L’Empire romain est sans doute mort d’un excès de confiance dans la civilisation dont il avait répandu le modèle : on ne proclame pas impunément la fin de l’histoire et l’on ne quadrille pas sans perte de villes trop semblables un espace prétendument pacifié ! Mais à la stabilité d’un empire qui s’était cru éternel les coups de boutoir venus des steppes apportèrent le correctif salutaire d’une exigence pérégrine dans laquelle un christianisme en quête de légitimité allait se reconnaître. L’Homo viator, promu par l’Evangile, proclamant bien avant le chant de la Bérézina que « notre vie est un voyage », allait devenir l’homme par excellence du Moyen Âge occidental. A un monde dont « tous les chemins » menaient, dit-on, à la Ville succéda un univers dont chaque potentialité serait désormais ouverte. Défricher les forêts du Nord, étendre la civilisation vers l’Est, chercher à l’Ouest les Iles Fortunées, tenter de repousser les Sarrasins au Sud : autant de trajets ayant tous leur logique et que le seul objectif d’étendre la civilisation chrétienne pour répondre à l’injonction du Christ — « Allez et faites de toutes le nations des disciples » — ne suffit pas à expliquer.
Certes, le tourisme n’existe pas au Moyen Âge, ou alors il s’appelle le pèlerinage. Et il est vrai que le Guide du Pèlerin de Compostelle rédigé au XIIe siècle a tout du proto-Michelin : on signale les curiosités qui valent le voyage, celles qui méritent un détour ou les sites simplement intéressants ; on en profite pour raconter la geste des héros morts le long du chemin et qui ont laissé leurs reliques, car ces routes que fréquentaient les pèlerins étaient aussi celles des hommes de guerre : les Croisades sont nées, au XIe siècle, du désir de protéger le cheminement des pèlerins de Jérusalem ou de Compostelle. On épiloguera longtemps encore sur la Prise de Jérusalem et la constitution des états latins d’Orient, sur la haine tenace que les Musulmans — vainqueurs sur le terrain mais vaincus sur le plan symbolique — vouent encore aux Occidentaux pour ces expéditions sanglantes. On ferait cependant fausse route en leur déniant tout élan mystique, en n’y voyant que le profit et la conquête. Une part de rêve les constitue tout aussi bien : l’Orient qu’en on rapporté les Croisés n’a paradoxalement que peu à voir avec la réalité, et Don Quichotte ne s’est montré, au fond, leur digne successeur, en réinterprétant les anciens romans de chevalerie à travers sa folie, qui est tout aussi bien une quête initiatique du merveilleux qu’un désir d’en découdre avec des ennemis que l’on idéalise pour mieux se vanter de sa victoire.
Il nous faudra revenir au chevalier. Mais le pèlerin n’est pas seul à marcher, les fantassins, les piétons, comme on disait alors, ne manquent pas sur les routes : ils deviendront même, lorsque la Guerre se sera réinstallée sur le territoire de la douce France, la sinistres routiers, terreur du paysan qui retourne sans fin son champ de sa charrue et du marchand qui conduit ses bêtes de somme. (Non, en ce temps-là les routiers n’étaient pas sympas !) Le mot ost, armée, ne dérive-t-il, grâce à ces hommes malgré tout attachés à leur terre et à leur patois roman, du latin hostis, « l’ennemi » ? Encore a-t-on sans doute sciemment exagéré la fixation du paysan médiéval à la glèbe : le formidable essor des villes à partir du XIIIe siècle aurait-il pu se faire sans cet exode rural qui, dès lors, n’allait cesser de saigner les campagnes ? Et les ermites, comme le dit Chrétien de Troyes, essartaient…
Mais les plus grands marcheurs du Moyen Âge sont peut-être encore les intellectuels : pour assouvir leur passion d’apprendre, les étudiants ne se contentent pas de rejoindre des villes universitaires encore relativement rares et parfois très lointaines ; ils n’hésitent pas à aller parfaire leur formation ailleurs, à sillonner inlassablement la Chrétienté en quête de maîtres, de savoirs inédits et de nouvelles expériences. La mobilité universitaire tant désirée et si peu pratiquée de nos jours est une réalité quotidienne de cet âge qui ne connaissait pourtant rien des facilités de transport dont nous sommes blasés. Paris divise ses étudiants en « nations » qui regroupent tout l’Occident : à elle seule la « nation allemande » réunit les étudiants de l’Empire et des îles britanniques Et les enseignants ne sont pas en reste, s’offrant plus souvent qu’à leur tour pour aller porter leur bonne parole dans les universités qui ne cessent de se créer aux limites de la Chrétienté.
A cette bougeotte perpétuelle, nulle topographie claire, pourtant, ne vient en aide : pas plus que le portrait ressemblant, le Moyen Âge central ne connaît la carte millimétrée. On avance selon les soleil et les étoiles (Compostelle c’est, littéralement, le « champ des étoiles »), on suit les routes ouvertes, on demande son chemin aux autochtones et, de lointain en lointain, on arrive toujours là où nous a conduit notre désir : les reliques fleurissent sous les souvenirs épiques, les cors de Roland sont presque aussi nombreux que les fémurs de saint Pierre et le plus humble caillou peut se révéler porter l’empreinte quasi divine du pied de Charlemagne.
