L’exposition de la Fondation Cartier, Mœbius-Transe-forme, permet, dans un premier temps, de rencontrer tous les personnages de ce Janus Bifrons, dans une scénographie qui adopte la forme… d’un ruban de Möbius. Le sous-sol de la fondation est quant à lui davantage consacré à la métamorphose, thème et stratégie formelle récurrents. Damian Pettigrew et Olivier Gal ont réalisé un film sur l’artiste, à mi-chemin entre le documentaire et la fiction. Surtout, Mœbius, qui a collaboré à de nombreux films de science-fiction au cours de sa carrière (Alien, Tron, Abyss, les Maîtres du temps, le Cinquième Élément…), signe ici sa première réalisation avec un film d’animation en 3D, la Planète Encore, tiré des aventures de Stel et Atan : ce sont là huit minutes de pur bonheur visuel.
Tout d’abord, une question dont la réponse paraît évidente lorsqu’on se plonge dans votre série Inside Mœbius, où vous vous mettez en scène à côté de vos créatures : considérez-vous vos personnages comme des êtres vivants ?
Oui, mais pour une drôle de vie… Du vivant mais pas au sens biologique du terme, et dans une dimension différente de la nôtre, une dimension bi-dimensionnelle. Le dessin, par endroits, cache le vide de la page blanche, envoie des messages, développe un vocabulaire. Et cela finit par acquérir une existence. Une relation s’établit entre le créateur et ses créatures, qui est la métaphore de la métaphysique, de ce lien entre ce qu’on pourrait appeler « le créateur de l’univers » et nous-même. Il y a un jeu de mise en abîme qui est fascinant, car, comme dans la religion chrétienne, on peut imaginer qu’un avatar (en l’occurrence le mien) est envoyé dans ce monde en deux dimensions en tant que médiateur, et que, quand on referme la page, il s’écrie : « Mon créateur, ou mon dessinateur, ou mon Dieu, pourquoi m’as tu abandonné ?! » Je me suis amusé avec cette idée dans les six volumes d’Inside Mœbius.
La transformation, c’est la vie. Est-ce pour cette raison que vous soumettez vos personnages à toutes sortes de métamorphoses ?
Pas tout à fait. La métamorphose classique, telle qu’elle est formulée dans le texte d’Ovide, est une tentative de replacer dans un contexte culturel des processus évolutifs de la vie qu’on parvient aujourd’hui à décrire à travers le darwinisme mais qui, à l’époque, devaient s’exprimer par le biais poétique. Je me situerais davantage du côté de la métamorphose kafkaïenne ou de l’Étrange Cas du Dr Jekyll et de Mr Hyde de Stevenson ; quelque chose qui est subi, qui est une réponse à une pression de l’environnement ou d’un refoulé interne, d’une dérive dans l’image de soi. En littérature, on peut analyser cette métamorphose à travers les sentiments, mais en tant que graphiste, j’ai eu envie de la symboliser par des excroissances matérielles, car je suis un artiste de la représentation qui dessine des personnages, des situations, avec le plus de précision possible. Et c’est justement cette capacité de précision qui m’invite à la métamorphose, à l’accident, à l’expression de ce trouble de la perte d’identité.
À propos d’identité, quel serait, parmi vos personnages, celui qui vous ressemble le plus ? Blueberry a beaucoup évolué, il a suivi votre biographie. C’était très visible dans les albums Ballade pour un cercueil et Chihuahua pearl, où il était très dur et abimé physiquement. Un autre de vos personnages emblématiques, John Difool, dans l’Incal, « est-il » Mœbius, comme Blueberry serait Giraud ? Mon sentiment, c’est que vous êtes davantage John Difool. En somme Mœbius contiendrait Giraud, mais pas l’inverse.
