Comment, étant de son temps, un écrivain peut-il ne pas être en guerre contre ce temps ; comment peut-il ne pas s’y trouver seul ; comment peut-il ne pas vouloir ce que son temps, ce que ses contemporains veulent ? L’histoire littéraire abonde en exemple de jeunes hommes en colère, de révoltés, de libertaires, d’esprits anarchisants et subversifs, voire de révolutionnaires cherchant à détruire un ordre politique ou social existant, à mettre à mal les morales, les religions, les cultures et les idéologies de leur temps. Et si notre époque actuelle ne semble plus guère appeler de telles figures d’insoumission — quelques-unes se manifestant apparaîtraient vite comme anachroniques, incongrues — c’est que nos existences de plus en plus contrôlées, limitées, encadrées, répertoriées, surveillées, comprimées et protégées par de solides ceintures de chasteté ont découragé toute velléité de mettre fin à un état de sujétion, voire de servitude volontaire. Ou, n’est-ce pas, plus gravement, selon le précoce diagnostic établi par Botho Strauss dans son essai le Soulèvement contre le monde secondaire publié en Allemagne en 1993, que ces figures de relèveraient d’un concept propre à au 19ème siècle, « l’émancipation », qui aux yeux de l’écrivain était à la source des erreurs à longue portée dont le siècle suivant et le nôtre en cours sont l’objet. L’émancipation sociale ne pouvant créer que des affranchis et non des gens libres, la dialectique de l’histoire, explique Botho Strauss, citant le poète néo-romantique Rudolf Borchardt, a pour conséquence que lorsque « ce sont les affranchis qui dominent, ce n’est pas le commencement de la liberté mais la fin de celle-ci ». Alors… ?
Que de dégringolades de cheval !
Alors, sans doute y a-t-il urgence à rompre avec cette dialectique-là. À ces postures héroïques d’hommes dressés contre les diverses tyrannies dont tout État, aussi démocratique semble-t-il être, est porteur, ne faudrait-il pas, pour échapper à la dévastation en cours, substituer aux nobles figures des chevaliers de la liberté, haut dressés sur leurs arçons, requis pour faire le procès du monde et lutter pour le bien de l’humanité, et prendre de face le réel, ne faudrait-il pas d’autres figures ? Des figures de non-héros ayant pris la mesure de ce réel, ayant compris qu’il nous enveloppait et requérait, pour s’en libérer, des stratégies tout autres que l’affrontement direct ?
Un écrivain, un des plus singuliers de notre époque, Pascal Quignard, nous propose dans le dernier volume paru de sa série Dernier royaume un saisissant ensemble de ces figures et de leurs stratégies. Plus de fiers cavaliers dressés sur leur selle et chargeant héroïquement l’ennemi, façon Claude Simon brandissant son sabre contre les avions allemands, mais des hommes quittant les arçons et chutant. Les Désarçonnés, tel est le titre de ce grand traité d’amorale, de cette sorte de nouvelle somme a-théologique (Bataille : l‘écrivain que Pascal Quignard a « préféré lire au 20ème siècle »).
Il est impressionnant le nombre de personnages célèbres, de la mythologie, de la littérature, de l’Histoire, l’ancienne et la contemporaine, qui ont fait la culbute de leur cheval : Lancelot, Agrippa d’Aubigné, saint-Paul, Abélard, Pétrarque, Montaigne, Brantôme… Ce ne sont pas que les corps qui sont désarçonnés, l’âme suit. Chaque dégringolade est un renversement dans le temps, dans le cours d’une vie, dans l’ordre du monde. Chacune est une mort et une résurrection. Saül est aveuglé, il tombe, il renaît en Paul. Au sein de l’aventure humaine, l’homme ne (re)naît que d’une aventure temporelle singulière. C’est cette incarnation dont parlait Merleau-Ponty, dans l’Œil et l’esprit, qui pose son homme en un éclair. L’événement salvateur peut être de plusieurs natures, un accident, la mort d’un proche, une lecture, un nouvel amour. Il peut être de l’ordre du miracle ou du ratage. Même la mort n’est pas un démenti à l’incarnation. Hélas, les « indésarçonnables » sont nombreux, constate Quignard, ils sont la masse. Certes, leur sort n’est pas souhaitable, ajoute-t-il. Comme celui de ce Arsace, un héros de Lucien, dont il cite l’exemple, ils chevauchent à jamais leur cheval chez les morts. Jamais nés, jamais incarnés. C’est leur histoire, et la façon qu’un homme qui écrit a d’échapper à leur pesant agrégat mortifère, que raconte Quignard, poursuivant une « expérience fondamentale ».
