Nomade. Ce mot a ici un double sens. Le sens archaïque, tribal, d’une forme de vie représentée encore au XXe siècle par l’histoire de la grand-mère de l’A. et par les valeurs islamo-claniques qu’elle a transmises à ses petits-enfants en les élevant en Somalie. Le sens (post)moderne, transnational, des groupes en diaspora ou de l’individu déraciné, anglophone et/ou plurilingue, qui se déplace entre pays et continents avec son apple et son blueberry, se rêvant citoyen d’une grande ville du monde qui pourtant n’existe pas. Car le monde n’est pas une grande ville dont les habitants seraient des citoyens égaux devant la loi. Ce grand idéal moderne devient de plus en plus lointain, s’effiloche dans le brouillard et la cacophonie des idées obscures, voire obscurantistes, qui dominent en Occident. Or le troisième livre d’Ayaan Hirsi Ali est un point lumineux au milieu de la confusion idéologique dans laquelle nous vivons. Il décrit avec clarté la situation des sociétés occidentales, vulnérables à la menace islamiste du fait de l’assimilation manquée des immigrés musulmans. Un échec qui n’est pas à mettre sur le dos uniquement des immigrés eux-mêmes mais aussi et surtout de la politique multiculturaliste et paternaliste (the racism of low expectations). Au lieu d’aider les immigrés à devenir des citoyens, cette politique les fixe à une ‘identité culturelle’, c’est-à-dire à une forme de vie tribale et pré-moderne, incompatible avec celle des pays qui les accueillent.
De l’Islam en Amérique. Ce sont les deux pôles qui balisent le parcours de vie extraordinaire de Ayaan Hirsi Ali. Ces pôles sont hétérogènes : d’une religion à un pays, car ‘Amérique’ désigne ici les USA. Ils correspondent aussi aux deux sens de nomade : le sens tribal qui est celui dont l’A. a fait l’expérience enfant et adolescente ; et le sens moderne de ‘land of the free’, le pays où les immigrés, réfugiés, exilés des quatre coins du monde trouvent la liberté. Les deux nomadismes de Hirsi Ali correspondent à deux façons d’appartenir : par naissance et par choix. L’hétérogénéité qui sépare ‘Islam’ et ‘Amérique’ est celle qui sépare le monde à fondation religieuse et le monde moderne. Le parcours de vie de l’auteur est un itinéraire géographique qui la déplace, déjà jeune femme, du Kenya aux Pays Bas, pour échapper à un mariage forcé ; puis, suite à l’affaire Verdonk et à la perte de la citoyenneté hollandaise en 2006 (chapitre 8), des Pays Bas aux USA. Mais c’est surtout un voyage dans le temps, depuis la préhistoire jusqu’au XXIe siècle. Avant d’atteindre la quarantaine, Ayaan Hirsi Ali a traversé différentes formes de vie et différents niveaux de civilisation. Cette diversité s’organise en deux systèmes de valeurs et de pratiques, représentés par ‘Islam’ et par ‘Amérique’, dont la coexistence est impossible. D’un côté, la soumission, l’autorité, le dogme, la primauté du groupe sur l’individu ; de l’autre, l’autonomie, la liberté de conscience, la science, la primauté de l’individu (je dirai plutôt du sujet en tant qu’il ne rentre pas tout dans le groupe et la culture qui lui sont échus en partage, en tant que le sujet est au-delà des contenus qui déterminent son identité et appartenance). Et surtout la condition des femmes : citoyennes en Occident, propriété à échanger en Islam. D’où le clash. Au lieu de tolérer l’intolérable : mariages forcés, enfants fiancées, excisions, polygamie, crimes d’honneur, gendercide (avortement de bébés du sexe féminin), voiles, niqaabs, burkas et autres formes de misogynie institutionnalisée et de crimes contre les femmes, ce qu’il faut faire, c’est l’idée-force du livre, c’est moderniser les musulmans qui se trouvent en Occident, en faire des citoyens, leur procurer les conditions permettant la transition de la forme de vie archaïque – en langue somali, le Miyé – à la forme de vie urbaine et moderne – le Magaalo – avec ses droits et libertés, d’un côté, et ses devoirs et responsabilités, de l’autre. C’est ce que l’auteur appelle the opening of the Muslim mind.
