La liberté est fondamentalement indéniable pour l’épanouissement de l’individu. Lui en priver créerait en ce dernier une sorte de rébellion. Comme expression de liberté, le sujet enfermé se comporte alors en anticonformiste
C’est de cette tentative de libération du carcan du modernisme qui caractérise les protagonistes lecléziens dont il sera question. La présente analyse porte sur Mondo et d’autres histoires, un des romans de J.G. LéClezio. Dans ce texte, Mondo, Lullaby et Daniel recherchent le bonheur de l’homme en dehors des voies habituelles. Pour ce faire, ils adoptent de nouvelles attitudes opposées aux institutions du monde moderne. Ne s’agirait-il pas là d’un anti-conformisme à la modernité ? Ceci est perceptible dans leurs rapports avec la nature, les hommes et les éléments cosmiques. En effet, pour eux, ce monde est un espace perverti, ses lois privent l’homme de sa liberté. L’école, comme principal symbole du modernisme, est l’élément particulier dont ils se passent.
Si Mondo lui, ne sait ni lire ni écrire, Lullaby et Daniel le savent mais ils abandonnent les études pour mener une vie libre dans la nature. L’amour envers cette dernière et les rencontres avec des inconnus les caractérisent en commun. Chacun, à sa façon, se comporte de manière à trouver un mode de vie favorable à la liberté, au bonheur.
D’emblée, ils se caractérisent par la désobéissance aux parents et aux institutions qui les représentent. Ceci expliquerait leur volonté individuelle et manifeste de se comporter en rebelles dans la société. Pour ces jeunes gens, l’école est à l’image des parents. De par son caractère carcéral, elle les aliène, de ce fait, elle ne saurait en rien les mener à la liberté.
Lullaby s’adresse à ses parents pour abandonner l’école. Quant à Mondo et Daniel, ils ne disent rien des leurs. De Mondo nous lisons : « Personne n’aurait pu dire d’où venait Mondo. Il était arrivé un jour, par hasard, ici dans notre ville, sans qu’on en aperçoive, et puis on s’était habitué à lui » (11). De Lullaby, la lettre nous dit que « le jour que Lullaby décida qu’elle n’irait plus à l’école, c’était encore très tôt le matin» (77). Et au sujet de Daniel : « Quand les pensionnaires se sont réveillés, dans le grand dortoir gris, il avait disparu » (163). Si on ne sait d’où est venu Mondo, on peut s’imaginer que c’est un enfant qui a échappé aux contrôles des siens pour se tisser un monde plus libre que celui de ses parents. Il en serait de même de Lullaby et Daniel.
Pour arriver à de telles observations nous nous sommes proposés de travailler en fonction des oppositions binaires présentes dans la narration afin de faire ressortir les faits conduisant à la quête de la liberté chez les protagonistes. Dans un premier temps, nous traiterons des protagonistes. Ensuite nous analyserons la spatialité. Puis, nous terminons par traiter des relations interpersonnelles des protagonistes.
