Mondes européens

Texte, corps et trace dans « Nefertiti et le rêve d’Akhnaton » d’Andrée Chedid

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Chedid, Andrée. Nefertiti et le rêve d’Akhnaton. Paris : Flammarion, 1988.


Qui dit trace, dit trace de “quelque chose”. Nefertiti et le rêve d’Akhnaton offre au lecteur différents types de traces, tant au niveau textuel, historique, psychanalytique que philosophique. Andrée Chedid parsème son texte d’indices et d’empreintes, que j’assimile dans cette étude à des traces. La problématique de la trace est abordée sous plusieurs angles, et cet essai se concentre principalement sur les différents “corps” d’Akhnaton, car celui-ci constitue le cœur même du texte. Il symbolise la fondation de l’H/histoire que Chedid construit. J’analyse tout d’abord la physicalité du texte d’un point de vue psychanalytique, car cela me permet d’établir une dialectique entre le texte et le procédé d’écriture. Ensuite, je cherche à contextualiser le corps et ses représentations afin de révéler la relation intrinsèque entre l’Art, la sculpture et le texte. Enfin, le corps, à l’instar de tout livre, de tout texte écrit, est destiné à disparaître et à retourner à la poussière, au sable. Je tenterais ici de répondre aux questions suivantes : Que reste-t-il du texte de Chedid ? De l’histoire de Nefertiti ? Du rêve d’Akhnaton ? Comment Andrée Chedid parvient-elle à marier le corps et le texte pour raconter la biographie imaginée d’une figure historique ?

 

 

        Nefertiti et le rêve d’Akhnaton offre au lecteur différents types de traces, tant au niveau textuel, historique, psychanalytique que philosophique. Andrée Chedid parsème son texte d’indices et d’empreintes, que j’assimile à des traces. La problématique de la trace est abordée sous plusieurs angles, et cet essai se concentre principalement sur les différents “corps” d’Akhnaton, car celui-ci constitue le cœur même du texte. Tout d’abord, je vais m’intéresser au texte visible et à sa physicalité, sa corporéité d’un point de vue psychanalytique (la dimension psychanalytique étant précisément textuelle) ; il est intéressant d’étudier le rapport de ce corps/texte à l’écriture. Ensuite, il s’agit de replacer ce corps dans le (con)texte et dans l’histoire, en introduisant un rapprochement entre art et écriture. Enfin, le corps, tout comme le texte écrit, est destiné à retourner à la poussière. Toute matière y est amenée, et je traite la problématique de la trace en posant les questions suivantes : que reste-t-il d’Akhnaton ? Que reste-t-il du texte ? La trace peut-elle être fixée ? Peut-il exister une trace sans référent ?

Nefertiti apparaît seule, “elle est assise le dos à la fenêtre.” (1) Elle reste seule à contempler les ruines de la Cité d’Horizon que son époux Akhnaton avait fait construire afin de poursuivre son idéal monothéiste, son rêve d’Aton, le dieu solaire. Nefertiti fut la seule épouse du Pharaon : univers d’un seul dieu, donc d’une seule femme. Ainsi, l’on peut amorcer le concept essentiel au texte qu’est l’unité et la volonté de ne faire qu’un avec l’autre. La reine est à l’image de sa Cité, elle se décompose petit à petit, ne supportant plus une solitude qui lui pèse trop. Même la présence de Boubastos, son scribe fidèle et son unique confident, ne suffit plus à raviver son âme, ni son corps. Elle se laisse dépérir. Le texte semble développer une quête constante de l’autre, de cet autre corps complémentaire et indispensable, en nous donnant des indices, c’est-à-dire des empreintes, des traces de corps. Enfant, cette quête était plutôt ludique pour Nefertiti : “j’appliquais mon pied, forçant ma cheville dans le sable. Pour quelques secondes, je voyais, gravée dans le sol, une forme aussi vraie que la chair.” (2) La jeune reine pressent le besoin d’avoir auprès d’elle une présence autre que celle de sa nourrice, et plus tard, autre que celle de Boubastos, qui se contente alors d’être l’ombre de sa Pharaonne. Elle anticipe ainsi déjà son union avec Akhnaton, à qui la reine Tiy, mère du Pharaon, l’a promise alors qu’ils n’étaient encore que des enfants. À partir du moment où elle est éloignée de lui, la reine éprouve un manque physique. En tant qu’être sensuel, elle cherche à satisfaire cet état de tension. À chaque rapprochement, le plaisir de son union charnelle avec Akhnaton apaise son angoisse. Cependant après la mort de ce dernier, le clivage entre le souvenir de l’unique perdu et sa tentative de retrouvailles dans une mise en scène répétée, approfondit le désespoir de Nefertiti, qui est privée de cette satisfaction. La voilà donc vouée à chercher et à trouver un substitut à cette “image mnésique de l’objet satisfaisant perdu.” (3)

