À l’heure où des expressions comme « identité nationale » font bondir les âmes bienveillantes qui rêvent, à défaut d’être convoquées par le réel, d’un monde sans frontières ou de « communautés » post-nationales, il n’est sans doute pas inutile de revenir sur la signification ou l’intentionnalité de la conscience nationale. Petit essai de réponse à une question exigeante, sous l’autorité de Paul Ricœur.
Dans L’impérialisme, Hannah Arendt approche le phénomène du nationalisme : « Le nationalisme traduit essentiellement cette perversion de l’État en instrument de la nation, et l’identification du citoyen avec le membre de cette nation. » (1)
Cette perversion, selon Arendt, est le fruit d’un amalgame entre deux éléments, l’État et la nation, qui se forme à la faveur de l’individualisme. D’une part, comme le rôle de l’État a toujours été, quels que soient les régimes, de représenter la plus haute institution juridique devant protection à son peuple, sa fonctionnalité transcende les aspects culturels ou historiques de ce qu’il rassemble. L’intérêt d’une conscience populaire se distinguant culturellement ou historiquement, n’est donc pas raison d’État. La faute consiste ainsi en ce que l’État ne garantit plus les droits civiques et politiques qu’aux membres d’une communauté s’identifiant par le fait d’une même origine. D’autre part, le nationalisme apparaît en tant que substitut à la valeur symbolique du monarque. La souveraineté émane désormais du peuple, mais celui-ci, imprégné d’individualisme libéral, se perçoit comme un agrégat d’individus qui n’éprouvent de lien entre eux que par référence à une origine historico-culturelle commune. Dès lors : « Au nom de la volonté du peuple, l’État [est] contraint de ne reconnaître pour citoyens que les ”nationaux”… » (2) Coupé de sa dimension rationnelle, l’État devient la représentation d’une « âme nationale » surplombant tous les individus et s’accordant ainsi avec une conception centralisatrice nécessaire au désagrégement individualiste.
Ajoutons que pour la philosophe, la persistance de l’État comme institution juridique via un gouvernement constitutionnel, dont la mise en place coïncide avec l’avènement de l’État-nation, maintient, grâce à la légalité, le nationalisme dans certaines limites et préserve les individus d’un régime despotique. Mais l’équilibre entre institution légale et intérêt national demeure en soi précaire…
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L’analyse du nationalisme par Arendt souligne donc cette transformation de l’État qui tombe aux mains d’une nation voulant se protéger des effets de la désintégration sociale, laquelle signifie une apathie ou une aphasie de l’être-en-commun se déchargeant sur un État-gestionnaire. Mais la conscience nationale ressortit-elle uniquement au champ de l’intérêt incompatible avec l’universel ? La nation et l’Etat sont-ils condamnés à cohabiter à travers un équilibre que maintiendrait artificiellement le nationalisme, celui-ci fût-il sous contrôle ? Faut-il voir dans l’individualisme une fatale désintégration sociale ?
La dualité qui jalonne une bonne partie de l’œuvre arendtienne finit par présenter ses limites. Agoraphile, la philosophe persiste à écarter le processus historico-social de ce qui relève de la parole et de l’action, c’est-à-dire de l’ordre politique, l’ordre proprement humain. Les différences effectives, comme la « force » de la nation et son passé « héréditaire » qui « conquièrent » l’État, s’imposent d’emblée à titre de faits bruts. Seule la conscience politique leur prête une signification en les mettant en question. Autrement dit, l’égalité qui s’oppose à la différence en tant que sphère du donné, s’engendre politiquement, n’est découverte en vérité que sur le plan de l’expression politique. Aussi lorsque tombe la tête du roi et que cette chute entraîne avec elle une dissolution de la corporéité du social, c’est-à-dire lorsqu’éclate l’égalité sociale, celle-ci, dans le discours arendtien, doit être absolument distinguée de la condition politique, sous peine d’apparaître à titre d’égalité « naturelle », « nécessaire », rendant par là toute différence intolérable. Pour Arendt, comme lui reproche Claude Lefort, « […] la destruction des rangs et des ordres, des réseaux de dépendance n’apparaît nullement comme la condition, plus que cela, comme le fait générateur de l’égalité politique. » (3) Or, « la reconnaissance du semblable par le semblable [est] un phénomène beaucoup plus général que celui de l’égalité des droits politiques… » (4)
Cette reconnaissance du semblable par le semblable en tant que condition anthropologique fondamentale peut s’articuler sur le passage de « l’homme capable » au « citoyen réel », selon les termes de Paul Ricœur (que j’évoquerai ici avec un fort accent phénoménologique). Ce passage, nous allons le voir, affine le jugement arendtien qui, tranchant entre le processus historico-social et l’ordre politique, croit trancher entre inégalité et égalité.