En ce qui concerne les protagonistes, il faut faire remarquer qu’ils sont apparemment des congénères; tous relativement des enfants. C’est à peine s’ils peuvent avoir atteint la puberté. Ceci est général dans l’ensemble de l’œuvre de Le Clézio. On peut le constater avec l’âge de Martin, Mondo, Lullaby, Petite croix Orlamnode. Qu’est-ce qui expliquerait ce choix d’enfants chez ce prix Nobel des littératures? L’enfant est une personne simple, mais complexe. Ce qui n’est pas loin du roman picaresque dans l’histoire des littératures du monde. Frederick Westerlund (1964) dira à ce sujet: « L’enfant représente l’âme pure. » Ce à quoi Pierre Maury renchérit: « Le Clézio dit ressentir un refus de l’insertion dans le monde […] des adultes qui ne répond pas aux besoins de l’adolescent » (94). Le monde des adultes est un monde aux apparences et corrompues, un mode qui a perdu toute pureté. Un tel monde altéré n’est plus libre. Ce qui pourrait justifier ici le choix de ces types de personnages car ils sont le reflet de l’innocence de la vie. Coenem-Mennemeie (1984) avance que « loin de rester aussi simple en apparence, l’enfant incarne cette complexité d’un être pure devant l’adulte corrompu » (124). Même si certaines différences les caractérisent, cela ne les éloignent pas tellement l’un de l’autre. Daniel et Lullaby sont des élèves alors que Mondo ne sait ni lire ni écrire. Mais si ce dernier finit par demander au vieil homme de lui apprendre à lire et à écrire : « je voudrais que vous m’appreniez à lire et à écrire, s’il vous plaît » (57), il ne va pourtant pas à l’école au sens littéral du monde moderne. Un tel apprentissage favorise sa liberté de jouir de la nature. En effet, Mondo semble ne pas prendre au sérieux sa demande. Et quand il apprend à lire et à écrire, ce qu’il écrit fait ressortir les images qui lui plaisent. Ici, il n’y a rien de contraignant. Son soit disant Maître lui a appris à lire en interprétant l’alphabet par des images profondes et faciles à retenir. N’est-ce pas là une manière de créer un monde libéré de toutes les contraintes de l’école moderne ? Mondo et son maître contournent l’usage normal de l’alphabet romain. C’est ce qui fait que Mondo écrive des lettres aux images qui reflètent son intérieur, loin de l’usage conventionnel de l’écriture. De toutes les images alphabétiques qu’il a apprises, apparaissent avec prédilection des lettres apparentées à diverses réalités. Ainsi, par exemple, quand on lui demande d’écrire son nom: « Il y avait toujours beaucoup de O et de I parce que c’est eux qu’il préférait. Il aimait aussi les T, les Z et les oiseaux V W. Voici le texte de Mondo: « OVO OWO OTTO IZTI ».
En fait le choix de Mondo n’est pas moins significatif. S’il choisit par exemple des oiseaux, qui représentent les lettres V et W, ceci n’a rien d’étrange. L’oiseau est un animal libre de circulation. Il flâne partout dans la nature où lui dicte sa volonté. Ce qui semble ne pas être loin de l’obsession de Mondo. Friant de la liberté il ne peut s’identifier qu’aux êtres libres de leurs mouvements. Par ailleurs, la présence de la lettre T se justifierait par sa beauté, la beauté du monde, ce monde que la modernité rend laid par sa brutalité au nom de la science sacrée. La présence du O ferait penser à la lune. Non seulement que cet astre est à l’image d’une roue – symbole de mouvement libre – mais aussi il s’agit là de l’espace lointain qui invite à l’errance. D’autre part, il est question de l’espace céleste qui est l’un des mondes de prédilection de Mondo. De son côté, le Z représentant un serpent ferait penser au fait de ne pas adopter une seule voie. Il y a ici la déconstruction du pré-bâti. Un peu comme pour dire « toute voie mène à l’objectif ». Il faut ajouter que ces mille zigzags en prédilection chez Mondo sont une simple expression qui s’oppose à la linéarité de la vie. Ceci se comprend tant il est vrai que, comme le dit Onimus (1981) :
Les protagonistes sont en mouvement perpétuel. Parfois ils marchent d’une impatience existentielle, d’une fièvre métaphysique à une fuite de la nostalgie de l’innocence, un énervement qui se révèle jusque dans l’écriture. (95)
