Œuvre majeure de Fernando Pessoa, écrit entre 1913 et 1935, « Le Livre de l’Intranquillité » (livre d’impressions décousues), fut publié in extenso en 1982, 47 ans après sa mort survenue le 30 novembre 1935, à l’âge de 47 ans. Il connaîtra un succès mondial, contribuant à la notoriété de son auteur, en le plaçant parmi les plus grands écrivains lusophones.
Le livre en bande dessinée de Nicolas Barral, tout à la fois scénariste, dessinateur et coloriste, permet d’accéder de manière intelligente à la vie originale de Pessoa et à son œuvre pour le moins insolite.
Il le fait à travers l’enquête menée par un jeune journaliste, Simao Cerdeira, chargé de préparer la nécrologie de Pessoa, dont on sait la mort proche. Sa quête/recherche durera les 3 derniers jours de sa vie. Timide et respectueux, le jeune homme va suivre l’écrivain dans ses dernières déambulations à travers Lisbonne, sans jamais oser l’aborder. Il faut peut-être y voir un double jeune de Pessoa.
Nicolas Barral
Un mot sur le dessinateur Nicolas Barral : âgé de 58 ans, il remplaça Tardi, en collaborant avec Emmanuel Moynot, pour adapter en bande dessinée la suite des romans de Léo Malet sur Nestor Burma. Son trait est jugé comparable à celui de Tardi, quoique plus rigoureux et plus classique. Sa précision vient magnifier les décors lisboètes, et son art dans les expressions des personnages les rend attachants, facilitant l’immersion dans la vie intime de Pessoa.
Les images de Fernando Pessoa montrent un personnage typique du cinéma muet, à mi-chemin entre Chaplin, Keaton et Lloyd, ce qui a inspiré le dessinateur et replacé la BD dans son époque. Il faut signaler la qualité des dessins de couleur sépia, couleur dominante, qui vient évoquer avec nostalgie les tons des années 30.
Son épouse d’origine portugaise, Marie Barral, l’a aidé dans ses recherches et a sélectionné les extraits de l’œuvre littéraire qui parsèment intelligemment l’ouvrage.
Un Écrivain/Poète Hétéronyme
Même, et surtout, si vous n’avez jamais lu d’œuvres de Pessoa, cette BD va susciter votre curiosité envers cet écrivain/poète hétéronyme.
La grande particularité de Pessoa est, qu’en plus des textes signés de son nom, il a écrit de nombreux textes sous d’autres noms, non pas des pseudonymes au sens classique du terme, mais des hétéronymes qui sont autant d’avatars à part entière, possédant un style propre, des opinions et même une vie (T. Cauvin).
Leurs noms : Bernardo Soarès, Alvaro des Campos et Vicente Guedès, parmi les plus connus. En fait 72 hétéronymes verront le jour !
Nicolas Barral émet l’hypothèse, que quand on n’a pas d’amis, on s’en crée des fictifs.
En signant de leur nom que Pessoa retrouve sa liberté.
C’est l’avatar Bernardo Soarès qui apparaît comme signataire de la première édition du Livre de l’Intranquillité.
A sa mort, on retrouvera une malle contenant plus de 30 000 textes jamais publiés et classés selon les noms de ces hétéronymes. (page 97)
« N’être qu’un est une prison », et « Mieux valait pour moi écrire que de risquer de vivre »
Voilà 2 citations qui illustrent parfaitement la névrose de Pessoa, traitée par Barral dans la dispute sanglante imaginée entre l’écrivain et ses hétéronymes.
A propos de l’Intranquillité (Disassossego en portugais)
Intranquille : Littéraire. Qui manifeste ou révèle de l’inquiétude, de l’insatisfaction. (Larousse)
Lorsque ce mot fut traduit en français dans les années 80, il suscita une polémique dans le milieu littéraire, le mot « intranquille » étant alors peu utilisé. Mais il s’imposera rapidement, bénéficiant même d’un effet de mode.