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Le sujet capable : l’être responsable
Si vivre, comme le pense la phénoménologie, c’est vivre dans des possibilités, le milieu de la possibilité pour le sujet du droit renvoie au premier chef à sa capacité « à se désigner lui-même comme l’auteur de ses actes ». (5)
Le pouvoir d’identification du sujet a lieu sous la forme de la narration et compose ainsi une « identité narrative ». La narration, en effet, ne vient pas du dehors se rajouter à l’identification, mais l’accompagne. Le récit découvre l’unité de l’expérience vive en y délimitant des contours : s’y fait un travail d’interprétation que suscite la fluence du vécu irréductible à la quiddité. Mais il s’agit moins, pour le sujet, de se raconter des histoires que de laisser d’abord ouverte la possibilité d’un nouvel angle de compréhension. « Comprendre », donc, en tant que « mettre ensemble » sous forme d’une intrigue « qui consiste à conduire une action complexe d’une situation initiale à une situation terminale par le moyen de transformations réglées ». (6) Il appartient, de la sorte, au récit d’opérer une intégration entre les intentions, les causes et les hasards. Contrairement donc à l’identité substantielle, l’identité narrative admet le changement : « la contingence des péripéties contribue à la signification globale de l’histoire, racontée. » (7)
Être capable de se désigner soi-même comme l’auteur de ses actes, c’est, en vertu de la dimension réflexive ou auto-affective de l’être ou de l’existence, « s’estimer » capable de le faire. Ce qui veut dire aussi que je m’estime en tant que j’en suis capable et que les actions, se rapportant au sujet, entrent dans un rapport d’appréciation : je m’estime comme capable d’estimer mes actes.
Le tiers comme condition d’actualisation
Le sujet de l’identité narrative en se désignant lui-même s’adresse à l’autre : l’histoire est une histoire racontée. Or, le contexte d’interlocution ne saurait se réduire à un phénomène bipolaire reliant un je et un tu. À l’intérieur du discours, en effet, face à l’autre, doit être supposée partagée « la règle de sincérité sans laquelle l’échange linguistique serait impossible. » (8) Autrement dit, j’attends de l’autre locuteur qu’il se présente comme l’auteur de ce qu’il dit, qu’il soutienne ses propos, – que, sa parole, il la tienne. Le discours implique ainsi une confiance originaire qui n’est pas le fait de liens affectifs, mais se donne comme « la condition institutionnelle de toute relation interpersonnelle. » (9) À l’intérieur du discours, qui est toujours discours public, je peux donc m’adresser à l’autre parce que je me réfère fondamentalement à lui comme à chacun. L’autre que je rencontre en milieu sociétal revêt la figure du tiers, de l’humanité, dans la mesure où tous les locuteurs d’une même langue sont liés entre eux, en deçà du fait de se connaître ou non, par la reconnaissance originaire d’une même capacité. Se découvre par là l’intersubjectivité constitutive du sujet dont le caractère d’« entre-deux » interdit à l’autonomie de s’hypostasier et se formule à travers le paradoxe suivant : en donnant sa parole, le sujet est prié de la tenir.
Sur la base de cette reconnaissance d’ordre institutionnel s’établissent alors les systèmes qui structurent concrètement les interactions sociales. Parmi ces institutions : la nation. Il est utile ici, à la lumière de l’identité narrative, de reprendre la définition qu’Arendt fournit de la nation. « Les nations [ont] fait leur apparition sur la scène de l’histoire lorsque les peuples [ont] acquis une conscience d’eux-mêmes en tant qu’entités culturelles et historiques. » (10) Or, selon Arendt, toujours, l’apparition de la conscience nationale est concomitante d’une transformation linguistique : le dépassement du stade de dialecte dans une adaptation de la langue aux formes littéraires. Ainsi, en ne préjugeant plus cette fois de la notion, nous pouvons considérer la nation comme une structure de reconnaissance encadrant les échanges humains.