Oui, c’est vrai… Et en même temps, c’est complexe, car on touche au domaine des genres graphiques, qui sont des mondes assez hermétiques. Le graphisme mis en place par plusieurs générations de dessinateurs, et que je déploie dans la série Blueberry, est une convention très pratique pour représenter un certain type de réalité ; elle semble très naturelle mais elle ne recouvre pas toutes les possiblités de la représentation graphique. Donc, d’une certaine façon, GIR contient Mœbius dans la mesure où, malgré tout, à travers GIR, j’essaie de garder une espèce d’exigence, d’aller à la limite du genre. Car c’est un genre clos ; il ne faut pas en sortir, mais on peut tout de même l’expanser. C’est ce que j’ai fait toute ma vie, non pas en réfléchissant au genre lui-même, mais à ma pratique. À partir du moment ou l’on transgresse ou contribue à faire évoluer un genre, on est assimilé à lui ; on dira que le genre a fait un progrès « à travers » le travail d’untel. Toutefois, ce principe se heurte à une limite qui est que le genre ne peut pas tout représenter. On comprendra mieux si l’on compare à l’histoire de la peinture. GIR et Blueberry, c’est basé sur une sorte de naturalisme issu d’une tradition de représentation européenne, avec Rubens, Delacroix, des artistes du geste, de la rapidité d’exécution. De l’autre côté, il y a des gens qui mentalisent, comme Giotto, Poussin, Seurat, chez qui la gestuelle est éliminée au profit de la traduction directe de la pensée vers le geste. Mœbius tente d’intégrer cette seconde dimension en la combinant à une énorme béance au niveau de l’intention quand je relie toute cette tradition avec les principes de l’écriture automatique.
Picasso était capable de ce genre de schizophrénie formelle.
Je me réclame beaucoup de lui, non pas du point de vue du style, mais en raison d’une familiarité de principe, cette capacité de passer radicalement d’un genre à un autre avec une certaine réussite. Il y a toutefois une différence notable, c’est que Picasso changeait de bateau à chaque fois, tandis que moi, je les emporte tous avec moi. J’ai toujours continué à faire Blueberry. Il y a peut-être des raisons matérielles, car c’est la seule série qui permet les grands tirages, ce qui me fait vivre et sponsorise en quelque sorte des recherches plus difficiles à travers Mœbius. Mais pas seulement : Blueberry est un personnage, un genre et un style que j’aime, d’une façon authentique et sans réserve.
Suivez-vous de près l’art contemporain ?
J’ai une position d’amateur intéressé.
Ce qui vous différencie de l’art contemporain, c’est qu’on y rencontre finalement très peu de « créateurs d’univers » car il est, d’une manière générale, obsédé par le réel. Vous tentez d’échapper à tout prix à ce dernier. À cet effet, vous décuplez depuis longtemps vos facultés d’imagination en ayant recours à ce que vous nommez des « métaprocessus ».
Les métaprocessus, c’est une façon poétique ou politiquement correcte pour évoquer tous les adjuvants qui permettent d’accéder à cet état de transe qui préfigure la création de formes nouvelles. Cela englobe énormément de pratiques. Bien sûr, la prise de substances, l’alcool, le café, les pains au chocolat, ou bien le cannabis, la cocaïne, l’héroïne, l’opium…
… le peyotl…
…oui, et les champignons, l’ammanite tue-mouches, les médicaments. Mais ça peut être aussi le travail, la respiration, la course à pied, l’amour pour quelqu’un, pour les autres ou pour soi-même, les rencontres, la danse… Les métaprocessus, c’est tout ce qui nous inspire.
Vous avez dit : « Quand on est en méditation, c’est la réalité qui devient un désert. » Ce désert, qui est omniprésent dans vos dessins, vous y avez pris des champignons hallucinogènes. Vos visions furent-elles proches de ce qu’on peut voir dans les dessins de 40 days dans le désert B ?
Oui. Cette ingestion de champignons en 1963, je l’ai incubée durant de nombreuses années. Je l’ai refoulée plus ou moins car je me suis juré de ne plus jamais recommencer. Mais je me suis aperçu que ça avait laissé des traces intéressantes. J’ai travaillé pendant longtemps avec le cannabis, en l’utilisant de manière intelligente, sans tomber dans le piège de la dépendance, de la défonce et du folklore. À un moment, j’ai arrêté. Le processus était enclenché. J’aurais pu stopper avant, mais il y a un aspect plaisir qu’on ne peut pas nier � on n’attrape pas les mouches avec du vinaigre ! Cependant, c’est bien d’être capable de raisonner sur les stimuli et de refuser une sollicitation en fonction d’un projet, de pouvoir se promener avec une pancarte sur laquelle on a inscrit NON… quitte à ce que, de l’autre côté, il y ait écrit OUI !
