L’ouragan Katrina a dévasté, à la fin août 2005, 233 000 km² : une superficie égale à celle de la Grande-Bretagne. À La Nouvelle-Orléans, ce sont plus de 100 km² de zone urbaine qui ont été rasés et inondés. Une calamité naturelle. Mais Katrina, dans sa furie destructrice, a aussi révélé les lignes de faille d’une longue histoire.
Les racines historiques de la catastrophe remontent à un passé lointain. La Nouvelle-Orléans a été fondée par le sieur Jean-Baptiste Le Moyne de Bienville en 1718, pour remplacer la capitale de la colonie de Louisiane, alors située à Mobile. L’endroit fut choisi par le gouverneur Bienville contre l’avis de l’ingénieur royal et celui du spéculateur John Law qui voulaient l’établir soit sur les rives du lac Pontchartrain, soit, plus haut en amont du Mississippi, sur un terrain moins humide.
La Nouvelle-Orléans, ainsi baptisée en l’honneur du régent Philippe, duc d’Orléans, devait alors desservir la « Louisiane », un immense territoire qui s’étend jusqu’aux Rocheuses et au Canada, et qui correspond de nos jours à douze États des États-Unis. Le site choisi est le seul emplacement de terres émergées à 170 km à la ronde… Bienville voit ce lieu comme une clé stratégique, maritime et fluviale, qui permettra, en remontant l’immense « Père des eaux » – le Mississippi -, l’exploitation d’un eldorado aux richesses quasi mythiques; la ville qu’il fonde est pour lui une plaque tournante où s’effectuera le transbordement des marchandises des embarcations de navigation fluviale aux vaisseaux de haute mer. Bienville renforce presque immédiatement les digues naturelles; des colons et des esclaves africains, soumis au Code noir de Louis XIV, commencent à peupler la ville. II faut lutter contre la fièvre jaune qui fait sa réapparition chaque année, contre les Indiens Natchez qui harcèlent les colons, et contre les inondations. Les Français nomment les fondations « le flottant » et la future ville « l’isle d’Orléans ». C’est dire le caractère spongieux et incertain du socle de cette agglomération ! Quand, au XXe siècle, on commencera à ériger des gratte-ciel, il faudra enfoncer des piliers de béton à 30 m de profondeur pour qu’ils rencontrent enfin le roc.
Le roi de France, lassé de tenir à bout de bras une colonie qui est un gouffre financier, la cède au colonisateur espagnol en 1763. En 1795, l’Espagne cède à son tour à la jeune fédération américaine le droit d’utiliser ses installations portuaires. En 1801, Napoléon rachète la colonie à l’Espagne, puis la revend en 1803 aux États-Unis pour 15 millions de francs-or, afin de financer ses guerres sur le continent européen (c’est, avec la vente de l’Alaska par la Russie, la plus mauvaise affaire immobilière de l’Histoire). La position stratégique de la ville comme lieu d’échange indispensable pour assurer l’exportation du coton produit par les esclaves et les planteurs va assurer son développement rapide au XIXe siècle. D’environ 10000 habitants en 1803, elle passe à 102 000 en 1840. Cette croissance s’arrête brutalement en 1864, l’année de la victoire du Nord dans la guerre de Sécession. L’essor reprendra au XXe siècle, La Nouvelle-Orléans devenant une plate-forme stratégique cruciale pour le pétrole du golfe du Mexique (d’où l’on extrait 25 % de la consommation des États-Unis), pour l’import-export avec l’Amérique du Sud et un lieu touristique mondialement célèbre, aux accents d’une musique qui donnait la sérénade aux clients des maisons closes : le jazz.
Pour faire place aux nouveaux arrivants, dès le XIXe siècle, on assèche les marécages qui entourent la ville française du XVIIIe, ce qui contribue à l’enfoncement inéluctable du site – encore accéléré, aujourd’hui, par le pompage du pétrole brut dans le golfe voisin – et va contraindre les ingénieurs à ériger un système de levées de plus en plus impressionnant.
