Alcée Fortier (1856-1914) est une personnalité importante de l’éducation en Louisiane. Descendant d’un Fortier mentionné comme colon et « armurier du roy » en 1740, sa famille fait partie de l’aristocratie française établie en Louisiane ; son grand-père, Edmond, joue aux côtés des américains un rôle important dans la bataille de la Nouvelle-Orléans (1815); son père Florent, riche planteur esclavagiste de canne à sucre, perdit toute sa fortune en 1865, à la fin de la guerre civile. Alcée devra donc gagner sa vie : en 1880, il devient professeur de langues romanes à l’université de Louisiane, et est reconduit à ce poste quand cette institution devient Tulane University. En 1899, il est élu président de la plus importante association académique américaine, la Modern Language Association. Son activité d’universitaire et d’éducateur est inlassable ; ses intérêts couvrent aussi bien la littérature française (Sept grands auteurs du XIXe siècle, Histoire de la littérature française), l’histoire (A History of Louisiana, 1903) que le folklore et la langue créole (Louisiana Folk Tales : in French Dialect and in English Translation). De nombreux établissements scolaires à la Nouvelle Orléans sont nommés en son honneur.
Dana Kress nous a alertés sur son éloge parallèle du créole et de l’ancien français, dans Louisiana Studies. Literature, Customs and Dialects, History and Education, New Orleans, F. F. Hansell & bro., 1894. Au delà des préjugés de son temps (racisme où les noirs sont considérés comme de grands enfants, ancien français tenu comme une langue enfant, voire infantile), Alcée Fortier a l’intuition essentielle de situations historiques comparables : tout comme l’ancien français naît sur les ruines de la colonisation impériale romaine, le créole surgit de la situation coloniale et postcoloniale de l’empire français. Il va même jusqu’à traduire une laisse de la Chanson de Roland en créole, pour montrer l’affinité des deux langues.
Voici les considérations d’Alcée Fortier en anglais et en français, suivie de sa traduction de la Chanson de Roland en créole, et, pour les lecteurs de Mondes francophones, de celle de Joseph Bédier en français moderne.
*********************
Alcée Fortier, Louisiana Studies. Literature, Customs and Dialects, History and Education. New Orleans, F. F. Hansell & bro., 1894, 307 p.
II. The Creole Dialect, pp. 134-5 and 146.
“While speaking of the French language in Lou isiana, it is necessary to say a few words about that very peculiar dialect, if it may be called so, spoken by the negroes in lower Louisiana. It is quite interesting to note how the ignorant and simple Africans have formed an idiom entirely by the sound, and we can understand, by studying the transformation of the French into the Creole dialect, the process by which Latin, spoken by the uncivilized Gauls, became our own French. How ever ridiculous the Creole dialect may appear, it is of importance to the student of philology; for its structure serves to strengthen the great laws of language, and its history tends to prove how dialects have sprung from one original language and spread all over the world.
To the negroes of Louisiana may be attributed the same characteristics that Prof. James A. Harrison recognizes in the American blacks of the South, that is to say, humor and a naïveté bordering on childishness, together with a great facility for imi tating the sounds of nature and a wonderful aptitude for music. Their language partakes necessarily of their character, and is sometimes quaint, and al ways simple. Their plantation songs are quite po etical, and I may say, charming in their oddity.
Of course there is no established orthogra phy for the Creole patois, and this obscure dialect of a Romance tongue is written, like the Spanish, without regard to etymology and simply by the sound, though the letters, in passing from the language into the dialect, have not kept their original value. It is this misconception in hearing that has given rise in the patois to the word-decay so important in the formation of dialects, but we may also observe in the language of the negroes a great many examples of abbreviations due entirely to the want of energy of the person speaking, a principle well established by linguists, and of great value. The negro does not wish to say embarrassé, embêter, appeler, entendre, vouloir, aujourd’hui, écorcher, là-dedans, capable, but will say; ‘bété, ‘pélé, ‘tendé, ‘oulé, ‘jordi, ‘corché, ladan, capab’, cutting off as many letters and even syl lables as possible, as we have done with the Latin for our French.
