Mondes indianocéaniques Mondes nord-américains

Lecture croisée de poèmes de Kirby Jambon et de Jean-Louis Robert : de la Louisiane à la Réunion, un même questionnement identitaire ?

 

« Seule la différence serait universelle, et elle ne l’est que par le jeu des différents, et toute identité d’abord ne conviendrait qu’à tendre vers l’autre. »

Edouard Glissant, Une nouvelle région du monde.

Les cultures de la Louisiane et de la Réunion s’ignorent : elles ne se connaissent pas, ou si peu. C’est donc un pont (ou tout du moins une passerelle) que je voudrais tendre ici, au-dessus des continents et des océans, au-dessus des Afrique et des Europe séminales, qui ont façonné nos paysages imaginaires et langagiers, faisant émerger d’un bout à l’autre des hémisphères des cultures francophones singulières.

L’une est une île ancrée dans l’océan Indien, l’autre est une terre parcourue d’eaux, accrochée au continent américain. L’île était déserte avant l’arrivée des premiers migrants ; le continent, lui, était déjà habité. Les processus d’échanges et de rencontres qui ont façonné les cultures mélangées de ces deux espaces ne sont pas les mêmes : arrivées d’Europe, puis d’Acadie, des populations déportées sont venues se mêler à celles initialement présentes. Puis, transportés depuis l’Afrique dans la cale des négriers, d’autres humanités ont encore contribué à alimenter et mélanger le gombo louisianais. A la Réunion, ce sont d’abord les européens et les africains qui sont venus peupler l’île, suivis dans les tourments de l’Histoire par d’autres humanités orientales. Ce qui est un gombo pour les louisianais est un cary pour les réunionnais. Ces plats ont des odeurs similaires (et non identiques) : exils, déportations, traites et esclavages, assimilations, etc. Et de toute cette cuisine faite d’histoire et de géographie, il reste, parmi d’autres sans doutes, un élément commun : la langue… ces espaces sont tous deux francophones et créolophones.

L’architecture de la passerelle que je souhaite bâtir sera certainement bancale : comme l’a suggéré Aimé Césaire, c’est d’abord « avec des bouts de ficelle / avec des bouts de bois / tous les morceaux bas » (1) qu’il faut commencer à construire… ces « morceaux bas » que je désigne-là ne sont bien évidemment pas les travaux de ceux sur qui vont porter mon propos, mais ils se rapportent davantage à ma connaissance trop légère connaissance de la Louisiane. Ces « morceaux bas » sont quelques intuitions, quelques sensations ressenties lors d’un bref séjour, et confortés par les lectures croisées de quelques poèmes. Ça n’est donc là qu’une piste, avec ses embûches et ses failles, et sans nul doute une parmi tant d’autres possibles…

Je ne voudrais pas forcer un rapprochement qui pourrait être perçu comme incongru du fait de la distance qui sépare l’île india-océane du continent américain. Mais, suite à la lecture de poèmes de Kirby Jambon et de Jean-Louis Robert, respectivement louisianais et réunionnais, je me suis aperçu que le fil qui pouvait être tendu entre leurs œuvres relevait bien plus que du simple tissu langagier. Au travers de leurs francophonies respectives, ce sont des histoires, des mémoires, des géographies, etc. qui se croisent et s’embrassent. Et ces deux auteurs, dont l’un est Cajun et l’autre Créole, par leurs questionnements identitaires, semblent en apporter un témoignage. A la lecture du poème « Qui’c’qu’on est ? » (2) de Kirby Jambon et de « (qu’elle image de soi) » (3) de Jean-Louis Robert, il m’a semblé entendre les textes dialoguer, se questionner, et renvoyer les mêmes échos. Les titres, déjà, portent en eux cette même interrogation : quelle est notre identité ?

