Les lecteurs d’art press savent quelle importance nous accordons, depuis longtemps, aux aléas de la liberté d’expression et combien nous sommes attentifs aux manifestations des censures en tous genres. Les éditos des précédents numéros de la revue en témoignent. Dans cette lutte, dont on peut être assuré, hélas, qu’elle n’aura pas de fin, les sociétés et l’espèce humaine elle-même étant ce qu’elles sont, une essayiste est depuis des années aux avant-postes. Elle n’appartient ni au monde de la politique, ni à celui de la littérature ou de l’art. Elle ne bataille pas au nom de grands principes philosophiques ou moraux, même si ce terrain intellectuel-là lui est familier et si elle y fait souvent référence pour appuyer son action. C’est une modeste technicienne, pourrait-elle dire d’elle-même. Elle est juriste. Son domaine est celui des lois, des théories juridico-politiques. Elle travaille sur du concret, et c’est de ce concret-là qu’elle examine à la loupe, sans pathos, froidement, qu’elle en vient à réexaminer, voire à mettre en cause avec le maximum d’efficacité, nos philosophies, nos morales, les évidences de nos représentations politiques, sociales, symboliques, de nos constructions de pensée. Pour cette fois, dans son essai De la pornographie en Amérique, Marcela Iacub tente de comprendre comment un pays, les Etats-Unis, qui bénéficiait de la Constitution la plus libérale au monde, la plus respectueuse de la liberté de pensée et de parole, a pu se montrer, par étapes, la démocratie la plus répressive en matière de messages à contenu sexuel. Comment un pays où on peut tout dire sans craindre les foudres de la loi et de la censure, où toutes les opinions politiques, religieuses, philosophiques sont libres, où on peut laisser défiler des nazis dans les rues des villes, autoriser l’expression orale ou écrite d’idéologies fascisantes, racistes, où on peut se livrer à l’apologie de la violence, du crime, comment dans ce même pays tout ce qui touche au sexe peut être si sévèrement réprimé. S’il fallait, une fois de plus, rappeler que ce qui reste prioritairement l’objet de tabous, d’interdits, c’est le sexe, et cela depuis que l’humanité est l’humanité, l’évolution de la démocratie américaine (pour ne rien dire de la situation dans les dictatures et les régimes totalitaires) en donnerait un bel exemple.
Tout commence, rappelle Marcela Iacub, par les droits que la Cour Suprême des Etats-Unis reconnaît à la parole et l’écrit. Mas au cours des ans, d’arrêts en arrêts, cette liberté constitutive de la souveraineté du peuple se réduit comme une peau de chagrin. Marcela Iacub en analyse les étapes : en 1957, on exclut des messages « l’obscénité », au motif qu’elle susciterait chez le récepteur « un intérêt lascif », puis c’est la notion vague d’ « indécence » auquel a recours le législateur pour limiter un peu plus la liberté d’expression. Et, bien sûr, un pas de plus est franchi en 1982 quand est inventé la « pédopornographie ». De quoi s’agit-il ? (mais nous Français, depuis la dernière toilette imposée à notre Code civil — notamment l’introduction de l’article de loi scélérate dite Jolibois — , sommes à même de le savoir). Tout simplement de remettre à nouveau en question (et là, ce n’est plus le juridique qui est concerné, mais la logique et la linguistique) le rapport du mot à la chose. Rappelons ce constat, de Spinoza, je crois : « le concept de chien n’aboie pas », ou celui de Barthes : « le mot merde ne pue pas ». Le mot n’est pas la chose, l’acte n’est pas l’écrit, l’image du réel n’est pas le réel. Ce nouveau concept de pédopornographie », explique Marcela Iacub, a pour but de pénaliser non seulement le producteur de messages pédopornographiques (images, écrits), mais le diffuseur et le consommateur. La notion de pornographie, concernant les enfants, est étrangement extensible, puisque sans même qu’il y ait représentation d’un acte sexuel, la banale image d’un mineur nu ou demi-nu est considérée comme pornographique. S’agissant d’images obtenues par un filmage d’actes réels, mettant en scène des mineurs, le crime est avéré. La pédophilie est punie par la loi. Le législateur est certes en droit de considérer que le diffuseur de ces images se fait le complice passif de l’acte, et d’une certaine façon le regardeur. Mais là où tout bascule et où on entre dans une logique folle, dangereuse pour la liberté d’expression, pour le bon fonctionnement d’une démocratie digne de ce nom, c’est quand les juges américains considèrent que l’enfant n’est pas seulement victime de l’adulte prédateur, mais qu’il continue d’être réellement abusé par celui qui regarde les images, ou même simplement les possède. L’enfant, dit Marcela Iacub, est enfermé dans l’image, « comme si le référent était dans le signifiant ». Les conditions de production des images sont condamnables, mais leur contenu l’est-il ? De dérapages logiques en dérapages logiques, ce ne sont plus les actes eux-mêmes qui sont visés, mais bientôt ce qu’il y a dans nos têtes, nos fantasmes, notre imaginaire. Prenons les écrits, comment justifier leur censure ? (combien de livres interdits aux États-Unis, comme L’Amant de Lady Chatterley, les romans d’Henry Miller, Lolita… ?) ? Quant aux images… Dans un numéro de L’Infini, courageusement voulu par Sollers, consacré à la pédophilie, je posais la question des images de synthèse (question que j’ai réitérée dans une émission de France-Culture présentant ce dossier — dossier et émission impensables aujourd’hui). De telles images tombent-elles sous le coup de la loi, puisqu’à leur origine pas de crime avéré ?… Si oui, considérons que le monde totalitaire prophétisé par Orwell est déjà là.