La musique est-elle la grande oubliée de la philosophie de l’art ? Si dans toute l’histoire de la pensée, très peu d’écrits se sont réellement penchés sur les spécificités essentielles de cette forme artistique, c’est peut-être parce qu’entre toutes elle est la forme la plus fragile, la moins concrète.
Intangible, la musique ne s’expose pas dans les musées, elle échappe aux cadres et critères par lesquels les philosophes ont sans cesse cherché à distinguer et catégoriser l’œuvre d’art. Il est d’ailleurs intéressant de voir à quel point elle reste un sujet d’étude quasiment absent des courants de l’esthétique analytique et des théories modernes sur la réception de l’art.
Pourtant, cette forme artistique immatérielle et fugace est peut-être celle qui provoque la jouissance esthétique la plus immédiate et la plus profonde.
La pensée esthétique de Schopenhauer fait figure d’exception notable dans un paysage philosophique qui n’a que rarement tenté d’étudier ce que la musique a de foncièrement différent d’avec les autres arts. Dans Le Monde comme Volonté et Représentation, le philosophe pessimiste du XIXème siècle lui accorde une place capitale, peut-être au point d’en faire la clé de voute des aspects métaphysiques, esthétiques et éthiques de sa pensée.
Les ressorts du plaisir esthétique chez Schopenhauer
Pour comprendre la nature du sentiment esthétique (c’est-à-dire la jouissance que nous trouvons dans l’art) chez Schopenhauer, il faut d’abord expliquer l’idée unique dont Le Monde Comme Volonté et Représentation et tous ses autres ouvrages ne sont que le prolongement.
Le monde, pour Schopenhauer, est essentiellement Volonté qui se dégrade en Représentation. De la même manière que ce que Kant appelait « phénomène » désigne l’expression sensible d’une « chose en soi », le monde tel qu’il nous apparaît n’est en réalité qu’une représentation, derrière laquelle se cache la « Volonté ».
Cette « Volonté » est une force qui se caractérise par son « vouloir-vivre », qui n’a pas d’autre but que de persévérer dans son être. Le monde est le fruit de cette volonté, mais il ne nous apparait qu’en tant que « représentation », c’est-à-dire comme illusion.
La volonté est avant tout une source de souffrance car elle s’exprime dans le monde en enfermant les individus dans leurs passions et en les poussant à s’individualiser toujours plus : c’est ce que Schopenhauer appelle le « principe d’individuation ». Pris au piège de l’ennui, l’homme est la proie éternelle d’une force qui se consume dans le vouloir-vivre. Il ne connaît jamais la satisfaction ni la paix intérieure, car sitôt un désir accompli, un autre vient le supplanter. C’est une chasse perpétuelle : en ce sens, Schopenhauer est proche de Pascal, mais il n’y a pas de pari sur dieu possible.
Parmi les rares instants de répit possible, la contemplation esthétique nous permet de mettre entre parenthèse le vouloir-vivre qui nous torture : Schopenhauer prolonge en effet la théorie Kantienne du jugement esthétique désintéressé, séparé de toute volonté d’appropriation ou de tout sentiment de désir. L’attitude contemplative par laquelle nous nous rapportons aux œuvres d’art ou à un paysage se désintéresse du monde comme « Volonté » pour ne laisser subsister que la « Représentation ». De cette manière, nous pouvons, pour un bref instant, oublier notre individualité en nous abîmant dans une représentation et redevenir, à la manière d’un miroir, le pur sujet d’une perception. L’esthétique Schopenhauerienne est donc passive : elle ne suppose aucun raisonnement, mais au contraire la fusion d’un objet et d’un sujet-miroir dans une représentation qui s’affranchit de tout rapport objectif et rationnel au monde.
C’est de là que vient le plaisir que l’on ressent lorsque l’on contemple un tableau ou que l’on écoute de la musique : dans l’attitude contemplative, l’esthète se retire de la scène du monde et de son objectivité, cessant ainsi d’être la proie de la Volonté. Car pour Schopenhauer, le plaisir et même la jouissance se résument à l’absence de souffrance, à la délivrance momentanée des tourments du vouloir-vivre.
La musique, l’art métaphysique par excellence
Schopenhauer propose une hiérarchie des arts en fonction de leur degré sur l’échelle de la Volonté, qu’on pourrait aussi comparer à leur degré de contrainte et de limitations.
L’architecture correspond au degré le plus bas, le plus contraignant de l’expression de la volonté à savoir la pesanteur. La sculpture correspond à l’expression d’une forme idéale mais reste prisonnière d’une matière brute et récalcitrant : elle peut représenter un homme, mais c’est la peinture qui permet le mieux de figurer les hommes en situation, en contexte dans leur histoire. Plus on monte dans l’échelle des arts, plus les œuvres peuvent représenter la volonté dans toute sa richesse et sa complexité. Tandis que la peinture ne peut encore représenter qu’un instant figé d’une trame dramatique, la poésie met en mouvement les personnages et leurs états d’âme. Mais même la poésie, affranchie de toute contrainte matérielle, reste prisonnière du langage et suppose donc le recours au concept, au « principe de raison » qui est également la marque du vouloir-vivre.
