J’ai été amené à m’intéresser à La Réunion par le Moyen Âge – plus précisément, par une vieille copie de La chanson de Roland (1922) dédicacée par Joseph Bédier « A l’île Bourbon, diis patriis. » En tant que médiéviste, j’ai compris tout de suite « diis patriis » (pays adoré) – mais « l’île Bourbon » ne me disait rien. Je ne sais plus comment j’ai résolu le mystère de ce « Bourbon » mais il m’a mis éventuellement à la quête de la biographie réunionnaise de Bédier. Je me suis intéressée surtout aux divers « transferts » qui ont fait de ce jeune Créole un des historiens littéraires les plus influents du vingtième siècle.
Bédier forme sa conception du Moyen Âge sur deux axes – l’héritage des médiévistes patriotes de 1870, et la mémoire de son expérience réunionnaise. Le Moyen Âge littéraire ainsi conçu par Bédier devient à partir de 1900 le Moyen Âge appris par des générations d’étudiants. L’arrière-fond réunionnais est donc essentiel pour une compréhension adéquate et des études médiévales et de la culture républicaine. Je vous présente donc aujourd’hui quelques indices de l’histoire de ce que j’appelle « médiévisme créole », une histoire qui trace des transferts multiples en plusieurs sens – du Moyen Âge à La Réunion et à la République, de la République à La Réunion, et de La Réunion au Moyen Âge.
Le terme médiévisme créole renvoie à toutes sortes de rapports mobiles entre le colonialisme et sa résistance, le binarisme et sa diffusion, le passé figé et l’avenir indécis. En ce qui concerne Bédier et ses compatriotes de l’aristocratie blanche, le terme indique la valeur positive de la colonisation et le prestige historique du Moyen Âge. Ce médiévisme idéalisé devait garantir un rôle privilégié pour La Réunion au sein de l’empire. En même temps, le médiévisme créole peut désigner le barbarisme qui s’attache au colonialisme aussi bien qu’au Moyen Âge (lieux et temps en dehors de la « civilisation »). Il évoque ainsi un certain sens d’infériorité qui hante la diaspora créole (« C’est comme si j’arrivais du Moyen Âge et c’est pareil pour tous les autres Réunionnais, on est sauvages, on ne sait pas vivre » (1)). Ces deux conceptions contradictoires – idéalisation et dénigrement – caractérisent les attitudes envers les colonies et le Moyen Âge à travers la Troisième République. Mais le médiévisme créole comprend aussi une troisième possibilité : des constructions qui résistent au binarisme du discours impérial. Ces engagements créatifs avec le passé lointain imaginent le dépassement des vieilles contraintes des dualismes (inclusion/exclusion, citoyen/sauvage, etc.). Le médiévisme créole fonctionne donc de trois manières : il soutient l’idée d’une histoire nationale homogène ; il oppose l’unité de l’histoire nationale ; il inspire des formes hybrides qui dénient toute singularité stable. Au fond, le médiévisme créole désigne toute une échelle d’attitudes envers le passé, née d’innombrables dislocations (ou « transferts ») entre La Réunion et la France.
Du Moyen Âge à La Réunion
Je commence par l’idéal chevaleresque revendiqué par l’élite réunionnaise du dix-neuvième siècle – un transfert du Moyen Âge à La Réunion. Cet idéal apparaît très clairement dans le livre d’histoire familiale écrit par Adolphe Bédier, le père de Joseph (archives privées). Selon Adolphe, la famille descend de l’aristocratie bretonne et comprend des Mousquetaires et un grand-père qui descend d’un roi irlandais médiéval. Pour Adolphe, l’authentique culture créole est purement européenne et essentiellement chevaleresque : les Créoles se défendent à l’épée, sont à l’aise à cheval, et haïssent le commerce.