Le corps d’Akhnaton a (ré)ouvert chez Nefertiti ce que le psychanalyste Serge Leclaire appelle un cratère de jouissance ; son corps entier provoque une inscription érogène. Selon Leclaire, le doigt de la mère qui caresse le menton du nourrisson dans l’analyse de Leclaire définit une zone érogène qui se réveillera à l’âge adulte : “en son essentielle valeur libidinale, [le doigt] peut être dit “porte-lettre”, ou inscripteur, dans la mesure où, zone érogène de la mère, une lettre fixe en sa pulpe l’écart d’une différence exquise.” (4) Il lui faut donc remplacer cette lettre perdue, halluciner sa réalité afin de trouver un réconfort. Elle recrée alors ce jeu de correspondances physiques et sensuelles au travers de la structuration et de l’écriture du rêve d’Akhnaton, et donc par l’intermédiaire de son scribe, dont la présence est indispensable au récit : comme ses paroles n’ont pas de prise sur elle, et qu’il se trouve dans l’incapacité de consoler la reine, il va écrire. Il insiste lui-même, en tant qu’architecte du récit, sur ce qui se voit, “se palpe” (5), il exige des détails. Il semble que c’est d’ailleurs le monde palpable et tangible qui relie Nefertiti et son scribe. En effet dans le texte, la transition qui assure le passage d’une voix à l’autre est souvent une manifestation physique. Ainsi, le souvenir de la jeune reine au bord de l’eau, mentionné auparavant, est amorcé par la promenade de Nefertiti au bord du Nil, mais aussi par ‘le chant de l’eau’ de Boubastos, avant de laisser la parole à la reine. De même, goûter à une grenade ou encore offrir une datte, suffit à raviver la mémoire et à relayer les deux voix, les deux êtres, les deux récits. La sensation physique renforce le rapport entre passé et présent, et rapproche Nefertiti de l’être aimé. Ce procédé lui permet de se réfugier dans le souvenir : elle ferme les yeux pour mieux préserver l’image de son époux. C’est une même sensation physique qui se trouve à l’origine à la fois du souvenir et de l’écriture que ce dernier incite.