Si Onimus considère leur déplacement comme tel, Franz (1977) vient ajouter un autre élément. Il s’agit de s’écarter d’un mal que les autres prennent pour un bien, la civilisation occidentale et ses effets néfastes sur l’homme. Ainsi se justifie sa déclaration de manière suivante par rapport aux personnages de Le Clézio :
Ils donnent l’impression d’être hantés par un désir sous-jacent d’un ailleurs, de quitter la civilisation, la ville pour s’unir aux éléments, comme Besson dans Le Déluge ou Adam Pollo dans Le Procès-verbal. Gaspar dans Les bergers ou Antoine dans Le jeu d’Anne sont déjà près des éléments, comme presque tous les enfants. D’autres ne trouvent pas d’issue, comme Bea B dans La Guerre ou Mondo. S’ils cèdent, la réconciliation avec le monde est possible. (21)
Ainsi, pourrait s’expliquer l’intervention de certaines lettres de l’alphabet chez le personnage de Le Clézio. De ce fait, pour Mondo, l’usage du I ferait penser à la danse. Expression de la liberté de mouvement du corps, la danse a une place importante chez l’humain. Elle met l’homme en communication avec le monde invisible tout en lui ouvrant ainsi la vérité de l’univers inconnue par l’homme moderne. Elle libère le corps de sa masse, de son poids de toujours. Quoiqu’écrive Mondo, c’est en forme de desseins qu’apparaissent ses textes. Le dessin est l’expression de la liberté de la pensée individuelle. Le dessin parle un langage commun accessible à tout le monde. Différent de l’alphabet de n’importe quelle langue, le dessin se prête à la vue et est facilement compréhensible. Quiconque n’a pas appris l’alphabet ne peut décoder le message derrière l’écriture. Alors que le dessin reste ouvert à tous sans distinction ; sauf aux aveugles bien sûr. Dans ce sens, l’écriture alphabétique porte la marque d’exclusion. En effet, aujourd’hui, celui qui ne sait ni lire ni écrire est un aliéné au sens premier. Mondo ne passe pourtant pas par là. Le vieil homme qui lui apprend à lire et à écrire, le fait autrement quand bien même il utilise le même alphabet. À ce stade l’alphabet devient le symbole des certaines réalités facilement visibles au travers des lettres habituelles. Ces symboles permettent donc de dire autre chose qui soit plus pratique et facile à saisir pour apprendre à lire et à écrire. C’est une façon de régénérer le monde, l’affranchir d’un langage qui éloigne l’individu des vérités profondes de l’univers. Au total, l’alphabet tel qu’il est, universalisé, devient par lui-même carcéral pour l’élève. Par contre, la méthodologie du vieil homme d’enseigner l’alphabet à Mondo ne serait-elle pas un contour pour échapper au carcan de l’écriture moderne et ce qu’elle représenterait ?
En effet, cette technique facilite l’apprentissage et la pratique même ordinaire. Elle libère ainsi tout apprenant de la servitude scolaire. On va le retrouver même dans la manière de s’exprimer des protagonistes ; Mondo, Lullaby et Daniel. Tous veulent se libérer du langage de tous les jours selon la perception des linguistes et sémioticiens, quand on sait que, selon Bourdet (1966) :
Le rôle du langage en tant que moyen de communication entre le moi et le monde cède la place au langage comme moyen d’expression des sensations, pour lesquelles les contraintes du temps et de l’espace sont trop exigeantes. (118)
Aussi, pour mieux dire ce qu’ils ont à dire, on trouve des dessins, des cartes, des pancartes, dans les textes de Le Clézio. À ce sujet Brée (1990) dit qu’ « Ils font tous éclater la linéarité du texte au profit du rapprochement entre la fiction et la réalité » (11). À ce niveau, le langage perd de sa fonction sociale, celle de communication entre les humains. Mais le héros de Le Clézio en fait un autre usage, comme on le voit avec le vieil homme qui apprend à Mondo à lire et à écrire, et qu’il veut écrire son nom. Ceci se justifierait par la ferme volonté du héros le clézien de transformer le monde. Ainsi on dira avec Konaté:
[….] le héros le clézien, quand il s’intéresse à une langue inventée par l’homme moderne, s’amuse principalement à détourner les mots de leurs fonctions habituelles pour n’en faire qu’un usage privé, subjectif, personnel et ludique. (333)
Comme pour renforcer l’idée d’une quête de la liberté que l’école et ses corollaires semblent confisquer, nous voyons ici comment Lullaby et Daniel quittent l’école pour la nature:
Le jour où Lullaby quitta décida qu’elle n’irait plus à l’école, c’était encore très tôt le matin, vers le milieu du mois d’octobre. Elle quitta son lit, elle traversa pieds nus sa chambre et elle écarta un peu les lames des stores pour regarder dehors. (77)
Du côté de Daniel nous lisons:
[…], il avait disparu. On s’en est aperçu tout de suite, dès qu’on a ouvert les yeux, parce que son lit n’était pas défait. Les couvertures étaient tirées avec soin, et tout était en ordre. Alors on a dit seulement: Tiens. Daniel est parti. (163)
La fuite de l’école que partagent Lullaby et Daniel est une expression beaucoup plus claire de la recherche de l’autonomie, une quête de liberté fondamentale. À ce niveau, l’école se traduirait comme un milieu carcéral en dépit de ce qu’on y enseigne. L’espace scolaire semble ne pas permettre le développement complet de l’enfant. Les lois de l’école, ses murs et ses autorités deviennent pour l’enfant un monde duquel il faut s’échapper afin de se sentir libre. Ces enfants fuient l’école en cherchant non seulement leurs propres matières à apprendre mais aussi un milieu d’apprentissage capable de leur conférer le bonheur et les rendre plus joyeux. Ne douteraient-ils donc pas ici des connaissances ou des valeurs acquises à l’école ? Konaté (2006) explique qu’« Ils sont persuadés que les valeurs et les idées répandues dans ce monde sont fausses et inefficaces, car elles ne leur permettent pas de vivre heureux et en harmonie avec l’univers » (325). Cette conception de la vie, peut se lire dans l’acte de Lullaby qui se débarrasse de l’horloge que son père lui fit en cadeau pour l’école:
Cher Papa, je voudrais bien que tu / viennes reprendre le réveille-matin. / Tu me l’avais donné avant que je parte de Téhéran / et maman et sœur Laurence avaient dit qu’il / était très beau. Moi aussi je trouve / très beau, mais je crois que maintenant il ne / me servira plus. C’est pourquoi je voudrais / que tu viennes le prendre./ Il te servira à nouveau.(78-79)
Ce passage est bien révélateur de ce refus manifeste de continuer à se rendre dans une institution qui enferme l’homme. Si Lullaby se réveille au rythme du réveille-matin, c’est malgré elle. Ceci est compréhensible dans la mesure où le réveille-matin est le symbole de soumission au temps pour éviter d’être en retard. Son bruit qui coupe brutalement le sommeil, sépare le sujet du lit. Il le met dans une situation inconfortable malgré lui. Le sommeil et le lit sont pourtant des métaphores de liberté de mouvement et de temps pour tout le monde. L’homme moderne n’a-t-il pas perdu cela ? Lullaby voudrait les lui restituer. Ce qui justifierait son comportement par rapport au réveille-matin. Elle déconstruit la notion du temps pour l’homme. Siganos (1982) dira à ce sujet : « L’enfant n’est pas lié à un concept fixé du temps, ce qui ouvre la voie à la beauté terrestre, qui, à son tour, rend possible l’extase matérielle » (22). Il lui faut son propre temps libre pendant lequel l’homme peut jouir de la plénitude de la vie. S’il est soumis au temps physique, il perd alors son humanité et devient un automate comme le réveille-matin. Il devient esclave du temps car il faut absolument se réveiller à l’heure pour ne pas être en retard avec toutes les conséquences qui en découlent, selon les normes de l’entreprise. C’est ce à quoi Lullaby refuse de se soumettre, soit la vie de la ville et donc la vie du monde moderne. Lullaby préfère, comme Mondo et Daniel, une vie affranchie de ce temps qui frise la corvée et étouffe l’homme. Il s’agirait ici d’un binarisme où le temps libre équivaudrait à la vie et celui du réveille-matin à la mort.