Des brûlots de haine active
Autant prévenir le lecteur : s’il est en attente d’une « bonne nouvelle », du message d’un nouvel Évangile, religieux ou pire laïque (car celui du Christ n’était guère fait pour apporter la paix aux hommes), s’il tient mordicus aux convictions que les idéologies de notre temps bétonnent à coups de loi et de morales, s’il est un homme que les discours d’ordre que dispense notre société (toutes le sociétés) rassure, si l’injonction de tous les groupes humains, toutes les communautés, toutes le églises, toutes les armées, tous les pouvoirs et tous les partis politiques, toutes les majorités et toutes les minorités : « Engagez-vous ! Sacrifiez-vous ! Donnez-nous des raisons d’espérer ! » est l’article numéro un de son bréviaire, en un mot, s’il tremble d’être à son tour désarçonné et que s’effondre l’ordre de son univers mental, qu’il passe son chemin, le livre de Quignard n’est pas pour lui. Il ne lui promet pas le Paradis. Il n’est pas une nouvelle mouture de la Divine Comédie. Pas d’ascension et de Béatrice dans la lumière divine. Il nous convie à un autre aventure : une descente. Vers l’Enfer ? Tous les grands mythes, contes, légendes, histoires, rappelle Quignard, ne nous racontent-ils pas une traversée du monde des morts par des héros ou des dieux (Jésus lui-même…)? Une des figures de femmes qu’il nous propose, qu’il emprunte à Rembrandt, c’est celle de Dalila. Elle aussi est dans la lumière, pas celle de Dieu. Comme l’apôtre Pierre prêt à trahir, qu’éclaire un brasero, Dalila est dans la lumière d’une lampe « dont la flamme se reflète sur les ciseaux que tient sa main ». Avec quoi nous éclairons-nous ? « Nous nous éclairons avec ce qui brille le plus dans ce monde (…) Nous nous éclairons avec des brûlots de haine active. L’envie est comme la lanterne que tenait Judas dans la Nuit de l’Agonie ». Au commencement, donc, était la haine. Au commencement était le meurtre, au commencement étaient les sacrifices ; tous le mythes, toutes le religions nous le racontent de long en large : Caïn tue son frère Abel, Romulus se débarrasse de Remus… Dès lors, n’est-il pas logique que, remontant à ce « noyau de silence des sociétés humaines» qu’est la Préhistoire (dont il s’étonne en passant qu’on n’aille pas plus avant encore pour faire commencer l’humanité avec les bêtes), Pascal Quignard, luttant contre une tendance généralisée à l’oubli, ne recense les grands moments de l’histoire humaine où les brûlots de haine activés par des tourbillons de vents contraires atteignent des degrés d’incandescence ravageurs.