Le livre a quatre parties. La première est consacrée à la famille de l’auteur et raconte les histoires de son père, sa mère, sa demi-soeur, son frère, son neveu, ses cousines. Les récits tournent autour de leur résistance à couper, même lorsqu’ils habitent à Londres ou dans une autre société démocratique, leurs amarres culturelles et religieuses et à renoncer, sinon à l’Islam, au moins à une version mauvaise, violente, sexiste et intolérante de cette religion, tout comme les occidentaux en ont fait il y a longtemps par rapport au christianisme. Le cas le plus illustratif est sans doute celui de Sahra, sa demi-sœur, qui lui rend l’image de ce qu’elle-même serait devenue si elle avait poursuivi le voyage jusqu’à Toronto pour épouser l’homme que son père avait choisi : incapable d’établir des liens sociaux au-delà du clan, Sahra vit dans une prison au beau milieu d’une société libre. Sahra est un exemple du fait que le relativisme culturel ne produit pas de coexistence pacifique et conviviale entre cultures et ethnies mais des enclaves d’oppression, d’ignorance et de pauvreté. Sahra est également exemplaire d’une attitude collective de résistance à la modernité, d’immunisation contre la ‘décadence occidentale’. Les musulmans ne veulent pas être contaminés par ‘des idées dégénérées’. Ce discours n’est pas nouveau. Les nazis et les communistes le répétaient à satiété.
La seconde partie est consacrée aux événements qui ont déterminé le départ de l’auteur aux USA, à ses premières impressions de ce pays et à l’analyse de la montée de l’Islam dans la société américaine. Hirsi Ali se livre à une comparaison entre les deux versions du modèle occidental, l’américain et l’européen, notamment le hollandais, en ce qui concerne le paysage et le climat, les think tanks, la famille, la fonction de l’état, l’immigration et aussi la perception de l’Islam. L’auteur s’étonne de ce que les américains associent l’Islam à la politique internationale mais ne le perçoivent pas comme une question socioculturelle interne. Pourtant les signes de la montée de l’islamisme aux USA, à travers la radicalisation des jeunes et des femmes, sont nets : filles scolarisées à la maison, de plus en plus de filles voilées, excisions, femmes à la mosquée, jeunes gens qui se considèrent premièrement musulmans et deuxièmement américains. Ajoutons 5 crimes d’honneur entre 2004 et 2009 perpétrés en territoire américain. Elle réfère aussi le cas de Nidal Malik Hassan, en novembre 2009, et son abordage par les medias passant sous silence les motivations religieuses de l’acte meurtrier du militaire américain. Ce sont là des symptômes de l’avancée du processus de radicalisation de l’Islam traditionnel. Mais l’A. souligne qu’il faut se garder de penser l’Islam traditionnel comme un soi-disant Islam modéré, selon le modèle des chrétiens modérés. Il n’y a pas d’Islam modéré et c’est bien pourquoi le processus de radicalisation est si facile. Les nouveaux ‘jihadistes’, les nouveaux militants islamistes, étaient des musulmans traditionnels. L’idée d’un Islam modéré est un leurre dénoncé aussi dans l’univers francophone, notamment par Wassyla Tamzali : les soi-disant modérés, puisant dans l’argumentaire postmoderne et multiculturaliste, et par là même se donnant des airs de modernité (ils ont une autre perception de l’égalité des sexes, l’Occident n’a pas le monopole des concepts et des définitions), font passer dans l’opinion publique un néo-antiféminisme diffus et implicite qui est une des pièces de l’islamo-tribalisation des mœurs en France[1].
Dans la troisième partie, Ayaan Hirsi Ali analyse les trois obstacles majeurs à la modernisation des immigrés musulmans : la morale sexuelle ; l’argent ; la violence. Elle revient sur la scolarisation à la maison des filles. La raison en est que fréquenter une école qui enseigne la pensée critique est un défi au pouvoir masculin et à la culture de soumission des femmes. Confinées de bonne heure à la maison, elles ne seront pas ‘corrompues’, ce qui veut dire que leur sexualité est sous contrôle, ainsi que leur tête, et qu’elles pourront être échangées (données en mariage, répudiées). L’école publique, institution issue des Lumières, est effectivement l’instrument le plus puissant contre la morale sexuelle archaïque, en l’occurrence, la morale islamo-tribale, et en faveur de l’émancipation des femmes. Les études sont indispensables à ce que les jeunes ne restent pas confinés à la culture de leur famille. Il faut donc assurer la présence à l’école des filles musulmanes en même temps qu’il faut prendre des mesures pour stopper la ‘tribalisation’ de l’école.