Nous avons déjà vu que le corps d’Akhnaton représente une lettre perdue, et pour pousser la métaphore encore plus loin, il représente même un alphabet tout entier à jamais perdu pour sa veuve. Les mots de cette dernière ne parviennent plus à se former (6) ; elle ne peut articuler ses paroles, elle n’arrive pas à dire son manque. Ce n’est que lorsque Boubastos commence à rédiger, à copier, recopier, rapporter et retranscrire, que son langage se délie et que le texte commence à prendre forme et vie. Il y a un rapport étroit, voire inextricable, entre le corps et le texte ; le procédé d’écriture syncrétise la relation physique et résout la tension. C’est effectivement un phénomène tangible, physique, sensationnel, émotionnel au cœur du texte, où il est constamment fait référence à la corporéité. Écrire est avant tout un acte d’amour : Boubastos consacre tout le temps qui lui reste avec sa reine, c’est-à-dire sa raison d’être, à l’édification scripturale du rêve d’Akhnaton, et Nefertiti recherche la physicalité du Pharaon au travers du texte. D’ailleurs, après un éloignement prolongé dû au projet de mariage arrangé entre Akhnaton et Taduhépa –projet plus tard annulé– il suffit de quelques mots du Pharaon sur un éclat de calcaire, pour qu’à nouveau, “elle habite son corps.” (7) En tant que passion, écrire est aussi un acte de haine et parfois de mort : la guerre se fait également par l’écriture. En sont témoins les missives, gravées sur des tablettes d’argile, provenant des ennemis, mais aussi des alliés de toujours qui finissent par trahir le Pharaon et participent à la destruction de sa Cité. Il y a “les hommes marqués au fer rouge” (8), traces meurtrières et inhumaines de la guerre. Akhnaton a toujours refusé la guerre, il a refusé de verser le sang et de laisser ses empreintes rouges dans l’Histoire. Or l’histoire s’écrit malheureusement à coup d’encre et de sang, à l’image du papyrus de Boubastos qui révèle de l’encre noire et de l’encre rouge ; le texte saigne comme le corps. Mais quelles sont les empreintes laissées, les traces d’Akhnaton et de son règne dans le texte à proprement parler, dans l’H/histoire ?

Nous avons vu que la transcription des paroles de Nefertiti par Boubastos établit la corporéité d’Akhnaton en tant que texte même. Soit il représente le texte, auquel cas, on peut se demander comment il est à son tour représenté dans le texte, et comment son corps existe en relation avec l’histoire. Les souvenirs combinés de Nefertiti et de Boubastos, laissent imaginer et entrevoir un homme plutôt chétif, d’une extrême minceur, avec “des lèvres épaisses, des yeux ensommeillés, un menton trop long.” (9) Les camarades de Nefertiti le trouvent d’ailleurs laid, mais elle est fascinée par son physique. À tel point que lorsqu’il est victime d’une de ses crises/de convulsions, les tremblements qui déforment son corps ne la répugnent pas : “J’aimais chaque parcelle de ce corps tordu, en proie au désastre.” (10) La fragilité physique d’Akhnaton s’accroît évidemment au fur et à mesure que le temps passe. Il y a cependant un moment de calme, une trêve. Il apparaît en parfaite santé lorsqu’il s’occupe de matérialiser son rêve, de construire sa Cité d’Horizon. Akhnaton est (re)connu pour avoir voulu imposer un nouveau rapport à la religion qu’il désirait monothéiste, il désirait pour seul dieu Aton, le dieu solaire. Les mots, que dictait le jeune Pharaon, “naissaient sous les éclats du calcaire.” (11) Déjà à Karnak, “le symbole du disque solaire apparaissait peu à peu sur les murs de la cité.” (12) Le symbole, l’écriture de son rêve, c’est-à-dire le soleil et sa représentation, prend vie autour de lui ; l’histoire est en train de s’écrire, de l’inscrire dans la matière concrète. D’ailleurs, la dialectique de l’écriture et de la matière/pierre est essentielle au texte. Le scribe Boubastos dispose d’une planchette de bois et de calcaire, d’autres scribes mieux placés ont des tablettes d’ivoire. L’écriture est gravée dans la matière et décrit la vie quotidienne ; par exemple, lorsque Boubastos se retrouve greffier, il rapporte les vraies paroles d’un discours libre, rempli d’insultes. La présence du Pharaon et de la vie sous son règne est traçable, puisqu’elle est incarnée dans la matière.