Un état de beaucoup de langue
Des exemples de ces moments où des civilisations, y compris les plus grandes, les plus glorieuses, sont emportées par des tornades dont on se demande quelle place est alors laissée à l’homme et comment il peut encore demeurer humain, Les désarçonnés n’en est pas chiche. Ce qu’a d’impressionnant la mémoire de Quignard, c’est qu’elle restitue aussi bien les événements lointains du passé que des faits apparemment minimes, dont maints appartenant à la vie de l’auteur, et qui sont ces moments de crise où celui qui en est l’objet sent sa propre humanité vaciller. Sans doute faut-il que celui dont l’aventure littéraire consiste en cette restitution soit habité par un état de beaucoup de langue, si l’on donne à cette expression pas tant une valeur quantitative (d’où langue au singulier) qu’une valeur de densité. Avoir beaucoup de langue, expression que j’emprunte à Botho Strauss, communique à la pensée une régulation et un ordonnancement jamais connus auparavant. C’est cet état de beaucoup de langue qui permet à Quignard de décrypter le contenu des langues singulières, les langues nationales qui ne sont à ses yeux rien de plus que les récits d’une « histoire mensongère ». C’est ce qu’on nomme, écrit-il « l’Histoire des peuples ». Histoires qui sont toutes « une histoire de guerre interhumaine », étant entendu (ô doux humanistes, ô vertueux pacifistes, fermez vos yeux, bouchez vos oreilles !) que « les hommes n’ont pas subi la guerre ; ils l’ont inventée ; et les hommes ont inventé la guerre parce qu’ils l’aimaient (…). La guerre est la fête humaine par excellence ». Homère nous avait déjà mis au parfum. La jouissance dans la tuerie… Lisez le rapport du général Westermann, grand-oncle de Mallarmé et grand exterminateur de la Vendée, lu le jour de Noël 1793 à la Convention : la jubilation du révolutionnaire à écraser les enfants sous les sabots de son cheval… Et il n’a que l’embarras du choix, Pascal Quignard, quand il a à décliner, des temps paléo et néolithiques à aujourd’hui, toutes les horreurs dont l’espèce humaine est capable, au nom de l’avenir, du bien et du mieux. Une image l’a frappé, dans sa jeunesse, celle de déportés dans les camps de la seconde guerre mondiale, image qui n’était pas sans lui évoquer ce que pouvaient être les silhouettes des hommes du paléolithique durant l’hiver, cherchant « à atteindre vivants la nuit ». Dans cet écart de temps maximum, il ne lui restait qu’à faire appel à sa mémoire, la sienne propre venue du plus profond de l’enfance et celle de l’homme en état de beaucoup de langue qui a mis à sa disposition les images et les récits des grandes dévastations dont les guerres représentent les genres historique et dramatique par excellence. Voici quelques échantillons prélevés au long des pages des Désarçonnés. Dans le désordre : la Commune de Paris, où lors de la Semaine sanglante, au printemps 1871, pour la première fois la mitrailleuse est utilisée par les Versaillais pour l’exécution en séries de milliers de personnes ; la Saint-Barthélémy ; les massacres de musulmans au Kosovo lors du conflit yougoslave ; les hécatombes des guerres de 1870 et 1914-1918, guerres accueillies à leur départ avec jubilation par tous les peuples concernés ; l’extermination des juifs d’Europe par les nazis ; l’esclavage, les colonisations forcées, la politique des États à l’endroit des étrangers, des immigrés, de tous les « sans feu ni lieu» ; les génocidaires du Kampuchéa démocratique au Cambodge dont les références étaient celles la Grande Terreur de la France révolutionnaire, dont Robespierre avait jeté les bases et défini l’esprit. Pour rappel : la vertu sans terreur est impuissante ; toute mémoire doit être effacée, aussi bien dans l’espace (destruction des églises, des œuvres d’art) que dans le temps (nouveau calendrier, vocabulaire chamboulé) ; est déclaré ennemi du peuple quiconque est soupçonné de dépraver les mœurs (voilà qui devrait séduire aujourd’hui la bonne dame de droite Roseline Bachelot et la petite demoiselle de gauche Belkacem rêvant toutes deux d’éradiquer à jamais la prostitution)…
Pouvoir de tuer à l’état nu.
Ce serait se méprendre que de considérer les rappels que fait Quignard des grands moments où les sociétés humaines et les civilisations régressent abominablement, comme des dénonciations de type humaniste visant les excès des guerres, les crimes commis par des pouvoirs dictatoriaux et des États despotiques. De belles âmes ont toujours fait ce travail. En vain, d’ailleurs. C’est au cœur même de l’humain qu’il porte le fer, lui, l’auteur des Désarçonnés. Avec l’appui de Freud notamment. Les hommes ? : une bande d’assassins et de menteurs depuis qu’ils ont commencé à parler. Ont-ils jamais eu le désir de la liberté ? Là, c’est Étienne de la Boétie dans son Traité de la servitude volontaire qui lui souffle la réponse. Est-il vrai que les dirigeants, tous les dirigeants, y compris les démocrates, n’auraient pour fonction que d’’être, selon l’expression du philosophe Peter Solterdijk, les « ordonnateurs d’une cruauté fonctionnelle » ? Que toute politique se réduirait à n’être qu’un système consistant à « ventiler les cruautés à partir d’un centre d’abstraction (le gouvernement) » ? La passion politique, Quignard la résume ainsi : « la cérémonie du pouvoir de tuer à l’état nu ». Mais tout de même, direz-vous, il y a la Déclaration des droits de l’homme, son article III, « Le principe de toute souveraineté réside dans la nation »… Rien de plus, commente Quignard, qu’un principe du droit humain autorisant « la guerre inter-nationale entre les hommes ».