De plus, pour plus de liberté et de joie de vivre, d’autres éléments semblent faire la prédilection des protagonistes. Il s’agit ici des relations interpersonnelles, de la nature et de ses éléments cosmiques. Ceci devient plus compréhensible quand l’on voit le type de personnes et le genre d’espaces préférées de ces enfants. Il existe une sorte de déconstruction des relations avec l’espace et le personnage pour ces protagonistes. Quant à l’espace, par exemple, il fait naître opposition : nature/ville. L’espace occupe donc une place non négligeable dans l’ensemble de l’œuvre de Le Clézio. La nature est l’espace de prédilection du héros le clézien. En effet, celui-ci lui confère le bonheur de jouir de la plénitude de la vie. C’est donc cette joie de vivre que procure la nature, grâce à ses multiples éléments et à ses caractéristiques attrayantes, que poursuivent Mondo, Lullaby et Daniel à la différence de la ville qu’ils jugent invivable. Cette dernière, représenterait pour eux, le mal qui ravage l’homme ; il ne sait plus le tenir en dépit de ses connaissances scientifiques. La ville, avec sa population qui se déplace sans cesse, dans tous les sens et à tout moment, ses bruits de tous genres, ses poubelles, et ses multiples activités se transforme en un espace où l’individu cesse de vivre ; il y a perte de tous sens de l’homme comme on peut le lire dans les lignes suivantes selon Konate (2006) :
La ville, symbole concret et parfait de la civilisation contemporaine, est présentée comme une vaste prison, un labyrinthe ou encore un monstre implacable dont le mécanisme bien huile permet aisément de piéger, dépersonnaliser et aliéner le citadin, le transformer en véritable esclave. (337)
La relation avec l’espace reste un élément non négligeable en littérature comme nous le montre Françoise-Simasotchi Bornes :
La mobilité des personnages, leur répartition dans l’espace, et leurs déplacements plus ou moins amples ou plus ou moins nombreux, jalonnent la diégèse romanesque, et sont à mettre en relation avec d’autres impératifs narratifs comme le temps et l’action. Ils manifestent un projet de territorialisation dont la valeur est bien plus ample qu’un simple enjeu spatial. Le système spatial rend compte de l’état des relations interpersonnelles dans le roman et du changement intervenant dans les rapports du personnage avec l’espace, qui passent de l’ordre de la problématique référentielle à celui du symbolique. (132-133)
On ne devrait donc pas se passer de la relation entre le personnage et son espace dans un roman. Ceci pourra nous aider à comprendre la raison pour laquelle Lullaby et Daniel abandonnent la ville pour la campagne. Ici, la nature et ses éléments deviennent favorables à la contemplation qui satisfait aux sens des protagonistes. Parmi tant d’autres, nous pouvons citer la mer, les rochers, les collines, les montagnes, les animaux sauvages et marins, les oiseaux, le ciel, les nuages, la lune, et les étoiles. La relation entre les protagonistes et la nature leur dicte une nouvelle vision du monde plus vitale que la scolarisation ordinaire, c’est-à-dire une vie où s’effectue un réel échange qui donne la vie. Si Mondo prend la mer et le ciel pour des éléments transformateurs après ses mille libres tours en ville (14), Lullaby, elle, après avoir fui l’école, n’en revient pas au vrai contact visuel avec le ciel et la mer. L’invitation à son père n’est pas moins éloquente ici:
Il fait beau aujourd’hui, le ciel est/ comme j’aime très beau. Je voudrais/ bien que tu sois là pour voir le ciel / la mer aussi est très bleue.[…] J’espère que tu pourras/ venir bientôt parce que je ne sais / si le ciel et la mer vont pouvoir t’attendre. (78-79)
À la lecture de ce passage on peut bien se rendre compte de la valeur que la fille accorde aux éléments de la nature. Déjà en demandant à son père de faire diligence pour ne pas manquer ce spectacle. Elle est chargée d’une force sémique liée aux objets observés. Cet attrait esthétique de ces éléments cosmiques fait découvrir à Lullaby la beauté de la nature. Daniel de son côté, n’en dit pas moins. Il n’avait d’ailleurs jamais vu la mer. Si ses étonnements sont plus graves que ceux d’autres, cela se comprend bien. Il prend même pour presque miraculeux le mot « mer » car :
Au fond de lui-même, Daniel a répété le beau nom plusieurs fois, comme cela : La mer, la mer, la mer…la tête pleine de bruit et de vertige. Il avait envie de parler, de crier même, mais sa gorge ne laissait pas passer sa voix. Alors il fallait qu’il parte en criant, en jetant très loin son sac bleu qui roula dans le sable, il fallait qu’il parte en agitant ses bras et ses jambes comme quelqu’un qui traverse une autoroute.[…] Il ôtait ses chaussures et ses chaussettes, et pieds nus, il courait encore plus vite, sans sentir les épines des chardons. (66)
Ne pouvant pas s’arrêter de répéter ce nom, on voit à quel point la perception de la mer au loin rend Daniel presque fou. Il est agité jusqu’aux mouvements non habituels. Mais c’est grâce aux contacts (visuels, tactiles, gustatifs, etc.) avec la mer que les choses deviennent plus importantes encore pour Daniel :