Cette interrogation, répercutée dans chacun des textes, trouve en premier lieu sa résonance dans la forme même des poèmes. Dans chacun des deux cas, la forme est libre : le langage de Jambon, comme celui de Robert, se libère des contraintes poétiques traditionnelles. Les vers s’affranchissent et se défendent délibérément, semble-t-il, de s’inscrire dans une norme établie. Cette liberté de la forme tendant à montrer que lorsqu’on s’interroge Soi, lorsqu’on questionne son identité, on se définit avant tout, non pas par ce que l’on est, mais par ce que l’on n’est pas… Ces auteurs se définissent tous deux non pas par la manière dont ils intègrent une norme, mais à l’inverse, par la manière dont se vit leur différence :

On est Français, mais pas Français d’la France,

on est,

mais on est pas tout à fait, Acadien,

tout en étant Américain,

mais pas Américain.

(KJ, l. 1-5)

Cette première strophe qui ouvre le poème de Kirby Jambon s’inscrit d’emblée en rupture. D’abord par le choix d’un langage plus proche d’une forme orale qu’écrite (comme peut en témoigner l’utilisation du pronom « on », ainsi que la réduction « d’la »), ensuite par le choix de ne pas répondre à la question posée dans le titre : Qui est-on ? La réponse amorcée joue sur les ambivalences culturelles, rappelant à la mémoire du lecteur les ambiguïtés historiques et géographiques : « on » habite le territoire américain, pourtant « on » a des origines françaises. Et encore : « on » a des origines françaises, pourtant « on » a transité par le Canada. En somme : « on » a des origines françaises, pourtant « on » a vécu au Canada, « on » habite aujourd’hui en Amérique, et la Louisiane n’est plus un territoire français… Tous les éléments de l’histoire et de la géographie cadienne sont donc rappelés là en quelques lignes :

On a des grands-, grands-… grands-parents qui étaient

déportés de l’Acadie

ou peut-être de la Cadie,

ou

peut-être que pas.

(KJ, l. 12-17)

Puis également :

On vit dans le sud, dans le sud de la Louisiane,

dessus les prairies, dans les cyprières,

dessus les bayous, près de la mer,

dans le sud-est et le surcroît,

donc c’est ça,

mais,

peut-être pas.

(KJ, l. 18-25)

Ces éléments placent donc le contexte de l’énonciation en s’appuyant simultanément sur ce qui caractérise l’identité et sur ce qui ne la caractérise pas. Comme un tissu froissé, le langage joue entre des plis et des creux, des présences et des absences : la France, l’Acadie et l’Amérique sont tous trois présents, pourtant c’est leur absence qui est révélée. L’identité culturelle contemporaine se forme alors en creux, dans les cavités mémorielles de ces espaces, mais elle se dessine, en un même mouvement, dans des plis, c’est-à-dire dans le souvenir de ce qu’il reste aujourd’hui de ces espaces. Exception faite du sud de l’Amérique, puisque c’est cet espace qui est désormais habité. Un jeu de miroir renvoie les reflets de l’histoire passée et de la géographie contemporaine, et permet ainsi d’amorcer une identification de ce « on » par l’énonciation de la somme de ses paysages imaginaires et culturels : alors que les éléments se référant aux espaces historiques permettent de définir les origines de « on » (la France et l’Acadie), les éléments de la géographie contemporaine permettent de préciser son enracinement actuel (en Louisiane). Comme un écho à ce poème de Kirby Jambon, posant le problème de ce que « on » est – ou n’est peut-être pas -, se fait entendre la voix de Jean-Louis Robert :

je faux      tu faux      il

faut qu’on donne une belle

image belle et bonne

image de soi qui ne

condamne pas mon etre

à l’autre cet etre qu’à l’autre

je          tu          on

donne à voir

(JLR, l. 1-8)