L’éducation coloniale renforce cette chevalerie familiale. Le service patriotique, cher aux maîtres du lycée de Saint-Denis, se conçoit souvent en termes chevaleresques : comme on a dit à la distribution annuelle des prix en 1901 : « l’honneur de notre pays fut toujours de prendre la défense du faible contre le fort » (Archives départementales de La Réunion, T137). Encore plus explicite, Raphaël Barquissau (à la distribution de 1921) a dit que le « culte chevaleresque de l’honneur » maintient les valeurs de la « Vieille France » (Archives départementales de La Réunion, T403). Bédier et ses confrères développent donc une conscience chevaleresque qui soutient à la fois leur identité créole et leur citoyenneté républicaine. L’aviateur Roland Garros incarne l’apothéose de cette combinaison–muni d’un nom épique, on l’a décrit comme « un chevalier du Moyen Âge que l’on défie dans un tournoi. » Garros lui-même offre cette explication de son service militaire : « J’étais Créole…donc plus prêt que d’autres à faire la guerre sans haine. » (2)
Pour Bédier et pour d’autres, la chevalerie créole devient un concept presque racial. Je passe sur beaucoup de citations révélatrices de Marius-Ary Leblond pour ne citer que Bédier, qui unit son « sang » à une « vieille tradition d’honneur », et qui se caractérise comme « un Bourbonnais blond aux yeux bleus…d’une race…préservée de tout mélange. » (3)
Du Moyen Âge à la République
L’éducation que Bédier reçoit à La Réunion dans les années 1870 est elle-même marquée par un nouveau médiévisme républicain qui vient renforcer les idéaux chevaleresques locaux – un transfert du Moyen Âge à la République. Ce sont des historiens du Moyen Âge qui formulent beaucoup des réformes pédagogiques qu’on croyait nécessaires pour combattre la supériorité des Allemands après la défaite de 1870. Les érudits français prennent la finesse de la philologie allemande comme analogue à leur science militaire. Pour les philologues, La chanson de Roland représente un terrain de combat capital : il s’agit de gagner à travers la philologie ce que l’armée avait perdu sur le champ de bataille. Puisque les « Francs » de l’épopée sont à la fois des proto-Allemands et des proto-Français, l’épopée devient l’obsession patriotique des médiévistes des deux pays.
Ce n’est donc pas par hasard qu’on voit la récupération immédiate de l’épopée, au moment même où la République commence à prendre forme–c’est-à-dire littéralement en décembre 1870. Toujours pendant le siège de Paris, les cours universitaires s’ouvrent–le 3 décembre, c’est Charles Lenient à la Sorbonne avec « La poésie patriotique en France : la Chanson de Roland » ; le 8 décembre, c’est Gaston Paris au Collège de France avec « La Chanson de Roland et la nationalité française. » Le même jour, Léon Gautier signe l’introduction à sa nouvelle édition du poème – « Histoire d’un poème national » – édition que Bédier recevra huit ans plus tard au lycée de Saint-Denis. (4)
Ces trois interventions révèlent un consensus remarquable sur le pouvoir de l’épopée de fortifier la nation affaiblie. Tous les trois prennent La chanson de Roland comme illustration de la supériorité de la France ; ils demandent que l’éducation française transmette cette supériorité plus clairement à travers l’épopée. Ils mettent en valeur une idée de la nation qui favorise l’émotion et rejette l’importance de définitions territoriales : après la perte de l’Alsace-Lorraine, la France est un sentiment plus qu’un lieu. Comme évidence, les trois érudits ont recours à des exemples soit épiques soit coloniaux.
Je cite seulement quelques exemples particulièrement frappants. Pour une définition de patriotisme semblable à celle de La chanson de Roland, Lenient recommande de s’adresser aux colons : « Demandez au soldat qui emporte au-delà des mers la patrie dans les plis de son drapeau. Demandez à ces colons de la Louisiane et du Canada, dont les petits-fils se souviennent encore, après deux siècles, qu’ils sont Français » (36). Pour des modèles de conduite future, Paris recommande La chanson de Roland : « Faisons-nous reconnaître pour les fils de ceux qui sont morts à Roncevaux et de ceux qui les ont vengés » (118). Pour réaliser un nouvel empire, Gautier recommande de faire lire La chanson de Roland aux indigènes : « sous tous les degrés de latitude, parmi toutes les races, toujours et partout, la mort de Roland fera battre le cœur d’un Indien ou d’un Arabe, comme elle fait battre le nôtre » (cxxvii). Une génération plus tard, Bédier prône des interprétations similaires.
À travers toutes ces discussions, le médiévisme et le colonialisme se joignent pour établir une place centrale pour La chanson de Roland dans le discours républicain. Même Ernest Renan, dans son célèbre discours « Qu’est-ce que une nation, » remonte à l’épopée. Ces convergences montrent puissamment comment les événements de 1870 ouvrent un espace conceptuel pour le Moyen Âge et pour les colonies dans le nouvel imaginaire républicain.