Arzak, le retour
J’aimerais qu’on parle de la langue de Mœbius, dont les mots sont aussi des hybrides. J’aime notamment beaucoup le terme de « sorciologie », qui est emblématique de cette alliance entre la science et une forme de syncrétisme mystique qu’on trouve dans vos œuvres. L’écriture vous permet de réinjecter de l’humour, non ?
Tout à fait. Parfois, un dessin somme toute banal devient avec une légende une matière curieuse, cela crée une résonance qui le met en porte-à-faux, en contradiction. J’adore les jeux de mots. J’avais fait le dessin de deux corps enserrés l’un dans l’autre d’une manière inextricable et un peu carnivore. Je l’avais intitulé la Semaine d’étreinte sans cœur [les 35 heures]. J’adore ce genre de contrepétrie. C’est anodin, mais on le trouve dans l’histoire de l’art, chez Magritte par exemple.
Pourquoi, presque trente-cinq ans après ses premières aventures muettes, avoir décidé de faire parler Arzak ?
Plusieurs raisons se chevauchent. D’abord, cette histoire sans dialogue, en raison de cette rétention, était devenue une sorte de pile d’énergie générant beaucoup de dessins, un projet de film (Starwatcher). Parallèlement, dans le cadre de la société Mœbius production, fondée avec mon épouse Isabelle, nous avons pris la décision de nous lancer dans le grand bain de l’édition de la BD, alors que nous avions développé jusqu’alors des projets plutôt confidentiels. Pour cela, il fallait choisir un titre qui tienne compte de mon histoire. Tous mes acteurs se sont présentés au casting : Blueberry, c’était délicat, car j’ai déjà un éditeur. Le major Grubert a un univers trop complexe qui n’est pas grand public. Stel et Atan, l’histoire était close, et je n’étais pas certain de vouloir lui donner une suite. Il restait Arzak, qui avait l’air de vouloir exister. Donc, son retour est dû à la pression conjointe de l’éditorial et du créatif.
Dans votre film la Planète Encore, il y a notamment de belles scènes de vol. C’est une chose qui est récurrente dans votre travail. Techniquement, dans un film ou un dessin, comment fait-on pour donner le sentiment de l’apesanteur ? Est-ce qu’on pense à la masse des personnages, à la matière, à l’espace entre les atomes ?
Non, je me suis inspiré de quelques rêves mémorables - non pas mes habituelles rêveries éveillées, mais de véritables cadeaux du ciel, des rêves très cohérents, et que j’étais capable de mémoriser et de noter au réveil. J’ai des souvenirs de ces rêves qui sont plus vivaces que pour certaines choses qui me sont réellement arrivées. Cela explique peut-être ce goût pour l’apesanteur dans mes histoires.
Est-ce que vous vous nourrissez du cinéma autant que vous l’avez nourri ? Je pense à l’ouverture de votre dernier album Arzak l’arpenteur, qui est clairement un hommage aux premières images de l’épisode 4 de Star Wars, avec l’attaque du vaisseau de la princesse…
En dehors de quelques collaborations, je suis un amateur de cinéma classique, écartelé entre l’exigence des grands créateurs et la séduction des grands fabriqueurs.
La Planète Encore est un film magnifique, mais il y a quand même un gros problème… C’est trop court ! On en ressort frustré, avec le désir d’en voir davantage. Est-ce qu’on peut espérer voir un jour un long métrage de Mœbius ?
La Planète Encore, avec ses huit minutes, est une petite graine qui ne demande qu’à grandir. Et là, je fais appel à Mme Bettencourt ; en tant que première fortune de France, elle ne pourra qu’être intéressée par sa métamorphose en un arbre majestueux, tout en images de synthèse et relief 3D… Que ces milliards de shampoings servent la cause de l’art plutôt que la cause dollar.