Cette étrange conjugaison du verbe « falloir » sonne comme un écho à la « Conjugaison du verbe aller » de l’un des autres poèmes du recueil de Jambon : « Je vas parler français à l’école. / Tu vas parler français à l’école. / I va, a va parler français à l’école. / … » (4). Dans chacun des cas, la langue française sert de support à l’expression, mais elle est bousculée dans ses codes. Les verbes « aller » et « falloir » ne se conjuguent plus selon les normes grammaticales habituelles, mais proposent une autre manière de faire vivre la langue. La faisant cohabiter par ses tournures avec des formes syntaxiques anglophones pour Jambon (« I va, a va »), et la faisant se moduler entre différents sens lexicaux pour Robert : dans « je faux / tu faux / il faut », le non respect de la règle de conjugaison pour les deux premières personnes a pour effet de troubler la lecture de la troisième, pourtant grammaticalement correcte. Tout comme pour « je » et « tu », « il faut » sonne « faux ». La préoccupation de l’auteur, qui est de donner une « belle et bonne image de soi qui ne condamne pas [son] etre », s’affirme par une revendication similaire à celle de Jambon : mon « etre » actuel, semble-t-il dire, ne correspond pas à l’image de ce que je suis véritablement (comme le souligne par ailleurs cet « etre » amputé à qui il manque son accent). « Je [suis] faux » chez Robert, je ne suis ni « Français », ni « Acadien », ni « Américain » chez Jambon. Qui suis-je alors ? Quelle peut-être cette image qui peut le mieux témoigner de ce que je suis effectivement ? N’est-ce pas l’image poétique ?

N’est-ce pas le langage lui-même qui, déjà dans sa forme, dit qui ils sont ? Ce que « donne à voir » ces deux poètes, ce sont des mots ouverts à la diversité de leurs espaces respectifs. Chacun, selon des modalités qui leurs sont propres, dresse par un langage autre le portrait de leur contemporanéité : anglicisé et habité par les espaces mémoriels chez Jambon, et amputé d’une francité non représentative chez Robert. Les enjeux de la langue sont par conséquent intimement liés à ceux de l’identité, puisque c’est par le réagencement des mots en une grammaire et un ordre différencié que prend forme la nouvelle image identitaire :

l’image d’on ne le ton

de ce qu’on est ou

n’est pas

une rime à je au but

en blanc du

vers à soie que je

fors je tu fors je on fors

je forge pour l’autre

d’on ne       à l’autre

(JLR, l. 18-26)

Robert joue avec les mots, et par un glissement morphologique, il en modifie les sens. « d’on ne », « rime à je », « fors je » par exemple, sont autant d’agencements qui produisent un sens différent selon que l’on lise ou que l’on dise le texte : donne, rime à jeu, forge. Une négation peut se transformer en une affirmation (« l’image d’on ne » offre à lire une négation, mais s’affirme dans sa prononciation « l’image donne »), et un même mot peut, selon sa disposition, se mouvoir en tout à fait autre chose : l’enjambement « je / fors je » (l. 23-24) change de morphologie au vers suivant, et ainsi transforme son sens pour devenir « je forge » (l. 25). L’auteur joue donc avec ce qui s’écrit et ce qui se dit, créant un conflit entre la scripturalité et l’oralité du poème. Comme un « vers à soie », il fort la langue, trouant le texte dans sa forme comme dans son sens, laissant parfois des traces de vers, comme celle figurée par le blanc typographique qui perce le dernier vers (l. 26).

Installé dans une chrysalide poétique, l’écriture se métamorphose au fil des vers, forgeant un langage autre, qui sonne, qui « donne le ton » d’une image tant visuelle que sonore. Les rimes à jeu de Robert font progressivement glisser les mots et leurs sens, introduisant une oralité qui s’affirme en creux. Rimer, nous dit l’auteur, c’est travailler l’écriture à la manière d’un vers, s’y insérer, la creuser, la trouer, jusqu’à forger l’oralité désirée :

l’après

sens du voir

assoit l’etre

au lieu noir du je

amwin

(JLR, l. 36-40)

« L’après sens du voir », c’est-à-dire le sens qui prend corps par-delà le sens visuel, le sens sonore, est celui qui dévoile les enjeux du poème : « au lieu noir » de l’identité, « je » ne se dit plus « je », mais « amwin » (5). C’est un terme créole qui vient conclure le poème de Robert, affirmant une démarche amorcée dans les précédents textes du recueil, à savoir : acter de la rencontre du français et du créole, de deux entités langagières qui se mélangent jusqu’à un point d’indiscernabilité. Car, un même et seul texte peut produire plusieurs sens, selon que l’attention soit portée sur ses mots ou sur ses sons. C’est ce que l’auteur désigne par le « mélangue », c’est-à-dire un singulier mélange des langues : « ici le mélange s’inscrit dans l’acte même d’écriture, il est fondateur. Ce mélange constructeur, ce “mélangue”, va bien au-delà des mots, puisqu’il implique les langues mêmes, le créole et le français, et d’autres ankor [encore, en créole] » (6).