The process of agglutination is very frequent in the Creole patois, and we see such expressions as in nomme (un homme) and dé nomme, in dézef (un oeuf), dé lacloche (deux cloches), troi dézo (trois os), in lari (une rue), which may appear very strange, but are not more so than our deux lierres and le lendemain.
The genitive of the Old French exists purely in the Creole patois, and if the student of la langue d’Oïl finds it strange to see such expressions as “en son père verger,” he will be quite astonished to hear the Louisiana negro say: choal Jile mouri, which might indicate that Jules was a horse, if we did not know that he was the owner of the animal.
…
Mr. Littré, in his “Histoire de la langue française,” says that the Iliad can be translated more easily into Old French than into our modern lan guage, and he gives the first book of Homer’s poem written in the language of the thirteenth century. I believe that Old French, in its turn, can be translated very well into the Creole dialect, and I give below a few lines of “la Chanson de Ro land” in our Louisiana patois.”
Traduction française :
“Au sujet de la langue française en Louisiane, il est nécessaire de dire quelques mots au sujet de ce très étrange dialecte, si on peut l’appeler ainsi, parlé par les nègres en Basse-Louisiane. Il est tout à fait intéressant de noter la façon dont les Africains illettrés et primitifs ont formé un idiome entièrement par le son, et l’on peut comprendre, par l’étude de la transformation du français dans le dialecte créole, le processus par lequel le latin, parlé par les Gaulois non-civilisés, est devenu notre propre français. Malgré l’apparence éventuellement grotesque du dialecte créole, il est important pour les étudiants de philologie car sa structure sert à renforcer les grandes lois de la langue, et son histoire tend à montrer la façon dont les dialectes naissent d’une langue originelle et se propagent dans le monde entier.
Les Noirs de la Louisiane ont probablement les mêmes caractéristiques que le professeur James A. Harrison distingue chez les Noirs d’Amérique du Sud, c’est-à-dire, l’humour et une naïveté à la limite de l’infantilité, avec une grande facilité pour imiter les sons de nature et une brillante aptitude pour la musique. Leur langue, parfois pittoresque mais toujours simple, partage des similitudes avec leur personnalité. Les chansons des plantations sont assez poétiques, et je dirais, charmantes dans leur singularité.
Bien sûr, il n’y a pas d’orthographe officielle du patois créole, et ce dialecte obscur tiré d’une langue romane est écrit, comme l’espagnol, sans égard à l’étymologie et simplement par le son, même si les lettres, en passant de la langue au dialecte, n’ont pas conservé leur valeur d’origine. C’est cette erreur dans la sonorité qui a donné lieu dans le patois à la dégénérescence du mot, si important dans la formation des dialectes. Nous pouvons également observer dans la langue des nègres un grand nombre d’exemples d’abréviations entièrement dus à la paresse de la personne qui parle, un principe bien établi par les linguistes, et d’une grande valeur. Le nègre ne veut pas dire embarrassé, embêter, appeler, entendre, vouloir, aujourd’hui, écorcher, là-dedans, capable, mais dira: ‘bété, ‘pélé, ‘tendé, ‘oulé, ‘jordi, ‘corché, ladan, capab’, coupant le plus grand nombre de lettres et même de syllabes possible, comme nous l’avons fait avec le latin pour notre français.
Le processus d’agglutination est très fréquent dans le patois créole, et nous voyons des expressions telles que dans nomme (un homme) et dé nomme,in dézef (un oeuf), dé lacloche (deux cloches), troi dézo (trois os), in lari (une rue), qui peuvent apparaitre très étrange, mais qui ne le sont pas plus que nosdeux lierres et le lendemain.
Le génitif du vieux français existe entièrement dans le patois créole, et si l’étudiant de la langue d’Oïl estime qu’il est étrange de voir des expressions telles que “en son père verger,” il sera très étonné d’entendre le nègre louisianais dire :choal Jile Mouri, ce qui pourrait indiquer que Jules était un cheval, si nous ne savions pas qu’il était le propriétaire de l’animal.