C’était bien la mer, sa mer, pour lui seul maintenant,[…]. L’eau froide mordit d’abord ses oreilles et ses chevilles et les insensibilisa.[…]. Daniel avait soif. Dans les creux de sa main, il prit un peu d’eau et d’écumes et il but une gorgée. Le sel brûla sa bouche et sa langue, mais Daniel continua à boire parce qu’il aimait le goût de la mer. (167-168)
Dans l’ensemble, il est clair de voir le goût de la liberté auquel aspirent les trois protagonistes si l’on ne considère que la relation à la mer. Mais bien plus, Daniel accorde à la mer une considération supérieure et humaine même. Il lui parle comme s’il s’adressait à un individu. Sa personnalisation suivante de la mer en est une preuve tangible : « Viens ! Monte jusqu’ici, arrive ! Viens. Tu es belle, tu vas venir et tu vas recouvrir toute la terre, toutes les villes, tu vas monter jusqu’en haut des montagnes » (169). La satisfaction du contact visuel crée une satisfaction tactile et une intériorisation, ou même une intimité avec la mer, comme le suggère l’invitation que Daniel offre à la mer. Mais l’intention de Daniel est plus profonde que la simple présence au monde des humains. Ce dernier étant taré, Daniel lui veut une nouvelle image par l’engloutissement des eaux de la mer. Ceci est compréhensible quand on connait la fonction purificatrice de l’eau. C’est donc dans ce sens que Daniel invite la mer. L’eau viendra donc laver les souillures de ce monde pour en créer un nouveau favorable à l’homme. Ici, cette occasion fournie par la liberté, la contemplation de la nature, fait de l’individu un être capable de forces qui dépassent la vie de tous les jours. La relation avec les éléments cosmiques transforme l’homme en démiurge. Ses nouvelles capacités lui confèrent de nouveaux sens que ne possède pas l’homme moderne, victime de ses bruits discordants et de sa pollution, source de milles maladies graves et incurables. En dépit de ses connaissances dites scientifiques, le citadin n’est plus capable d’interpréter certains mouvements de la nature. Son langage ne dit rien de profond, son écriture reste superficielle, sa vue n’en est pas une, ses mouvements sont les mêmes liés à la recherche de la survie jusqu’à la solitude, au mal de vivre. Tout ceci rend l’individu contemporain esclave de son monde. La réponse favorable devient la nature s’il veut redevenir aussi libre que Mondo, Daniel et Lullaby. Pour contourner ou se détourner de cette vie de moderne, combien défavorable à la liberté de l’individu, le héros de Le Clézio marche dans le sens contraire de celui de l’homme contemporain :
Les gens allaient travailler. Ils roulaient dans leurs autos, le long de l’avenue, dans le la direction du centre de la ville, alors que Lullaby allait dans la direction opposée, vers les collines et les rochers. (81)
On peut le voir, ils marchent toujours à pieds. Mondo, Daniel et Lullaby sont des simples piétons qui ne changent pas leur façon de marcher. Ils ne sollicitent pas d’aide en termes de transport moderne, ils ne sont pas pressés. Comme cela, ils se sentent libres. Ils ne se soucient pas de tous les problèmes qu’ont les citadins. Le temps de Mondo, Lullaby et Daniel est si élastique qu’ils n’en souffrent pas.
D’autres parts, l’espace vient renforcer la notion de la liberté de ces protagonistes. Ils partent de la ville aux superbes constructions pour habiter des vieilles maisons abandonnées. On peut se rappeler les cas de la Maison de la lumière d’Or (41) située dans la brousse où Mondo vit en harmonie avec Thi Chi, la vieille femme vietnamienne. Les protagonistes en louent la beauté et le calme contre la ville. Cette façon de voir les choses n’a rien de surprenant pour y habiter. De tels espaces sont opposés à la ville par plus d’un facteur. À part qu’ils sont éloignés des bruits de la ville, ils sont dans un cadre favorable à l’épanouissement individuel en conférant à ce dernier un espace libre où ils peuvent facilement entrer en contact avec la nature que le citadin tue. Konaté (2006) dit à ce sujet :
Ces lieux très peu peuplés permettent aux personnages de se réaliser pleinement librement en totale complicité avec les autres éléments de l’univers, où sont abolies les contraintes sociales en vigueur dans la ville moderne. (329)
Comme on peut le remarquer, la préoccupation de Mondo, Lullaby et Daniel est différente de celle des hommes de la ville. Alors que ces derniers sont liés à la recherche du bonheur par le travail, qui pourtant les rend encore plus malheureux, les protagonistes de Le Clézio trouve la source de leur bonheur dans une liberté totale. En effet, un homme privé de liberté ne peut prétendre à aucun bonheur, aussi riche matériellement soit-il. C’est le cas des citadins, à la différence de Mondo, Lullaby et Daniel. On les a vus inviter leurs parents ou enseignants à se joindre à eux afin de partager la découverte de la beauté de la nature. Nous pensons ici à Lullaby dans sa lettre à son père et à ses déclarations auprès de ses autorités scolaires.