En effet, au cours de la Troisième République, « épique » et « national » deviennent presque synonymes. En 1901, par exemple, le Sénateur Fabre traduit La chanson de Roland –« épopée de patriotisme » dédicacée à l’armée. Ce nationalisme épique paraît très fortement marqué autour de la Grande Guerre, elle-même caractérisée comme « épique. » L’épopée exprime aussi la signification du colonialisme. Des expressions telles que « épopée coloniale » et « épopée africaine » abondent. De La Réunion, les Leblond définissent la littérature coloniale comme essentiellement épique (dans Après l’exotisme de Loti : le roman colonial). Cette métaphore attache aux conquêtes modernes la légitimité d’un héroïsme ancien et sanctifié–déployé actuellement (comme dans le passé) contre un « ennemi » nord-africain.
Le genre épique joue donc un rôle important dans la conception de l’identité française après 1870. Cette nationalisation du genre donne au colonialisme un lignage héroïque, et aux études médiévales un lignage colonial. Et à plusieurs moments clés, c’est La Réunion qui soutient et alimente ces transferts.
De la République à La Réunion
Les médiévistes de 1870 contribuent de façon décisive à l’enseignement républicain de la littérature médiévale. Les efforts de Gautier ont un impact direct à tous les niveaux. La chanson de Roland devient obligatoire au lycée en 1880, et pour les filles en 1882 ; les premières traductions pour enfants sont publiées en 1885. Vers 1900, La chanson de Roland offre une histoire littéraire patriotique pour toute la jeunesse de la France, du secondaire à l’université.
Joseph Bédier fait partie de la première génération d’étudiants formée par les nouvelles méthodes, et il passe une des premières agrégations à traiter de La chanson de Roland, en 1886. Mail il commence bien plus tôt, en 1878 à Saint-Denis quand il reçoit à l’âge de quatorze ans une copie de La chanson de Roland comme prix à l’école. Le choix même du prix en dit long sur les circuits de transferts entre moyen âge, république, et colonie. Ce prix représente un nouveau transfert de la République à La Réunion – une adoption précoce de la pédagogie épique proposée en 1870 et généralisée à partir de 1880.
Bédier décrit plus tard comment il a lu l’épopée sous le manguier de sa maison familiale, et il date sa vocation pour les études médiévales à ce moment. Sous le manguier, la chevalerie créole retrouve directement ses sources lointaines. En effet, le père de Bédier décrit les duels de ses ancêtres comme des manifestations modernes de la coutume médiévale du « Jugement de Dieu » – dont un exemple clôture La chanson de Roland (duel entre Thierry et Pinabel pour établir la culpabilité de Ganelon). À La Réunion donc Roland représente le précurseur d’une tradition familiale de défense vigoureuse de l’honneur.
Ayant rencontré Roland à Saint-Denis, Bédier renforce le cycle de transferts en produisant sa propre édition, publiée en 1922 et dédicacée « à l’île Bourbon. » Pendant toute cette période, l’épopée et Bédier lui-même sont proposés comme modèles à plusieurs générations d’étudiants au lycée de Saint-Denis. Déjà en 1894, Roland représente l’action idéale d’un jeune républicain créole–énergique, défenseur de sa patrie…inspiré par une fiancée blonde (Archives départementales de La Réunion, T136). En 1924, on évoque encore l’histoire « chevaleresque » de La Réunion, soulignant qu’un chevalier agit souvent seul, « soutenu seulement par le cri de vaillance : ‘Mont joie Saint-Denis’ » (Archives départementales de La Réunion, T403). Ce cri de guerre appartient justement à Charlemagne ; il rappelle la vaillance de Roland tout en confondant la capitale de La Réunion avec la chevalerie sacrée de Roland–qui porte dans son épée un cheveu du saint national qui s’appelle Denis (La chanson de Roland, vv. 973, 2347).
À d’autres moments, c’est Bédier lui-même qui sert de modèle pour les lycéens, surtout autour de son élection à l’Académie Française en 1920. À la même époque, Bédier lui-même rappelle l’inspiration qu’il a reçue de ses ancêtres chevaleresques : « J’aime ces vieux créoles, leur goût du risque et de l’aventure, la façon dont ils passent de la mollesse à l’énergie, leur fierté, le sentiment raffiné qu’ils ont de l’honneur, leur chevalerie » (lettre publiée dans La victoire sociale, 30-31 décembre 1920).