La conscience nationale est certes un phénomène historique. Ce qui, toutefois, ne veut pas dire qu’il soit non nécessaire, et notre propos, rappelons-le, est de montrer qu’il ne se confond pas spontanément avec le nationalisme lorsqu’intervient le problème de l’institution politique.
Le fait qu’au sein d’une nation chaque agent soit relié aux autres signifie d’abord que l’histoire de chacun s’inscrit dans l’histoire des autres sur fond d’une histoire commune. Autrement dit, les individus qui habitent une nation sont ceux qui s’estiment en tant qu’ils se retrouvent les uns les autres autour de la promotion de valeurs identifiées par le récit national. C’est dire également que les valeurs qui guident les actions et auxquelles s’identifie la conscience nationale se donnent à titre de formes historiques. Mais il ne saurait être question de relativisme.
Nous avons vu que la valeur cardinale de l’enchevêtrement sociétal est la confiance originaire. Valeur des valeurs ou sans laquelle une compréhension des valeurs n’est pas rendue possible. D’après elle, l’autre en se tournant vers moi me signifie qu’il sait qu’il peut compter sur moi – il éveille ma capacité – comme je peux compter sur lui. Cette valeur peut déjà se décliner sous les traits de « liberté, égalité, fraternité ». Mais il existe et existera toujours plusieurs manières de concevoir la liberté, l’égalité ou la fraternité. En d’autres termes, les valeurs ont une dimension transcendantale en ce que leurs expressions, leurs figures, appréhendées dans la perspective (historique), n’épuisent pas une totalité de possibles. Une valeur ne devient pas actuelle en répondant à une possibilité donnée à l’avance, c’est-à-dire relevant d’une zone préalable en attente de sa forme. La représentation d’une valeur est bien plutôt corrélative de la créativité humaine, de son imagination. La créativité implique ici, outre la réfutation d’une totalité de possibilités prédéterminées par l’absence de leurs formes, que l’existence de la valeur n’est ni celle d’une pâle copie, ni le produit d’une volonté de puissance réduisant par conséquent tout idéal à une illusion utile ou nocive (car cette volonté ne se départirait pas d’une certaine téléologie). Dans l’acte de préférence, la valeur vient à l’esprit à titre d’atmosphère : l’idée surgit et je ne sais en saisir l’origine, me situer vis-à-vis d’elle comme si j’en étais la source. L’idée est le fait que je l’entrevois et qu’aussitôt elle s’évanouit (je-ne-sais-où) : je n’en retiendrais que ce que j’en aurais fixé en une certaine parole où, précisément, j’entreprends de la dire. (Ce qui suppose une certaine sensibilité de la langue actualisée ou non par la culture donnée.)
Du point de vue de l’histoire, il est vrai que nous ne sommes pas à l’origine de la représentation des valeurs. Notre naissance fait de nous les héritiers d’une histoire de mœurs sur laquelle s’appuieront nos évaluations. Toutefois, dans ces évaluations, précisément, nous entrevoyons quelque chose d’autre que la face objectivée des valeurs et, par ailleurs, aucune société n’est à l’abri d’une véritable crise, affectant l’institution de ses valeurs au point que celle-ci s’avère caduque : de cet écroulement se révélera l’exigence de leur reprise, par un retour à l’essentiel et son foisonnement de possibles inouïs, en une nouvelle configuration.
Si, du fait de leur dimension transcendantale, les valeurs ne se discutent pas, leurs configurations, en revanche, peuvent être jugées nécessaires ou non. Par exemple, la démocratie telle-que-nous-la-connaissons répond sans l’épuiser à la qualité fondamentale et fondatrice de l’être-en-société, alors qu’une valeur religieuse, bien que renvoyant à l’énigme humaine en tant que rapport à l’Autre, parce qu’elle comporte des éléments métaphysiques, c’est-à-dire uniquement valables pour un adepte, n’a pas à être respectée de tous.