De plus, le procédé de l’art de la représentation dans le texte (les descriptions jouant presque un rôle d’ekphrasis) introduit également l’historicité du Pharaon et de Boubastos. En effet, l’art comme l’existence échappait aux règles ; “l’art comme l’existence abandonnait le rigide, le séculaire, se mettait en mouvement, respirait.” (13) L’art écrit, inscrit les moments de la vie du Pharaon et de sa famille. Les nombreuses fresques et stèles-limites qui définissent la Cité ont pour mission de conter l’histoire de la ville, son évolution, aux visiteurs et aux générations futures. Les bas-reliefs et autres croquis pris sur le vif sur des tablettes d’argiles témoignent par exemple de la venue de la reine Tiy et du banquet donné en son honneur. Ces croquis possèdent une qualité quasi-photographique et font figure d’empreintes ontologiques : ils racontent le moment historique, révèlent sa qualité ethnographique. Boubastos a également droit aux honneurs de la représentation : il apparaît sur une amphore et sur des bas-reliefs. Ceux-ci sont tous ancrés dans la matière, que ce soit l’argile, la glaise ou la terre séchée ; de même qu’ils sont enracinés dans une terre nouvelle. Et bien sûr, il ne faut pas oublier l’importance d’un autre corps qui fait écho à la corporéité du texte : la statue. Je fais allusion à la statue réalisée par le sculpteur Bek, et dont la photographie illustre de nos jours bons nombres de couvertures du texte de Chedid. Bek semble avoir la grâce de faire fondre la pierre sous sa main sculptrice, et par association, il séduit également son modèle Nefertiti. Cette scène est cependant réminiscente de la première nuit du couple sur leur nouveau domaine vierge, une nuit passée sous les étoiles, et durant laquelle Akhnaton, les yeux fermés, souligne et dessine de ses doigts le visage de Nefertiti, “comme s’il cherchait à fixer, autrement que par le regard, chacun de [ses] traits.” (14) Elle ressent le même trouble lorsqu’elle pose pour Bek. Ce dernier, grâce à l’art, sublime et projette son attirance pour la reine sur la statue, qui dès lors devient une empreinte vivante, sensuelle de Nefertiti.

On peut également noter qu’Akhnaton et sa femme s’amusent à baptiser tous deux la terre qu’ils ont choisie pour bâtir la Cité, en inscrivant leurs sandales dans la terre boueuse, essayant alors d’y laisser leurs empreintes, comme la jeune Nefertiti dans le sable humide quelques années auparavant. C’est ce nouveau corps qui annonce sa naissance future, et qui offre au couple royal une nouvelle complémentarité. C’est cette terre qui définit véritablement Akhnaton : l’avènement de sa Cité d’Horizon. Une fois les travaux achevés et la ville érigée, le Pharaon fait corps avec son architecture, sobre et modeste, loin des fastes de Thèbes ; il en devient le cœur, il en ressent le rythme, jusqu’aux moindres palpitations. La construction de la ville requiert un travail communautaire qui rapproche tous les êtres participants. L’image symbolique d’une très vieille femme venue aider à l’édification de la cité, tenant une lampe d’argile, enroulée dans ses voiles, “une grosse pierre serrée contre sa poitrine” (15), illustre parfaitement l’analogie entre l’homme et la pierre, et surtout la pierre comme matière vivante, changeante et transformante. L’ouvrage du philosophe Michel Serres poursuit cette idée lorsqu’il décrit les vieux cimetières (16), les vieilles cités/capitales européennes que sont Paris et Rome :

De quelle matière sont faits ces murs qui sortent de terre, appuyés sur la force de telles fondations profondes ? Chair, os calcaire ou pierre ? Vous commencez à comprendre l’Écriture : tu es Pierre et sur cette pierre, je bâtirai. Voici la transformation du Pierre-prénom, de la pierre-chair en pierre matière ou la transsubstantiation de l’inerte en vie et de la vie en signe ou encore la substitution de l’institution à la substance, nous approchons du terme statue. (17)