Seule la musique permet en réalité de s’affranchir totalement du concept. La musique est le plus haut de tous les arts car elle reproduit la Volonté de manière immédiate tandis que tous les autres arts le font par la médiation d’une représentation, d’une objectivation. La musique, au contraire, ne signifie rien : elle est le seul art non imitatif. Elle n’exprime pas telle ou telle forme que prend la Volonté dans le monde mais la Volonté elle-même, dans son essence première.
Elle est donc l’art métaphysique par excellence, car elle « va au-delà des idées » et se situe en quelque sorte hors du monde sensible : Schopenhauer dit même qu’elle pourrait « continuer à exister alors même que l’univers n’existerait pas ».
Un paradoxe émerge alors : d’où vient le plaisir que nous prenons dans la musique ? Si elle donne à voir la Volonté sans intermédiaire, qui est censée être la source atroce de toute la souffrance du monde, comment se fait-il que nous puissions éprouver une paix intérieure à son écoute ?
Une voie d’accès à la rédemption ?
Le plaisir et même l’extase que l’on peut expérimenter dans la musique semblent être en contradiction avec le système pessimiste de Schopenhauer, puisqu’il dit lui-même qu’elle donne à voir le jeu universel d’une Volonté cruelle et insatiable avec elle-même.
De nombreux commentateurs ont relevé cette contradiction, qui ne semble pourtant pas poser de problème à Schopenhauer lui-même puisqu’il ne l’évoque à aucun moment dans son œuvre.
Le philosophe Jacques Darriulat propose solution originale à ce paradoxe : selon lui, le plaisir esthétique chez Schopenhauer peut être rapproché du sentiment de pitié.
Dans Le Monde comme Volonté et Représentation, la pitié est primordiale puisqu’elle constitue la première délivrance de l’individu du vouloir-vivre qui le torture. La pitié intervient en effet à rebours du principe d’individuation qui pousse l’individu à vouloir se faire le centre du monde, puisqu’elle nous permet de nous unir en imagination à la souffrance d’autrui. Se faisant, elle nous permet de nous oublier nous-même et de nous délivrer un instant de nos propres passions.
Dans son analyse de ce sentiment, Schopenhauer distingue deux degrés de la pitié : la justice et la charité. Le premier se caractérise par la neutralité : elle suppose de mettre entre parenthèses tout intérêt personnel pour considérer le monde dans son objectivité. Elle est donc une première mise entre parenthèse du vouloir-vivre puisqu’elle consiste à s’extraire de la scène du monde pour le percevoir tel qu’il est. Mais la charité va bien au-delà : elle est une identification à la souffrance d’autrui, une communion avec la souffrance du monde. Tandis que la justice suppose une représentation extérieure du monde et même une mise à distance, la charité est une représentation toute intérieure, un épanchement de l’âme.
Jacques Darriulat propose donc d’apparenter « […] le plaisir esthétique né des arts plastiques (architecture, sculpture, peinture) à la contemplataion impartiale et intellectuelle de la justice ; et le plaisir musical (ou poétique) à l’extase mystique en laquelle s’accomplit l’épanchement de la charité ».
Si à aucun moment Schopenhauer ne corrobore directement cette idée en faisant intervenir explicitement la pitié comme principe du sentiment esthétique, il est vrai en revanche qu’il présente fréquemment l’expérience esthétique comme une sorte de propédeutique à la sainteté. L’extase musicale ne dure qu’un temps : elle n’est qu’un bref aperçu de la béatitude, mais elle nous indique la voie vers un idéal. Cet idéal, c’est celui de l’ascétisme, de la négation de la vie, de l’ataraxie qu’ont atteint les grands mystiques dont Schopenhauer donne l’exemple : François d’Assise, Philippe de Neri, Bouddha…
La musique serait donc une première voie d’accès vers la sainteté, une porte qui conduit au Salut. A la lumière de ce rapprochement de l’éthique et de l’esthétique dans la pensée ascétique Schopenhauerienne, on comprend mieux pourquoi Wagner, qui avait pensé toute son œuvre à la lumière de la philosophie de Schopenhauer, a donné une place si importante dans ses opéras au thème de la rédemption.
On comprend également mieux la violente charge que Nietzsche portera au compositeur dans Le Cas Wagner, et à travers lui à l’esthétique Schopenhauerienne comme symptôme d’un nihilisme maladif. Tout l’effort Nietzschéen consistera alors à opposer à cette esthétique passive du spectateur « pur » une esthétique active de l’artiste, celle de la création de valeurs.
Références bibliographiques :
- Arthur Schopenhauer,Le monde comme volonté et comme représentation, Paris, PUF, « Quadrige », 2004.
- Edouard Sans, Schopenhauer, Paris, PUF, « Que sais-je ? », 1993
- Jean-Jacques Rousseau, Les Rêveries du promeneur solitaire, 1782
- Jacques Darriulat, « Schopenhauer et la philosophie de la Musique », <http://www.jdarriulat.net/Auteurs/Schopenhauer/SchopenhauerMusique.html>, 29 octobre 2007