Le Livre de l’Intranquillité est un recueil de pensées et d’aphorismes, une sorte de journal intime de l’auteur. Quelques citations permettent de s’en faire une idée plus précise :
L’ironie est le premier signe que la conscience est devenue consciente.
Je n’ai jamais eu d’autre réelle préoccupation si ce n’est ma vie intérieure.
J’aime dire. Ou devrais-je dire : j’aime palabrer. Les mots sont pour moi des corps que l’on peut toucher, des sirènes visibles, des sensualités incorporées.
Il y a des jours qui sont des philosophies, qui nous suggèrent des interprétations de la vie, qui sont des notes marginales, emplies d’une vaste critique, dans le livre de notre destin universel
Les enfants sont très littéraires parce qu’ils disent comment ils sentent et non pas comment doit sentir celui qui sent selon quelqu’un d’autre.
Une Personnalité Originale
Nicolas Barral sait illustrer les traits de la personnalité originale et complexe de Pessoa.
Trois exemples viennent les mettre en lumière.
Au début de l’histoire, le héros apprend par son médecin qu’il n’a plus que quelques jours à vivre, qu’il est temps qu’il prenne ses dispositions et qu’il va l’hospitaliser.
Réponse de Pessoa, « Je dois vous faire une confidence, docteur, je suis immortel ! »
Cf extrait ci-après – page 6
Le lendemain, il échange avec son barbier, dont il aime bien l’humour populaire. Ils débattent de l’utilité de la littérature, (pages 66 et 67).
Pessoa se livre alors à une démonstration lumineuse.
L’échange porte sur la description d’un simple ballon de foot, qui, selon le barbier est un objet fait de bandes de cuir et d’une vessie : tous les ballons se valent.
Pour Pessoa, le ballon dont il a été privé enfant était irremplaçable, puisque c’était le seul objet qui lui restait de son père disparu, et que l’air qu’il contenait est le dernier qu’ils ont respiré ensemble…
-Voilà pourquoi le petit garçon est inconsolable,
-voilà pourquoi tous les ballons ne se valent pas,
-voilà pourquoi la littérature est indispensable,
-la plupart des gens souffrent de ne pas savoir dire ce qu’ils voient et ce qu’ils pensent,
-toutes ces impressions sont incommunicables, sauf si nous en faisons de la littérature.
L’humour n’est jamais loin chez Pessoa, la scène précédente, profondément littéraire, étant suivie d’une plaisanterie plus ordinaire :
-Est-ce que vous savez le comble pour un barbier ?
-C’est de raser les murs.
Troisième exemple : à la fin de l’histoire (page 128), quelques heures avant de mourir, il demande à l’infirmière du papier et un crayon. Il griffonne alors sur un bout de papier cette ultime phrase, « I know not what tomorrow will bring », et il s’endort d’un sommeil définitif. « Je ne sais pas de quoi demain sera fait … ».
Pessoa savait pourtant qu’il allait mourir. Symbole de l’incertitude qui l’avait toujours habité, dans sa recherche permanente de la vérité.
C’est ainsi que la bande dessinée permet de transmettre de manière efficace les caractéristiques d’une œuvre et d’un auteur, en utilisant le charme et la rigueur du dessin et de la couleur, ce qui confère à l’œuvre un réel classicisme.
En réalisant « L’intranquille M. Pessoa », Nicolas Barral rend son sujet à la fois accessible et attachant. Il ouvre une porte sur la littérature portugaise.
Il livre avec ce livre un chef-d’œuvre crépusculaire, bouleversant, comme l’était cet homme sans carapace qui s’était réfugié dans la littérature. (Citation).
Un album subtil et attachant qui tente de comprendre la personnalité de l’écrivain le plus mystérieux du XXe siècle (Astrid de Larminat – Le Figaro Littéraire).
S’il y a une BD de qualité à distinguer et à lire dans la production récente, c’est bien « L’intranquille M. Pessoa » de Nicolas Barral.
Édité chez Dargaud
136 pages couleur
Format 21,30 x 28,30