Comme j’ai tenté de le démontrer, la pierre participe à l’écriture de l’histoire, elle en devient la preuve, la trace : elle raconte l’homme, et son assemblage donne ici naissance à la Cité d’Akhnaton. C’est dans la matière que l’histoire résiste à l’épreuve du temps, ou du moins c’est le but utopique avoué de ces diverses formes de représentations : immortaliser l’être, le mettre à l’abri du temps et de ses attaques. Mais si le corps humain ne peut et ne saurait contredire les marques du temps, cicatrices irréversibles, la pierre peut aussi (y) être assujettie, et révéler alors la faille profonde de sa fragilité. Si la pierre est malléable et quasi-organique dans le contexte de cette étude, il ne faut pas oublier que son pouvoir de pétrifier, même s’il célèbre la beauté, peut, comme celui de la Méduse, l’emprisonner pour l’éternité. Ceci nous renvoie aux catacombes dont parle Serres.

Le corps humain cède aux exigences du temps dans la mort : le décès d’Aménophis III, père d’Akhnaton, provoque un état d’effroi chez la jeune Nefertiti : les traits de son visage sont brouillés, sa peau est amollie, effondrée autour de ses dents manquantes qui avaient souffert d’abcès répétés. “Elle s’imagine les visages aimés plongés dans un bain de rides et de bouffissures.” Le corps s’enlaidit, pourrit avant même de disparaître. Le corps se raidit après la mort, comme celui de Métek, petite fille du jeune couple royal, emportée par la maladie. Il se pétrifie, telle une statue. La statue s’apparente alors au fur et à mesure à un corps sans vie ; l’association de la statuaire et de la mort supprime toute possibilité de conserver une quelconque trace d’humanité salvatrice. Le bonheur dans la cité se transforme peu à peu, alors que dans l’ombre, “le mécontentement s’accroît […] la place du soleil n’est pas à l’ombre !” (18) Les idéaux révolutionnaires d’Akhnaton ne convainquent pas et menacent plutôt que d’apaiser ; la liberté qu’il octroie à son peuple fait peur. L’ombre gagne du terrain, et la Cité d’Horizon se détériore. Et les statues majestueuses honorant le Pharaon et les siens, sont réduites à de vulgaires figurines de singes les caricaturant. Ces statuettes sont alors aussi enregistrées par l’histoire en tant que trace, mais une trace qui s’amenuise de plus en plus, au point même de pouvoir disparaître. Le drame se déroule, et force Nefertiti à admettre : “nous ne sommes plus que des figures sur une frise pétrifiée dans le malheur.” (19) Ici encore, l’on pourrait voir un semblant de photographie, et c’est une image qui marque dans le texte. La matière de la statuaire s’effrite, et déjà l’envahisseur de la Cité, ne cherchant que destruction et ravage, “brise la tête et les membres des statues.” (20) Nefertiti et Akhnaton perdent ainsi leur représentation dans l’histoire en tant que couple, en tant qu’entité unique et soudée. Ils sont comme gommés l’un pour l’autre, effacés de l’histoire. L’image de l’émiettement, de l’effritement du corps est un autre thème essentiel, qui met en exergue la solitude de Nefertiti.