Ici, Bédier reconnaît explicitement le médiévisme de ses idéaux créoles. À son tour, il cherche à incarner un patriotisme chevaleresque à travers l’étude du Moyen Âge.
De La Réunion au Moyen Âge
Ces réflexions autobiographiques font partie de la dernière dimension des « transferts » dont je voudrais parler–de La Réunion au Moyen Âge. Par cette expression, j’entends toutes les influences de l’expérience et de la mémoire coloniales sur les conceptions historiques de Bédier, qui elles-mêmes influencent la conception du Moyen Âge dans le discours républicain. Ce médiévisme créole se manifeste à travers toute la production scientifique de Bédier–de sa thèse sur les fabliaux (où il trouve la « preuve » de la transmission orale en plein Océan Indien), à son Roman de Tristan et Iseut (une sorte de Paul et Virginie médiéval, dédicacé à son beau-père créole Denis-Godefroy Du Tertre Lecocq), aux Légendes épiques (où il s’appuie sur le livre de son père pour soutenir sa conception de la mémoire), à sa valorisation des manuscrits « purs de tout mélange ».
La manifestation la plus concrète de ce médiévisme créole est sans doute l’édition de La chanson de Roland dédicacée à « l’île Bourbon. » Bédier la conçoit dans la droite lignée du patriotisme initié par Lenient, Paris, et Gautier en 1870. Il ne s’adresse pas aux érudits mais au grand public : « il convient que tous les lettrés puissent lire le vieux poème et s’y plaire » (Revue de France, 1921). Selon Bédier, la lecture de l’épopée est l’activité la plus naturelle d’un citoyen éduqué. Il affirme, en plus, que ce lecteur accède directement aux origines épiques de la nation– même s’il lit en français moderne. Cette transparence s’établit parce que, selon Bédier, la langue ancienne est déjà une langue nationale et unie qui déplace tous les dialectes.
C’est cette conception de l’épopée qui la rend à la fois républicaine et coloniale : elle représente une culture unie (comme celle envisagée par le discours républicain) et expansionniste (ce sont les croisades qui forment la nation au onzième siècle).
Au début de la Troisième République, certains médiévistes influents forgent des liens très forts entre le Moyen Âge, les origines de l’Empire, et les idéaux de la France moderne. Leurs leçons atteignent les jeunes citoyens à travers l’éducation nationale, y compris le jeune Bédier. Éduqué à Saint-Denis et à Paris dans les années 1870 et 1880, il est à la fois produit et formateur de ce médiévisme républicain. Son médiévisme est pourtant aussi créole que national. Passant de La Réunion à la métropole, le médiévisme créole articule beaucoup des tendances dualistes qui caractérisent l’imaginaire national de la Troisième République – un Moyen Âge prestigieux mais aussi barbare, un empire colonial de grande valeur mais aussi plein de dangers, une nation définie par l’émotion mais inspirée par une perte territoriale, un grand sens du collectivisme mais aussi d’isolement individuel. Le médiévisme créole de Bédier est donc unique mais aussi représentatif de valeurs et aspirations nationales.
La confluence du médiévisme et du colonialisme pendant la Troisième République détermine le développement et la diffusion des études de Bédier. Dans son médiévisme créole, on voit comment un sujet colonial, héritier d’une idéalisation de la tradition aristocratique, s’approche au Moyen Âge comme un patrimoine indigène à La Réunion. On voit comment son médiévisme, formé par la mémoire coloniale, s’adresse à la fondation même de l’imaginaire national. On voit aussi comment le national et l’impérial s’appuient sur les mêmes géographies et les mêmes temporalités. De la perspective des élites de La Réunion–de ceux qui s’identifient avec les origines lointaines de la France–la République impériale trace des limites bien larges dans le temps et dans l’espace. Les lignes de continuités remontent jusqu’au Moyen Âge ; elles se croisent de manière inattendue et parfaitement naturelle sous un manguier de Saint-Denis, où Joseph Bédier lit une copie de La chanson de Roland écrit en 1870.
** Communication faite le 18 novembre 2008, au colloque Un transfert culturel à La Réunion : l’idée républicaine (extraite et adaptée de mon livre Creole Medievalism, University of Minnesota Press, à paraître). Je remercie le Professeur Prosper Eve de l’Université de La Réunion pour l’invitation à participer au colloque, et pour l’autorisation de publier cette communication (une version plus élaborée apparaîtra dans les actes du colloque).