Mais dans ce « mélangue », comment se nommer ? Quel langage utiliser pour se dire lorsque, en soi, se mêlent plusieurs langues ? A son tour, Jambon se fait entendre :

Nous autres, on est les Cadjins et les Cadjinnes toujours,

on dit,

on écrit les Cadiens et les Cadiennes,

quand on écrit,

on est « kai-djeunes » si tu parles pas français,

mais on est cajun jamais jamais

(KJ, l. 6-11)

« Mais, / qui’c’qu’on est, / enfin ? » (l. 41-43), insiste Jambon. Que nous apprend cette variété d’accents ? Qu’un même objet est à chaque fois signifié : sous ces intonations et ces orthographes différentes, se cachent un seul et même sujet, actant ainsi de la multiplicité de ses paysages. Il est « Cadjins-Cadjinnes » et « Cadiens-Cadiennes », il est « kai-djeunes » aussi ; ce sont les images qu’on lui renvoie de lui. Mais lui ? Quelle image peut-il renvoyer de lui-même dans la confusion de toutes ces nominations ? Doit-il, comme s’interroge Robert, « donner à voir » son image, ou doit-il déjà en « avoir pour donner » (l. 14-15) ? En somme, dans son langage, par ce jeu de croisements entre les langues et les cultures, « donne-t-on ce qu’on n’a pas » ou « donne-t-on ce qu’on a » (l. 16-17) ? Quels outils utiliser pour faire ce « don de soi » (l. 27), pour formuler cette « b’elle et b’on ne image » (l. 9) de soi, c’est-à-dire une image qui ne soit pas juste, ni même authentique, mais une image émanant de soi, de son propre langage… une image formulée par soi ?

Qui’c’qu’on est ? Qu’elle image de soi ? On est ce que l’on écrit et que l’on crie, on est la manière dont on s’écrit et dont on se dit… on est notre langage. Ce langage est une image de nous-mêmes, il « embrasse la diversité » (7), notre diversité, déployant ses formes, ses couleurs et ses mouvements par-delà les paysages qui ont été traversés, et qui nous habitent désormais. Ces paysages sont empiriques, ils sont faits d’histoires, de mémoires, de traditions écrites et de patrimoines oraux, de géographies aussi, etc. La poésie de Kirby Jambon « parle le vieux français, […] cadien ou créole », c’est un gombo qui est « cajun », toujours toujours. Celle de Jean-Louis Robert révèle « la présence en soi » (l. 35) de deux singulières premières personnes, « je » et « amwin », c’est une même voix qui se scinde pour acter de son « mélangue ». Les poètes jouent des langues, embrassent leurs différences, c’est un « french kiss », comme le revendique Jambon :

French kiss.

1 mélange de 2 langues,

mes 2 langues,

mes 2 langages,

mes 2 codes,

mes 2 cultures,

mais 1 de moi.

(KJ, « French kiss », p. 45, l. 1-7)

Les multiples éclats de ces deux poètes, bien que séparés par de nombreuses histoires et géographies, se rejoignent quelque part, audessus des mers et des océans, pour dialoguer. Un chant se fait entendre : celui de voix singulières qui participent, dans toutes leurs différences, au même concert francophone.

– On parle plusieurs langues en même temps, « ou peut-être juste une langue avec un ou deux accents, ou peut-être que pas », dit l’un.

– C’est la « co-errance des fragments du monde », c’est le « hasard des rimes du monde », répond l’autre…

André ROBèR

André ROBèR

Kan nou la sort maron N°10

Huile sur sac postal, 1998