle de [leur] mari » (Nathan 108). Un premier paradoxe renverse déjà notre appréciation des personnages : le vrai monstre, en somme, c’est Monsieur Laurent. Jules Morillon, héros pur et droit, se promet de réparer cette injustice.
La fin de l’histoire multiplie les rebondissements, même si ceux-ci sont en quelque sorte attendus et programmés par l’incipit. Un double renversement actantiel inverse les positions de pouvoir au sein de cette famille. Le premier fait en sorte que, de victime soumise et résignée, Françoise se transforme en criminelle, exerçant enfin sa revanche sur ce demi-frère qui l’avait chassée du cocon familial, en incendiant sa maison le jour des noces de Blanche. L’injustice initiale en provoque une seconde, dans la mesure où le jeune couple innocent fait les frais des abus du père. La scène de l’incendie, point focal du texte, nous est présentée comme une série de retards et de rebondissements. Elle déclenche une course contre la montre pour sauver les victimes que Françoise, transformée en « serpent hideux », s’acharne à enfermer dans un huis clos mortel. Le second renversement clôt le récit sur une dernière surprise : en tâchant de sauver sa fiancée, Jules tire des flammes une autre femme aux cheveux longs dont il n’avait pas bien perçu le visage dans la pièce enfumée : Françoise ! Dernier rebondissement qui substitue l’idiote monstrueuse à la belle fiancée, sur un schéma narratif qui rappelle ce que Roland Barthes nommait jadis la « figure du comble », puisqu’elle inverse les contraires les plus opposés (la belle et la laide, la jeune et la vieille, la victime et la meurtrière, la choisie et l’exclue, etc.). Un incendie comme cadeau de noces, un héros impuissant à sauver sa belle, une victime pathétique transformée en assassin psychopathe, des paradoxes à la pelle et une finale à rebondissement multiples… : si ce récit est loin de présenter l’analyse sociale et morale complexe des meilleures histoires de Garreau, du moins ne déçoit-il pas les attentes du lecteur de roman populaire.
C’est encore plus vrai d’Une Créole, qui ne s’éloigne jamais des sentiers mille fois battus du mélodrame. Ce court récit raconte sommairement un destin de décadence. Une beauté créole typique mais dont la créolité est ici à peine esquissée, Alida de F., préfère l’ambition sociale à l’amour pur de son prétendant, Théophile, un « jeune avocat laborieux » devenu magistrat, qu’elle rejette parce que ses faibles revenus ne lui permettent pas de mener un train de vie conforme aux besoins de la classe de loisir. Théophile, brisé, entre au séminaire et devient prêtre. Après une ellipse de trois ans, nous retrouvons les anciens amants dans une position paradoxale (nouvelle figure du comble) : ce n’est autre que Théophile qui préside à la cérémonie de mariage d’Alida avec un autre homme (acte qui provoque en lui les déchirements romantiques attendus). Seconde ellipse, de dix ans cette fois, et nous assistons à l’agonie d’Alida, pauvre, abandonnée de son mari, et mère de deux enfants dont l’avenir apparaît compromis. Se confessant à un prêtre anonyme (tout lecteur un peu futé devine que c’est à nouveau Théophile), elle avoue ses fautes et ses regrets : elle a lâché la proie pour l’ombre en préférant la fortune et le confort matériel au sentiment véridique que lui inspirait Théophile. Elle aimait en effet le jeune homme et elle a fait le mauvais choix : affirmation d’une doxa populaire prévisible qui positionne l’amour au-dessus de l’argent (la fortune est éphémère et illusoire, l’amour est permanent et réel, etc.). Les retrouvailles qui s’ensuivent, convenues à l’extrême au point de rappeler la parodie de ce procédé mélodramatique chez Ionesco, ne surprennent malheureusement personne, tout comme le geste final d’abnégation religieuse et de noblesse morale de Théophile, qui décide d’adopter les enfants de son ex-fiancée. Celle-ci meurt de surprise et de reconnaissance, on ne pourrait s’attendre à moins dans un tel contexte. Typique de l’éthos et de l’esthétique feuilletonesques, de manière presque caricaturale, ce dernier récit nous semble pourtant fort éloigné de ce qui fait la valeur des meilleurs textes de Garreau, à savoir une analyse bien plus subtile du milieu créole.