Par ailleurs, tous les amis des protagonistes sont des personnes négligées par la société contemporaine : ce sont des personnes âgées, des fous, des clochards, des mendiants, bref des individus qui ne peuvent matériellement rien produire et vivre en harmonie dans la société contemporaine. Ils vivent par contre d’acrobaties et autres astuces de très faibles contraintes alors que l’homme moderne se dépasse jusqu’à s’oublier, s’ignorer et devenir esclave du travail. Nous pouvons faire allusion au trio de Mondo : Gitan, Dadi et le Cosaque qui n’ont pas activité enviable pour vivre en ville. L’âge les trahit déjà pour vivre en ville. C’est ainsi qu’ils vivent de travaux différents de ceux des citadins. Ce sont des acrobates. Quand la nuit tombait, Mondo allait voir Dadi sur l’esplanade. Il travaillait avec le Gitan et le Cosaque pour la représentation publique, c’est-à-dire qu’il était assis un peu à l’écart avec sa valise jaune pendant que le Gitan jouait du banjo et que le Cosaque parlait avec sa grosse voix pour attirer les badauds. (25-26)
Mais leur relation reste de grande importance car ce sont des connaisseurs des choses de la nature bien plus que les hommes de la ville. Ils font plus que les hommes de science. On peut se souvenir du port d’une valise trouée contenant les trois colombes blanches – Pilou et Zoé – dont ne se sépare le Gitan. On ne peut pas surtout oublier ses démonstrations moyennant les deux œufs (26-27) dont on ignorait la provenance et aussi les deux colombes. Ces jeux étaient pourtant applaudis par le niveau de performance qui dépassait l’entendement humain. À ce niveau, ces jeux défient le monde scientifique par son mythe d’omniscience.
La présence des personnes âgées auprès des protagonistes s’inscrit dans le cadre de la continuité du monde de l’enfant. Ces personnes redeviennent enfants par la façon de voir le monde. Si l’enfant a la profondeur de l’imagination libre basée sur la pureté, le vieil homme dont le corps exige un repos plus libre, lui, il a plus d’imagination en fonction de son expérience de la vie. La ville, par contre, n’accorde de la valeur ni aux enfants ni aux personnes âgées mais aux hommes de science. Ceci se comprend dans la société moderne car ni l’un ni l’autre ne produisent rien. Ils ne font que consommer. Comme la société moderne est basée sur la production, c’est à cela que s’opposent enfants et personnes âgées chez Le Clézio. Ils revendiquent leur place au soleil. N’est-ce pas que les jeux du trio auxquels s’associe Mondo font du plaisir aux hommes de la ville au point de jeter plus des pièces de monnaie afin que continue le spectacle ? La distraction s’inscrit contre la consommation des heures que les travaux de la ville absorbent. Elle est ici, non pas une perte de temps, mais un renouvellement de la vie dénaturée par la ville et ses corollaires.