En effet, la fin du rêve est aux portes de la Cité. Nefertiti reste seule après la disparition de son mari. Elle erre, suivie de près par Boubastos, dans les ruines de la Cité, devenue “un océan de pierre” (21), où les seuls témoins encore debout sont des pierres fracassées. La Cité devient une tombe éternelle (re)construite par le successeur d’Akhnaton, où reposera d’ailleurs parmi les ruines, le corps sans vie de la reine Nefertiti. La reine est parfois incohérente, ses paroles réduisent les apparences en cendres, ses paroles sont stériles, et se perdent dans l’immensité du désert. La reine se prépare elle-même à (re)devenir poussière, le visage tendu vers la falaise, le regard fixant le vide. Boubastos s’interroge : “Souhaiterait-elle que les sables emplissent ses yeux, ses narines, sa bouche, et la réduisent au mutisme éternel ?” (22) Il est facile de voir dans cette image un corps statufié qui s’abandonne au temps et à son usure. Comme si elle avait encore attendu des siècles afin d’être à nouveau réunie avec Akhnaton. C’est le sort que ses ennemis auraient réservé au Pharaon si son corps avait été retrouvé, mais il a disparu. Akhnaton n’a pu être momifié comme le veut la tradition égyptienne ; son corps en cendres s’est peut-être dispersé aux quatre vents. Nefertiti aussi souhaite un retour au sable, auquel elle voulait déjà, il y a longtemps, livrer son empreinte d’enfant. S’agit-il d’une régression ? Nefertiti se décompose, elle n’est peut-être plus qu’un grain de sable dans le désert. Elle n’est pas sans rappeler la femme de Lot, transformée en statue de sel, que le vent emporte, punie pour s’être retournée, penchée sur son passé. Comme Orphée aussi. C’est peut-être lui d’ailleurs, qui souffle son chant poétique, son inspiration créatrice à Nefertiti ? Mais au moment de disparaître, elle se ressaisit. Puis elle commence à raconter le rêve d’Akhnaton, Boubastos écrit et comble de mots cet espace qui la sépare d’Akhnaton. Comme nous l’avons vu, la parole et l’écriture ressuscitent le corps ; l’écriture de Boubastos a l’effet d’une fontaine de jouvence sur Nefertiti. Écrire dans ce texte équivaut à sculpter le temps à rebours. Le corps retourne à la poussière.

Nefertiti affirme, repentant les mots de son tuteur : “Mieux vaut un livre qu’un palais bien construit.” (23) Ainsi, le texte entier repose sur la mémoire et ses capacités, mais aussi ses limites :

Intended recollection […] involve a retrogressive movement in the physical apparatus from a complex ideational act back to the raw material of the memory-traces underlying it. In the waking state, however, this backward movement never extends beyond the mnemic images ; it does not succeed in producing a hallucinatory revival of the perceptual images. (24)

Selon Freud, notre appareil psychique est composé de deux principaux éléments, à savoir, un système sensoriel, qui se contente de percevoir les sensations, et le système mnémique, qui les enregistre comme traces permanentes. L’on pourrait voir le texte de Chedid comme une illustration de ce schéma : Nefertiti est une femme sensuelle, dans la mesure où elle ne (re)vit le monde qu’à l’aide de ses sens, tandis que Boubastos en conserve les traces en les inscrivant sur ses tablettes, ce qui permettrait également d’établir un parallèle avec le “bloc magique” de Freud. C’est donc à lui qu’il incombe la responsabilité de laisser une trace du rêve d’Akhnaton. Mais contrairement à la croyance de Nefertiti qu’un livre vaut mieux qu’un palais, l’écriture, de par son lien étroit à la mémoire et au monde physique, et donc fragile, est aussi victime d’altérations. Le livre retournera à la poussière. Seul peut subsister le texte, ou du moins une de ses versions. Freud a souvent recours à la métaphore du ‘chemin frayé’ pour expliquer le fonctionnement de la mémoire. Celui-ci se divise, en deux, ou en trois autres chemins, s’interrompt, puis continue, s’interrompt à nouveau, etc. Les traces dans notre mémoire sont en perpétuel changement, (re)maniement, (ré)écriture. En soulignant le préfixe “re”, je fais ici référence à Jacques Derrida, pour qui, le langage métaphorique de l’écriture utilisée par Freud pour se référer au travail de la mémoire et de l’appareil psychique, n’est pas une coïncidence (25), puisque tout souvenir nécessite l’écriture, quelle qu’elle soit. Et comme le chemin, l’écriture est susceptible d’être troublée. Une pierre sur un chemin : “le chariot bute, se renverse […]. Un débris d’argile,” (26) la façade s’effondre. Un mot, un geste malencontreux : tout se fausse et se brouille jusqu’à la fin (27) ; de même, la poussière du désert, de la Cité, qui vient perturber l’écriture de Boubastos en faisant crisser son roseau sur un grain de sable qui s’incruste dans le papyrus. (28) Il ne peut exister de trace qui soit permanente, qui ne puisse être distraite et/ou effacée : “Une trace ineffaçable n’est pas une trace, c’est une présence pleine, une substance immobile et incorruptible, un fils de Dieu, un signe de la parousie et non une semence, c’est-à-dire un germe mortel.” (29)