En ce qui concerne l’argent, l’A. raconte ses propres difficultés dans la gestion budgétaire quand elle est arrivée aux Pays Bas. Les immigrés ont besoin d’acquérir de la culture financière nécessaire à la citoyenneté responsable. Garder la morale archaïque en matière d’argent ne fait que perpétuer leur pauvreté et leur dépendance. Encore un effet nocif de la politique multiculturaliste qui, au lieu de respecter les individus et de promouvoir leur mobilité sociale, se fait un devoir de ‘respecter les cultures’ et leur status quo. Mais qui ne voit pas que c’est là l’attitude la plus conservatrice, la plus réactionnaire qui soit ? C’est la loi du pays d’accueil qu’il faut respecter, car la loi est au-dessus des familles, des cultures et des religions, pour assurer que tous les individus, hommes et femmes, indépendamment de la culture à laquelle ils appartiennent, de la religion qu’ils professent ou pas, ont les mêmes droits et devoirs. La dérive culturaliste et son fétichisme de la diversité vient de la perte de la notion d’universalité de la loi et d’égalité des droits. Ayaan Hirsi Ali critique à plusieurs reprises l’archevêque de Canterbury qui a soutenu que la Sharia devrait prendre place au Royaume Uni. Il y aurait ainsi au même pays côte à côte deux lois, un état de droit et une enclave islamiste, des meurtriers condamnés à la prison et des femmes adultères lapidées en publique, bref des citoyens et de la racaille. On peut légitimement s’indigner que quelqu’un ayant la responsabilité de l’archevêque de Canterbury ait énoncé de tels propos qui heurtent de front la charité et l’universalisme chrétiens. Mais à bien y réfléchir, ce n’est pas tellement étonnant. Il suffit de se rappeler que Rowan Williams est druide, ce qui marque, au-delà de son allégeance folklorique à l’ethnie galloise, son adhésion au paganisme et au monde archaïque dont le christianisme nous avait pourtant affranchis. Mais pour lui tout se vaut, tout se tient : paganisme, christianisme, islamisme. Quand on s’aperçoit à quels compromis immoraux mène le relativisme culturel, on se réjouit de ce que l’Eglise de Rome sache garder la lucidité nécessaire à ne pas embarquer dans le délire postmoderne.
Quant à la violence, il s’agit bien de celle qui est inscrite et justifiée dans et par le Coran : expansion de la foi par la force, battre ses femmes, liquidation des juifs, des homosexuels, des adultères, des apostats. Alors que les sociétés occidentales regardent la violence comme une action barbare, dans la culture islamique la violence intègre le système de discipline sociale. La différence entre un crime d’honneur et la violence domestique est que celle-ci est socialement condamnée et punie par la loi, tandis que celui-là est socialement approuvé et légitimé par Allah. ‘Islam is not only a belief; it is a way of life, a violent way of life. Islam is imbued with violence, and it encourages violence’ (p.201). C’est pourquoi il n’y a pas d’Islam modéré. Certes, les musulmans traditionnels ne commettent pas d’attentats terroristes comme ceux perpétrés par des groupes radicaux plus ou moins associés à Al-Qaida. Mais la violence de la communauté sur l’individu et des hommes sur les femmes, est une réalité quotidienne chez les musulmans.
Dans la quatrième partie, l’A. présente des propositions pour remédier à la situation. Son cadre de références et de valeurs est celui des Lumières et en cela sa voix converge avec des voix francophones de femmes issues aussi de cultures musulmanes: l’iranienne Chahdortt Djavann, l’algérienne Wassyla Tamzali, la française d’origine kabyle Fadela Amara.
Au grand projet de modernisation des musulmans, Hirsi Ali convoque trois institutions majeures : l’école (au sens large qui comprend l’université), le mouvement féministe et l’Eglise Catholique (et aussi les autres églises chrétiennes). Cette dernière constitue le point le plus surprenant de l’essai d’Ayaan Hirsi Ali, étant donné que l’Eglise de Rome, au contraire de l’école et du mouvement féministe, n’est pas historiquement une institution des Lumières, bien au contraire. Néanmoins, l’A. reconnaît justement que l’Église possède des qualités modernes qui manquent dramatiquement à l’Islam : liberté de conscience (contre crime d’apostasie), mixité des genres au lieu de culte (contre ségrégation des femmes à la mosquée), séparation des affaires spirituelles et des affaires temporelles (qui est en fait le trait axial de la modernité). Aussi, étant donné l’intoxication idéologique de l’université et la crise du mouvement féministe remplacé par des impostures comme le ‘féminisme islamique’ et le ‘colonial feminism’ (p.131), est-ce aux églises chrétiennes, et notamment à l’Eglise catholique, que l’A. confie la tâche décisive du projet : convertir les immigrés musulmans à la modernité en reprenant son service social et spirituel dans les ghettos. Hirsi Ali propose une alliance stratégique entre l’Eglise et laïcs pour combattre l’islamisation et gagner la bataille des idées et des âmes, au moyen ‘of a deliberate drive to urge immigrants to adopt Western values’ (p.248). Car ‘the random messages of Nike advertisement and pop culture were not enough to anchor this new, disoriented immigrant population into a sense of citizenship and community with Europe. The jihadis didn’t have any real competition; of course they spread’ (p.249). Mais s’engager et gagner cette compétition religieuse suppose évidemment que l’on cesse de nier la réalité du ‘clash of values’. Et pour affronter la réalité il faut que chrétiens et athées renoncent à leur attitude atonique et blasée.