Enfin, pour en revenir au récit national proprement dit, de la même manière qu’il constitue une reconnaissance de la nation pour elle-même, on est en droit d’affirmer que chaque nation peut apparaître également comme une reconnaissance pour les autres.
La spécificité du politique comme tiers
Le politique tel qu’il s’est laissé découvrir par la rationalité occidentale détermine essentiellement le milieu d’expression de la pluralité. Si la parole donnée déborde le cadre du lien amical ou amoureux, elle ne le fait qu’à titre potentiel. Il y a dans le face-à-face « plus » qu’un rapport entre deux termes, mais rien n’oblige effectivement le(s) locuteur(s) d’en tenir compte. Le tiers peut être de fait exclu, car ce que nous voulons faire n’est pas forcément ce que nous devons faire ; nous pouvons réduire le préférable au profitable. (Ce qui ne veut pas dire, comme le pense Kant, que le profitable, c’est-à-dire ce qui profite à une communauté d’intérêts, soit moralement incompatible avec le préférable. Nous pensons le préférable comme le point d’appui du profitable.) De la même manière, si la nation ne veut pas s’apparaître comme le simple produit de son histoire, il faut que la communauté s’organise pour devenir capable de prendre des décisions collectives. Or la notion d’« espace public » que recouvre le politique implique une visibilité irréductible au face-à-face : la comparution. S’enracinant dans la confiance originaire, les rapports contractuels qui structurent l’espace public rassemblent quiconque vit sous leur juridiction. L’observation des lois à la quelle je me rends comprend de soi le respect vis-à-vis du tiers, sa reconnaissance en acte. Ordonnés aux lois, nous avons ainsi conscience les uns des autres. C’est « par ordre » que nous nous (re)présentons. (Nous découvrons ici le sens de la loi et non le poids que doit avoir l’appareil étatique.) L’espace public donne lieu également au procès de la société en ce qu’il constitue, à travers le débat (et là encore des règles sont requises), la mise à jour des enjeux sociétaux et leurs réponses légales.
En d’autres termes, la pluralité politique exprime le vouloir vivre ensemble d’une communauté qui entend non pas dès lors se doter de la loi qu’elle veut, mais ordonner chaque homme aux mêmes lois en vue d’un bien commun : « on appellera pouvoir la force commune qui résulte de ce vouloir vivre ensemble » (11). Le pouvoir en tant qu’institution politique interdit la confiance et l’évaluation des valeurs représentées de se restreindre aux relations courtes ou égoïstes, les inscrit dans « une perspective de durée et de stabilité, et, plus fondamentalement, projette l’horizon de la paix publique comprise comme tranquillité de l’ordre. » (12)
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On le voit, le rapport entre nation et État n’est pas d’emblée celui d’une contradiction entre un héritage de valeurs singulières et les droits attachés à l’homme en tant que tel. La nation héritière des Lumières est une manière de se représenter et de vivre l’universel qu’incarnent les événements de son histoire – par l’intermédiaire du pouvoir politique. Celui-ci préserve les valeurs de l’arbitraire, se rend attentif au risque de désordre toujours possible et coule dans la durabilité les décisions issues de délibérations où les principes se retrouvent à découvert. Quant à l’individualisme des démocraties libérales, il ne doit pas être confondu avec sa version « ultra ». Cette dernière postule que le sujet est déjà un sujet de droit avant même d’entrer en société. Toute relation, tout échange ne revêt ainsi pour l’ultralibéralisme qu’un aspect contractuel, indifférent donc à ce que nous avons appelé la « confiance originaire ».
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(1) Hannah Arendt, L’impérialisme, Paris, Fayard, 1982, p. 183.
(2) Ibid., p. 182.
(3) Claude LEFORT, « Hannah Arendt et le totalitarisme », in L’Allemagne nazie et le génocide juif, Paris, Le Seuil, 1985, p. 529.
(4) Ibid., p. 530.
(5) Paul RICŒUR, Le Juste, Paris, Éditions Esprit, 1995, p. 31.
(6) P. RICŒUR, La mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Le Seuil, 2000, p. 313.
(7) P. RICŒUR, Le juste, p. 32.
(8) Ibid., p. 35.
(9) Ibid.
(10) H. Arendt, Op. cit., p. 181.
(11) P. RICŒUR, Op. cit., p. 37.
(12) Ibid., p. 38.