Ainsi, après avoir essayé de définir et de tracer les différentes empreintes et/ou traces du corps du Pharaon Akhnaton, nous l’avons trouvé dans une incarnation corps-texte pour sa reine Nefertiti, puis nous l’avons regardé se dresser dans les écritures et les inscriptions de la matière, dans la pierre, c’est-à-dire au cœur même de sa grande Cité d’Horizon : il faisait alors corps avec l’histoire. Ensuite nous l’avons vu résister, se fatiguer, s’étioler, puis s’éteindre dans l’ombre. Aucune preuve ou trace de son corps n’a été retrouvée. Il s’est évaporé. Nefertiti nous dit que son frère et successeur, le futur Toutankhamon, a emporté avec lui dans sa tombe une image des mains du Pharaon ‘hérétique’. Qu’est-elle devenue ? Une autre trace perdue ? Il réapparaît enfin non plus dans sa corporéité, mais comme présence, au sens derridien du terme. Akhnaton n’est justement plus une trace : son nom et sa présence transcendent le corps, le texte et l’histoire. Le texte d’Andrée Chedid parvient à transmettre véritablement ce rêve d’Akhnaton, il devient essence. Évidemment, cet essai ne tient pas compte des recherches et découvertes archéologiques concernant le Pharaon et sa reine. L’archéologie, qui arrive à remonter le temps grâce à des sciences toujours plus performantes, pourrait sans doute éclairer pour nous de nouvelles traces d’Akhnaton. De même que de nouvelles théories historiques seraient susceptibles d’altérer ce corps et d’offrir une alternative à sa représentation ‘typique’ non figurative (le disque solaire). Mais pour ma part, je préfère m’attacher au texte, et à son rêve.

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(1) Andrée Chedid. Nefertiti ou le rêve d’Akhnaton (Paris : Flammarion, 1988), p. 41.
(2) Ibid., p. 62.
(3) Serge Leclaire, Psychanalyser (Paris : Seuil, 1968), p. 65.
(4) Ibid., p. 72.
(5) Chedid, p. 76.
(6) Ibid., p. 43.
(7) Ibid., p. 110.
(8) Ibid., p. 56.
(9) Ibid., p. 85.
(10) Ibid., p. 86.
(11) Ibid., p. 138.
(12) Ibid., p. 122.
(13) Ibid., p. 165.
(14) Ibid., p. 136.
(15) Ibid., p. 138.
(16) Serres, Michel. Statues. Paris : Flammarion, 1989. Serres parle des fondations des vieilles capitales Paris et Rome, toutes deux bâties sur des catacombes.
(17) Ibid., p. 65.
(18) Chedid, p. 161.
(19) Ibid., p. 178.
(20) Ibid., p. 213.
(21) Ibid., p. 41.
(22) Ibid., p. 71.
(23) Ibid., p. 84.
(24) Sigmund Freud, The Interpretation of Dreams (New York : Harper Collins, 1998), p. 582.
(25) Jacques Derrida, L’écriture et la différence (Paris : Éditions du Seuil, 1967).
(26) Chedid, p. 178.
(27) Ibid., p. 179.
(28) Ibid., p. 71.
(29) Derrida, p. 335.

Bibliographie

Chedid, Andrée. Nefertiti et le rêve d’Akhnaton. Paris : Flammarion, 1988.
Derrida, Jacques. L’écriture et la différence. Paris : Éditions du Seuil, 1967.
Freud, Sigmund. The Interpretation of Dreams. New York : Harper Collins, 1998.
Leclaire, Serge. Psychanalyser. Paris : Seuil, 1968.
Serres, Michel. Statues. Paris : Flammarion, 1989.