L’espace et les personnages de Le Clézio devraient être lus comme une métaphore du changement. Sans ce dernier l’homme reste aliéné par les contraintes du monde moderne. Selon les protagonistes romanesques dans la présente analyse, un monde sans liberté est un espace sans vie. Ainsi, le comportement de Mondo, Lullaby et Daniel, et la relation qu’ils entretiennent avec leur entourage, s’inscrivent dans la dynamique de la quête de la liberté de l’homme. Ces personnages refusent de se laisser trainer par un modèle social où l’homme devient l’instrument de ce qu’il a produit. Il perd son vrai statut d’homme et devient plus animal que l’animal. De quelle manière pensent-ils reconstruire le monde et conférer à l’homme la chance de se refaire ? Pour eux la réponse est simple : rester en contact avec la nature. De cette manière, l’être humain est maître de soi en tout et pour tout. Il devrait ainsi être capable de gérer son temps, d’user de tous ses sens et de jouir de sa vie en conformité avec sa propre volonté. On l’a vu avec Mondo, Lullaby et Daniel, où chacun tire profit de son contact avec la nature et ses éléments. C’est ce qui leur permet un épanouissement individuel contrairement à la vie moderne représentée par l’école et ses corolaires. Un des éléments clés du modernisme, pour les protagonistes, est l’incarnation de l’aliénation de l’homme. Métaphore d’enfermement, l’école se définirait comme une prison. Lullaby le dit en des termes clairs dans la lettre à son père :
Peut-être que je fais des bêtises. Il ne faut pas m’en vouloir. J’avais vraiment l’impression d’être dans une prison. Enfin, si, peut-être que tu sais tout ça mais toi tu as eu le courage de rester, pas moi. Imagine-toi tous murs partout, tellement de murs que tu ne pourrais pas les compter, avec des fils barbelés, des grillages, des barreaux aux fenêtres ! (86)
Les exigences de la société moderne, mais surtout l’école et les matières qu’on y étudie, tout reste à l’image carcérale. Ceci explique la fuite de ces élèves de leur école et le plaisir dont ils jouissent en pleine aventure dans la nature. Ici, l’homme est maître de soi, de ses sentiments. Ne rechercherait-il pas un monde perdu qu’on retrouve chez l’enfant ? En effet, l’adulte lui, a une vision forgée par le monde moderne, un monde corrompu. L’esprit de ce dernier est tellement perverti que rien d’humain ne lui reste. De ses actes à son langage, tout est porteur des traces visibles de perversion, qui le rendent ainsi inadapté dans son propre monde. Quelle serait la place de multiples inventions de l’homme pour dominer le monde ? De tout cela, c’est le revers de la médaille. Le sauveur devient la victime. Ses propres inventions : langage et la modernité privent l’homme de sa liberté fondamentale. Des espaces comme la ville et les institutions qui en découlent restent des endroits où l’homme est plutôt esclave alors qu’il croyait se libérer des traumatismes de la vie. Il se disait dominer la nature. Au contraire celle-ci le domine. Il se disait contrôler le temps, il en est plutôt esclave jusqu’à lui en causer différentes maladies. Il n’est ni plus ni moins lui-même sous le contrôle du temps. C’est à ce niveau que le modèle de l’enfant qui vide l’espace scolaire pour se contenter de la nature devient la métaphore de la volonté de rénover le monde. L’éloignement de la nature par l’homme ne constituerait-elle pas la source de malheur de l’individu contemporain ? Non seulement il s’en est tellement éloigné mais pire encore il a même commencé à la violenter sous le nom sacré de la fameuse science. Séparé de la nature et de ses éléments, l’homme moderne voit sa vie bouleversée par les effets de la modernité. Pourtant, les autres éléments de la nature sont des personnes avec lesquels notre collaboration commune sauverait l’humanité de sa mort imminente. Le Clézio (1978) nous le dit :
Il ya des gens autour de nous. Vous savez, on n’est pas seuls. Ils parlent, ils bougent, ils s’amusent, là, tout autour, les voisins: oiseaux, grillons, feuilles, gouttes d’eau, papiers fous, pierres aiguës, verres qui se fêlent, sable, poussière.
L’homme devra donc revoir ses relations avec l’univers pour mener une vie libre et heureuse. Au cas contraire, il devra continuer à ignorer la nature au profit des seules institutions modernes, et ainsi rester encore plus esclave qu’il ne le pensait. C’est à ce monde-là, ouvert à la nature, que l’enfant, ce héros le clézien par prédilection, nous invite pour un jubilé de l’épanouissement et de la liberté de l’Homme.
Références bibliographiques
Bourdet, Denise. JM.G. Le Clézio. Entretien. Revue de Paris (Mai 1966) : 115-20.
Brée, Germaine. Le Monde fabuleux de J. M. G. Le Clézio. Collection Monographique Rodopi en Littérature française 2. Amsterdam: Rodopi, 1990.
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