Dès que Bienville renforce les protections naturelles du site, dès qu’un planteur, lassé de trouver sa maison inondée à chaque crue du Mississippi, construit une levée, les habitants s’engagent à leur tour dans une course éperdue centre la nature. Une digue isolée fait monter le niveau de l’eau chez le planteur voisin, qui édifie aussitôt son propre bout de jetée, et ainsi de suite, jusqu’à ce que le cours du Mississippi, dans sa totalité, soit endigué grâce à Roosevelt qui, en 1933, au cœur de la Grande Dépression, engage une armée de chômeurs noirs et de forçats pour mettre son plan à exécution. En 1965, après le passage de l’ouragan Betsy (de catégorie 4, qui fit 76 morts), le Congrès accorde enfin les crédits nécessaires pour renforcer les levées qui contiennent le lac Pontchartrain, au nord de la ville. Un épisode supplémentaire dans une lutte pour contrôler la nature qui s’étend sur une durée de près de trois cents ans, ainsi qu’il est relaté dans le livre de John McPhee, The Control of Nature (Farrar, Straus and Giroux, 1990).
Dès l’origine, les architectes, les bâtisseurs et la population s’engagent dans un tunnel technologique : il est impossible de revenir sur les décisions initiales pour adopter des solutions éventuellement plus rationnelles. Ainsi, les digues empêchent le Mississippi de suivre son cours. Résultat : les dépôts alluvionnaires du fleuve ne forment plus les marais qui serviraient de barrière naturelle centre les raz de marée provoqués par les ouragans, et la Louisiane concède chaque année 90 km2 à la mer. De plus, les alluvions se déposent au fond du canal : le niveau de la rivière ne cesse de monter, nécessitant des levées de plus en plus hautes. Pendant toute cette période, La Nouvelle-Orléans, qui est en moyenne 2 m au-dessous du niveau de la mer, continue à s’enfoncer au rythme de 1,75 cm par an.
Enfin, le système était prévu pour résister à un ouragan de catégorie 3. Comme Ivan, qui, en 2004, menaça la ville. Les Néo-Orléanais évacuèrent néanmoins les lieux. Mais Ivan leur tourna le dos et finit sa course sur Gulf Shores, en Alabama. Les trois autoroutes qui permettent d’échapper à la mortelle cuvette de La Nouvelle-Orléans avaient connu des embouteillages de quatorze heures et, à l’approche de Katrina, la population n’entendit pas se soumettre de nouveau à cette triste expérience. Voila qui contribua à une apathie locale maintes fois dénoncée. Beaucoup de ceux qui sont restés en 2005 avaient pensé qu’une fois encore, ils s’en tireraient sans trop de dommages…
La Nouvelle-Orléans a eu de la chance, aussi incroyable que cela paraisse. S’il s’était produit un déplacement de trajectoire de seulement 100 km à l’ouest, la ville aurait reçu de plein fouet la paroi est du cyclone, ce qui aurait sans nul doute provoqué la disparition de la plupart de ses quartiers. Un ouragan de la force de Katrina dégage en effet une énergie équivalente à une bombe nucléaire de 10 mégatonnes… toutes les vingt minutes ! Inutile de dire que, dans un tel contexte, assurer une protection totale est inconcevable : impossible d’évacuer corps et biens la zone qui sera affectée, c’est-à-dire 230 000 km2 (la moitié de la France) en prenant en charge ses 5 millions d’habitants, frappés par l’équivalent de dizaines de bombes nucléaires…
La Nouvelle-Orléans était, au moment de Katrina, une ville noire à 67 %, avec le taux de pauvreté le plus élevé jamais constaté dans une grande agglomération (15 %, soit suffisamment pour affecter toute la population sans distinction de race). Elle se classe au 64e rang sur les soixante-dix plus grandes agglomérations urbaines des États-Unis pour son revenu annuel moyen par habitant (27 000 dollars, soit 22 000 euros par foyer). Rien d’étonnant, donc, à ce que Katrina ait révélé une telle misère. Ce profil sociodémographique est lui-même la résultante d’une très longue histoire qui commence à la fondation de la ville. Des 1718, Bienville « importe » des esclaves, pour mettre en valeur la colonie. En Louisiane, aujourd’hui encore, il y a des Lacour et des Landry noirs, qui portent le nom du propriétaire français de leurs ancêtres, conformément à la règle d’alors, couramment appliquée dans les plantations, selon laquelle ceux qui n’avaient qu’un prénom, ou un surnom, empruntaient leur patronyme à leur maître. Par ailleurs, on rencontrait aussi de nombreux Noirs libres, qui étaient eux-mêmes propriétaires d’esclaves, mais ceci est une autre histoire…
L’importation d’esclaves s’accélère au XIXe siècle, quand la Louisiane devient le fournisseur de coton du monde entier, grâce au système des plantations esclavagistes. À la fin de la guerre civile (1864), la majorité des anciens esclaves du Sud vaincu ne quittent pas leur région d’origine, malgré la ségrégation qu’ils y subissent. D’autre part, le Sud bascule massivement du côté des démocrates, Lincoln et ses armées appartenant, pour leur part, au parti républicain. A la victoire du Nord, ces démocrates du Sud ne deviendront évidemment pas subitement des humanistes, et ils feront tout pour maintenir la population noire dans sa sujétion.