L’homme médiéval, dit-on souvent, était patient ; est-ce si sûr ? Robert de Clari nous dit le désappointement des guerriers de la IVe Croisade, persuadés, en arrivant à Cologne, d’être déjà à Constantinople… Mais ce qui est certain c’est que l’on ne se décourage pas : Marco Polo, son père et son oncle, traversent l’Himalaya pour atteindre la Chine, la route du nord leur ayant été décrite comme trop dangereuse. D’ailleurs, escalader les montagnes n’est-ce pas se rapprocher de Dieu ? Saint Bernard, à la suite d’un mémorable combat avec le démon, christianise l’ancien Mont Joux (= Mons Jovis = montagne de Jupiter) pour lui donner son nom, et bientôt ses chiens… De fait, il faut se garder de plaquer sur le Moyen Âge notre tout moderne amour des cimes. Les puis (collines) aigus et les vals tenebrus de La Chanson de Roland nous disent assez la crainte médiéval des escarpements : Chateaubriand dira encore, parcourant le Valais dont il fut le malheureux administrateur, au début du XIXe siècle, sa sainte horreur des montagnes.
A tout prendre, cependant, celles-ci restent moins terrifiantes, pour l’homme médiéval, que la mer profonde, cette nappe liquide aux sautes redoutables et imprévues, et qui pourrait bien communiquer directement avec les enfers… Ce n’est qu’avec la IIIe Croisade que les Croisés se décideront à prendre enfin la rapide voie maritime, après avoir compris, lors des deux premières expéditions, que les routes terrestres étaient par trop semées d’embûches. Accumulant les deux inconvénients, Frédéric Barberousse a pourtant réussi à se noyer dans un fleuve de Cilicie après avoir emprunté la voie de terre !
Mais la mer bruit davantage dans les récits celtiques que dans les épopées, et c’est alors un tout autre chant qu’elle nous fait entendre : sa profondeur est comme niée, aplanie par cette horizontalité qui détermine tout l’espace des anciens Celtes. Dans l’histoire de saint Brendan, les dos des baleines deviennent des îles, et l’enfer même est à fleur d’eau : c’est sur un écueil que Judas, enchaîné tel Prométhée, purge son supplice éternel.
Saint Brendan sur sa nef est le frère des chevaliers arthuriens : pour lui l’autre monde est toujours en avant, ou en arrière, mais jamais en haut ou en bas. Comme Breton le bien nommé le dira au XXe siècle, le héros des légendes celtiques n’a de cesse de s’émerveiller que « tout l’au-delà soit sur cette terre ». Et nous touchons peut-être ici au sens le plus secret de la compulsion voyageuse de l’homme médiéval : aussi orientée que soit sa vision par tous les signes du surnaturel, c’est bien dans ce monde-ci qu’il espère trouver le graal.
Le premier écrivain latin dont on peut sans aucun doute faire un homme du Moyen Âge, Venance Fortunat se présente délibérément, à la fin du VIe siècle, comme un nomade : suivant l’itinérante cour mérovingienne, faisant sans cesse la navette entre les seigneurs, les évêques et le pape, il insiste tant sur le fait qu’il est un cavalier qu’il va jusqu’à affirmer qu’il compose ses vers en dormant sur son cheval… Quiconque n’a jamais expérimenté le trot berceur de la plus noble conquête de l’homme reste sans doute condamné à ne voir que non-sens dans cette affirmation que reprendra à son tour, cinq siècle plus tard, Guillaume IX d’Aquitaine, le premier des troubadours. Quoi de plus évident, pourtant, pour qui sait y être sensible, que ces images — où vient aussi parfois s’adjoindre celle du vin — qui offrent à une civilisation qui a banni l’artifice rhétorique païen des Muses, une parfaite illustration de l’inspiration poétique ?
Lancelot rêvant à Guenièvre, chevauchant perdu dans ses pensées, n’est pas seulement le type de l’amoureux médiéval, il emblématise la figure du poète. Ainsi l’errance du chevalier, pour paraître sans but, dessine-telle, de la façon la plus précise, le parcours même et l’écriture du texte qui se déroule sous nos yeux. Ce n’est pas pour rien que l’on a nommé entrelacement la technique des romanciers en prose du XIIIe siècle qui suivent de manière apparemment vagabonde les aventures de tel chevalier puis de tel autre et construisent un contrepoint plus itinérant encore que musical qui enserre progressivement le lecteur dans son délicieux labyrinthe. Mais lorsque le graal ne vectorise plus les désirs de tous, on retombe alors dans ces jeux d’aveugles — salle aux images où , le jour venu, Arthur découvre son infortune, tournois sanglants dénonçant la vacuité d’une cour qui a perdu son centre — à travers lesquels finira par périr le royaume arthurien. La morale de La Mort Artu revient peut-être ainsi à nous convaincre de l’absolue nécessité de ne jamais perdre le sens de toute quête.
Pour être le plus intérieur, le moins situé dans la géographie réelle de l’Occident, le voyage du chevalier courtois n’est pas le moins significatif. Pour Rome, le cavalier n’était plus — ironie du sort — qu’un patricien sédentarisé, et les légions n’entretenaient plus guère de cavalerie que de manière presque symbolique. De tout ce que les « Barbares » ont apporté à l’Occident, le don le plus précieux fut peut-être cet appel au nomadisme, cette revalorisation fondamentale de l’homme à cheval qui allait réveiller chez l’homme de l’Antiquité tardive le désir émoussé de franchir les bornes de l’inconnu. En inventant le pèlerin, mais aussi le guerrier du Christ et, dans son ombre — par bonheur — le quêteur de l’amour et de l’absolu, la foi médiévale a ouvert un espace à notre imaginaire, où la poésie et le roman — ce genre neuf promis aux plus étonnants sursauts — ont trouvé un épanouissement inespéré. Dans la forêt de Brocéliande s’est réinventée une errance qui ne nous a plus quittés.