Alors, ces Désarçonnés, un énième traité du désespoir? C’est très exactement et très paradoxalement le contraire. Son constat établi, il annonce les voies, les seules voies possibles, d’un sauvetage, d’une libération. Est-ce à dire qu’il appelle chacun de nous à rejoindre un groupe, une communauté, les bons cette fois, ceux des désarçonnés, par exemple ? Ce serait inévitablement reproduire les anciens, ses mœurs, ses perversités, ses potentialités criminelles. Ce serait reconduire les néfastes puissances du troupeau, de la meute, de la horde. C’est un homme seul, un écrivain, qui ose exprimer ce qu’on n’ose penser devant l’ordre du monde. Qui prolonge une parole pouvant être prise de la bouche de Jésus : « j’arrête d’obéir, je quitte la meute, j’écris ». Kafka parlait de faire un bond hors du rang des assassins. Sa méthode à Quignard, qu’il a appliquée notamment dans sa vie professionnelle : démissionner. Engager la lutte contre le social, pas de front, pas un contre tous, c’est son conseil, sinon on est battu ; plutôt, pour survivre, « engager une vie secrète ». Combattre l’ordre qui est toujours militaire et hiérarchique, lié à la domination sexuelle ». Suivre la politique générale suggérée par Henri Michaux : se dédomestiquer , se défamiliariser. se dénationaliser, se déshumaniser. Un « Sauve qui peut » généralisé, en quelque sorte. Mutinerie et aussitôt désertion. S’inspirer de l’exemple des taoïstes de la Chine ancienne, « premiers penseurs systématiques de l’anti-société », des moines chrétiens, des chamanes de Sibérie… Tous « libres comme les chats ». Justement, une autre figure animale, autre que le chat et le cheval, surgit à plusieurs reprises dans les Désarçonnés : le cerf. Belle image du solitaire, de l’insoumis, de la puissance sexuelle, dont Quignard évoque ainsi superbement les ramures : « des giclées de sperme qui s’étaient pétrifiées » au-dessus de sa tête.
Le sexe salvateur
Pour quitter la horde, la tribu, la troupe, le groupe, la communauté, la masse, le peuple, la nation, la société, et « revenir, bon gré mal gré, “seul” dans le giron de la nuit, le rêve, le désir », seul comme le cerf fuyant au fond du bois la meute de chiens à ses trousses, comme le cheval avant qu’il ne soit domestiqué, c’est le sexe qui est salvateur. « Les amants, quand ils se chevauchent, écrit Quignard, galopent dans l’autre monde ». Un autre monde qui est peut être celui de chaque un, de chaque une, à la condition que chacun de ces un et une connaisse l’épreuve d’une crise, cet instant de vertige où le cavalier quitte les arçons, ces moments de dépression que sont sa chute et la perte de son identité. Quignard donne à entendre comment les amants, au cours de l’acte sexuel, entre jouissance et détresse, « tombent en criant».
Les Désarçonnés, qui de toute évidence est un des grands livres de la rentrée littéraire, nous propose, à l’exemple du cavalier du poème de Parménide, « emporté par ses cavales » et « monté aussi loin que le porte son désir », de se trouver ainsi, ce qui n’est pas peu, face à la « Déesse vérité ». Mais il nous met en garde. La réussite d’un tel voyage initiatique est soumis à une condition dont quelques grands penseurs ont eu l’intuition : sans épreuve du néant, pas de surgissement de l’être. Et sans surgissement de l’être, pour ce qui est de voir surgir la vérité… Aragon, dans la Mise à mort, disait plus simplement les choses : « Ëtre un homme, c’est pouvoir infiniment tomber ».