…
M. Littré, dans son “Histoire de la langue française”, explique que l’Iliadepeut être traduite plus facilement en vieux français que dans nos langues modernes, et il fait part du premier livre du poème d’Homère écrit dans la langue du XIIIème siècle. Je crois que le vieux français, à son tour, peut être très facilement traduit dans le dialecte créole, et je donne ci-dessous quelques lignes de “La Chanson de Roland” dans notre patois louisianais.”
**********************
La Chanson de Roland
Ancien français : LAISSE CLXXVI, vv. 2375-2396
|
Créole |
Li quens Rollant se jut desuz un pin; Envers Espaigne en ad turnet sun vis. De plusurs choses a remembrer li prist: De tantes teres cum li bers conquist, De dulce France, des humes de sun lign, De Carlemagne, sun seignor, kil nurrit. Ne poet muer n’en plurt e ne suspirt. Mais lui meïsme ne volt mettre en ubli, Cleimet sa culpe, si priet Deu mercit: «Veire Patene, ki unkes ne mentis, Seint Lazaron de mort resurrexis, E Daniel des leons guaresis, Guaris de mei l’anme de tuz perilz Pur les pecchez que en ma vie fis!» Sun destre guant a Deu en puroffrit; Seint Gabriel de sa main l’ad pris. Desur sun braz teneit le chef enclin;Juntes ses mains est alet a sa fin. Deus tramist sun angle Cherubin, E seint Michel del Peril; Ensembl’od els sent Gabriel i vint. L’anme del cunte portent en pareïs.
Manuscrit d’Oxford, Joseph Bédier, La Chanson de Roland, Paris : L’Edition d’Art H. Piazza, 1937. |
Conte Roland assite enba in pin
côté l’Espagne li tournin so figuire, li commence pensé boucou kichoge : tou laterre yé li prenne comme in brave, la France si doux, nomme so famille, é Charlemagne so maite, qui té nouri li li pa capab’ péché crié é soupiré. main li vé pa blié li meme, li confessé so péché, mandé bon Djé pardon ‘mo bon papa qui jamin menti, qui té ressuscité Saint Lazare et sauvé Daniel de lion layé, sauvé mo zame dé tou danzer pou péché qué dans mo la vie mo fai. so dégant drét li ofri bon Djé, saint Gabriel prenne li dans so la main enhau so bra li tchombo so latéte, so lamain yé jointe, é li mouri enfin. bon Djé voyé so zange cherubin é saint Michel dé lamer péril avec yé saint Gabriel vini é yé porté so zame dans paradis. Fortier, (Alcée), Louisiana Studies, Hansell et Bro., Nouvelle Orléans, 1894. |
Français moderne : LAISSE CLXXVI |
Le comte Roland est couché sous un pin.
Vers l’Espagne il a tourné son visage. De maintes choses il lui vient souvenance : de tant de terres qu’il a conquises, le vaillant, de douce France, des hommes de son lignage, de Charlemagne, son seigneur, qui l’a nourri. Il en pleure et soupire, il ne peut s’en empêcher. Mais il ne veut pas se mettre lui-même en oubli ; il bat sa coulpe et implore la merci de Dieu : « Vrai Père, qui jamais ne mentis, toi qui rappelas saint Lazare d’entre les morts, toi qui sauvas Daniel des lions, sauve mon âme de tous périls, pour les péchés que j’ai faits dans ma vie ! » Il a offert à Dieu son gant droit : saint Gabriel l’a pris de sa main. Sur son bras il a laissé retomber sa tête ; il est allé, les mains jointes, à sa fin. Dieu lui envoie son ange Chérubin et saint Michel du Péril ; avec eux y vint saint Gabriel. Ils portent l’âme du comte en paradis. Publiée d’après le manuscrit d’Oxford et traduite par Joseph Bédier, La Chanson de Roland, Paris : L’Edition d’Art H. Piazza, 1937. |