Le décor change en 1965, quand Lyndon B. Johnson, président démocrate, signe les lois sur les droits civiques qui permettent aux Noirs d’accéder aux urnes. Cette fois, les républicains s’y sont opposés. L’électorat noir va désormais voter démocrate, avec une fidélité que son maintien dans une situation socio-économique défavorable ne parvient pas à entamer (à raison de 35 % des votants en Louisiane). À La Nouvelle-Orléans, la mairie restera aux mains de représentants démocrates noirs de 1977 jusqu’à aujourd’hui. L’actuel maire, C. Ray Nagin, incroyablement réélu en mai 2006, alors qu’on l’avait dit privé de sa base électorale ethnique après le passage du cyclone, incarne à la fois la loi et son exception : c’est un républicain devenu démocrate pour pouvoir être éligible !
Des litres d’encre et des tonnes de papier ont été consacrés au sous-développement des Afro-Américains. Or, au niveau local, les responsables du développement ou de la stagnation ont, la plupart du temps, été des démocrates, et souvent des Noirs. La Nouvelle-Orléans rassemble ainsi deux villes en une : une communauté historique, touristique, joyeuse, un bel ensemble d’hôtellerie moderne et luxueuse, et, collée à celle-ci, une communauté pauvre, qui vit certes fort bien si on se réfère aux critères de pauvreté mondiale, mais très mal par rapport aux normes américaines. La Nouvelle-Orléans a donc son propre « tiers-monde », dans lequel, comme on l’a vu, elle est susceptible de retomber dès que les forces de l’ordre et la structure sociale se dissolvent.
La police de la ville a la réputation, depuis des décennies, d’être la plus corrompue des États-Unis. Elle terrifie jusqu’à ceux qu’elle est censée protéger. En 2004, dans le cadre d’une recherche universitaire, on a tiré sept cents cartouches à blanc dans la rue sans que qui que ce soit prenne l’initiative de téléphoner à la police ! Ceci dit, nombre d’agents et de pompiers ont accompli leur travail avec héroïsme, dans des conditions apocalyptiques. Parallèlement, le pillage, le crime, les tirs sur les sauveteurs ont été l’exception : la règle a été la solidarité, au-delà des races, des classes sociales et des religions.
Cependant, moins d’une semaine après la catastrophe, en attisant les flammes de la division raciale, certains ont fait surgir d’épaisses volutes de fumée qui ont occulté les leçons de Katrina. Toute l’affaire a en effet été prise en main par des démagogues (Jesse Jackson, Al Sharpton) qui font de l’incitation à la haine raciale leur fonds de commerce. On a tiré à boulets rouges sur George W. Bush, on l’a accusé de racisme (alors qu’il est sans doute le président contemporain le plus indifférent qui soit à la couleur de la peau), tandis qu’on n’a pas entendu un mot sur la responsabilité criante de la gouverneur démocrate Kathleen Blanco et celle du maire noir C. Ray Nagin. Pas davantage d’appel à la charité, pas un seul encouragement en direction de familles qui ont tout perdu et doivent recommencer leur vie a zéro.
Ces pseudo-libérateurs ont tout intérêt à maintenir le Lumpenproletariat noir dans la misère : ils tirent des revenus juteux de cette clientèle et, si le sort de cette dernière venait à s’améliorer (ce qui est malgré tout le cas), leur discours se viderait de sens. Ce Lumpenproletariat doit être maintenu dans la dépendance totale à tous les niveaux, faute de quoi il n’aura plus besoin de ses prétendus « sauveurs ». La montée d’une classe moyenne noire constitue la plus grande menace centre les pourvoyeurs de haine raciale. Si la tendance actuelle se confirmait, ils se retrouveraient eux-mêmes au chômage, s’ils ne bénéficiaient pas de la protection des parachutes dorés que leur octroient leurs fondations.
À l’inverse, le libéralisme nous enseigne qu’il est dans l’intérêt bien compris de tout capitaliste que les pauvres s’enrichissent pour qu’ils puissent consommer davantage (la même règle s’appliquant aussi à l’échelle des pays, pour le plus grand bien de la coopération internationale et des programmes d’aide au développement durable).