Ce projet de modernisation comprend encore une opération de la plus haute importance qui serait à développer par l’université : l’analyse historique et philologique du Coran. Qui l’a (ré)écrit, quand, comment ? Comment déterminer son authenticité ? Traiter le Coran comme un texte s’avère une tâche nécessaire à sa démystification de livre incréé et, par conséquent, à une attitude de recul critique de la part des musulmans par rapport à leur Livre et à la distinction des deux plans de la compréhension et de la croyance, de la vérité et de l’autorité, de l’esprit et de la lettre. Ceci a été fait pour la Bible, notamment pour le Nouveau Testament, car sa structure, qui est plurielle (il y a quatre évangiles, donc quatre versions) et narrative (la révélation du Verbe incarné s’exprime dans des récits), se prête à l’analyse philologique, historique et herméneutique, l’appelle même. C’est bien plus difficile de soumettre le Coran à la critique textuelle, parce que sa révélation étant celle du Verbe (pas incarné), tout ce qui arrive dans le monde et le temps est, selon l’ontologie archaïque étudiée par Mircea Eliade, reconduit à l’origine intemporelle sacrée, en l’occurrence ‘à la matrice originelle des sourates éternelles’[2].
Mais toute difficile que cette opération puisse paraître, ainsi que le projet dans son ensemble, il faut les mettre en place. C’est à cette condition que l’on pourra parler non pas exactement d’un ‘Islam des Lumières’[3] mais plutôt de l’impact civilisateur des Lumières sur l’Islam.
Ayaan Hirsi Ali, Nomad. From Islam to America. A Personal Journey Through the Clash of Civilizations, London/New York/Sydney/Toronto, Simon & Schuster, 2010, 277p.
[1] Wassyla Tamzali, Une femme en colère. Lettre d’Alger aux Européens désabusés, Paris, Gallimard, 2009, p.128-9. Le néo-antiféminisme n’est pas un phénomène spécifiquement français. Pensons par exemple au petit reportage, transmis cette année par toute chaîne de télé, sur le 5e mariage du président d’Afrique du Sud, Jacob Zuma. Le ton d’approbation satisfaite des media occidentaux face à cet exemple de diversité culturelle ‘qui subsiste’ grâce au retour à la tradition précoloniale des Zoulous, était pour le moins hautement offensif des droits et de la dignité des femmes. Même les associations féministes qui ont protesté, ont déplacé l’accent de la question de l’égalité des droits à la question de santé publique : le SIDA (cf. http://www.rfi.fr/actufr/articles/110/article_78132.asp). Là aussi, Ayaan Hirsi Ali a le courage d’énoncer clairement ce que beaucoup n’osent pas dire : l’amélioration de la condition des femmes a été un effet collatéral de la colonisation. Elle écrit p.132 : ‘One great side effect of colonization, however, was that European countries brought their political and legal infrastructure to many Muslim countries [et pas seulement], which did improve the situation of women in significant ways (…) after the colonizers left, many countries reintroduced Shari’a law – always, first, as ‘Family law’ (in other words, women’s law) – and the situation of women in every case became worse’. Ceci est vrai aussi de l’Afghanistan occupé par les soviétiques.
[2] Sylvain Gouguenheim, Aristote au Mont Saint-Michel. Les racines grecques de l’Europe chrétienne, Paris, Seuil, 2008, p.200
[3] ‘L’Islam des Lumières’ n’existe que dans la belle fiction en BD de Frank Giroud Le Décalogue [http://www.glenatbd.com/recherche/?q=decalogue].Le décalogue est la forme d’une sourate méconnue qui aurait été écrite de la main du Prophète sur une omoplate de chameau. Ses dix commandements, fortement inspirés de ceux de Moïse, constituent un message de tolérance et de non-violence qui, en enlevant tout fondement à la guerre sainte, menace le programme d’expansion de l’Islam par conquêtes de territoires et conversion des populations. Le dernier volume nous apprend que les dix préceptes politiquement dangereux avaient finalement été composés non pas par le Prophète mais par un poète qui avait extrait du Coran ce qui, à ses yeux, il y avait de meilleur (pourtant la ressemblance de ce décalogue avec le décalogue mosaïque dément cette origine endogène). Dans l’ignorance de cet élément désacralisant, un groupe de crypto-musulmans, commandé par une femme, a gardé l’omoplate et transmis clandestinement son message de génération en génération comme étant celui du vrai testament du Prophète et du vrai Islam.