Il y a quelques années, j’ai entendu Jesse Jackson déclarer tranquillement que les Noirs américains ne pourraient jamais dépasser leur condition. Sous-entendu : les Blancs seront toujours racistes. Mais qu’y a-t-il de plus raciste, de plus fataliste, de plus désespérant qu’une telle pensée ? Jackson veut croire l’opinion assez sotte pour assimiler des pillards à de pauvres gens qui ont tout perdu et ont été abandonnés par leurs frères de race (de la mairie et de la police municipale) au moment le plus critique de leur vie… C’est-à-dire pour faire l’amalgame entre des voyous et des personnes dont je connais la bonté, la grandeur d’âme, le courage face à l’adversité et la scrupuleuse honnêteté ! Jackson suppute que ses frères et sœurs de race sont assez naïfs pour croire à la camelote idéologique qu’il leur refile et grâce à laquelle il vit confortablement.
La vérité n’est pas issue de la moyenne des opinions : elle est ailleurs. Katrina joue à cet égard le rôle d’une arracheuse de feuilles de vigne : les failles des individus et des systèmes sont apparues au grand jour, mais aussi leur efficacité, leur générosité et leur héroïsme. Une catastrophe dévoile l’être dans sa vérité.
Attribuer les responsabilités est un exercice périlleux, prématuré et intrinsèquement politique ; cependant, à peine l’ouragan Katrina était-il passé que la gauche américaine, soutenue par la majorité des médias, « s’y est mise», relayée par la presse européenne qui, souvent, se contente paresseusement de traductions d’articles des grands journaux nationaux démocrates, comme le Los Angeles Times ou le New York Times.
Le jeu du blâme commence à gauche dès le 2 septembre et s’amplifie démesurément les jours suivants : tout est de la faute de Bush et de son administration, y compris Katrina, puisque le président n’a pas fait ratifier par le Congrès le protocole de Kyoto (tout comme Clinton d’ailleurs, qui s’en était bien gardé).
Avec ou sans Bush, rien, absolument rien ne prouve que la catastrophe eût pu avoir une issue différente. En 1992, 1998, 2000, 2004, les digues auraient lâché, les pompes cassé, l’eau serait montée, les téléphones auraient cessé de fonctionner, les pillards auraient pillé, les bureaucrates bureaucraté, les insouciants et les imprévoyants insoucié et imprévoyé, les maris adultères copulé et les mères célibataires enfanté, les mauvais flics baissé les bras, les autorités de Louisiane et celles de la ville auraient été chargées de l’ évacuation, et La Nouvelle-Orléans, le Mississippi, le lac Pontchartrain et le golfe du Mexique auraient été ce qu’ils furent dans la réalité. Tout attribuer à Bush, y compris, comme on l’a vu, l’ouragan lui-même (à cause de son inertie face au phénomène du réchauffement climatique), relève, au choix, de la haine, du fantasme ou du mythe collectif. La responsabilité des premières lignes, où un vrai leader eût évité presque toutes les horreurs qu’on a vues à la télévision, incombait aux seules autorités municipales et de l’État de Louisiane. Le cafouillage des secours fédéraux n’a fait qu’amplifier ce qui était déjà une tragédie.
Bien entendu, loin de moi l’idée que les États-Unis d’Amérique soient au-delà de toute critique, comme un éden sans tâche ; cependant, la critique doit être fondée en raison et en fait, et non pas dans le fantasme, la désinformation et le mythe.
À condition de ne pas tout confondre en faisant des États-Unis une puissance colonialiste, il est légitime de parler de post-colonialisme à propos des États-Unis, nés d’une révolution contre une puissance coloniale, le Royaume-Uni, et qui se sont débarrassés des traces de cet héritage tout au long de leur histoire, d’abord en 1864, avec la guerre de Sécession et la fin de l’esclavage, et jusque dans les années 1960, qui marquent la fin légale de la ségrégation et l’accès des Noirs à la pleine citoyenneté par le droit de vote.
Les États-Unis progressent, à chaque fois, en ne se laissant pas enfermer dans des déterminations socio-historiques, mais en les transcendant. Il en ira de même pour les séquelles de Katrina : elles ne seront effacées qu’à la condition de ne pas invoquer perpétuellement le poids de l’Histoire, que ce soit sur le plan de la technologie, de la politique et de l’économie. L’humanité ne voit la lumière qu’à la sortie des tunnels ou l’enferme le passé. Pourquoi, d’ailleurs, limiter cette leçon à l’Amérique? Elle s’applique tout aussi bien à la terre entière, Europe, Afrique, Orient et Moyen-Orient compris !