Mondes européens

Leur temps et leur art

Paru dans art press, n° 347.

Mireille Havet

Journal 1924-1927

Éditions Claire Paulhan

Emmanuelle Retaillaud-Bajac

Mireille Havet

Grasset

Éric Rondepierre

Placement

Seuil Fiction & Cie

Chantal Thomas

Cafés de la mémoire

Seuil Coll. Réflexions

Jean-Patrick Manchette

Journal 1966-1974

Gallimard

Guy Debord

Correspondance, volume 7

Librairie Arthème Fayard

Droit à l’enfer

« Vous êtes une gonzesse de premier ordre ». « Une fille comme toi mérite la première place ». Ces compliments sont adressés à cette très jeune femme, Mireille Havet, née en 1898, morte en 1932, dont quelques poèmes et un roman,Carnaval, valurent à leur auteur une relative célébrité, qui fut après sa mort aussitôt oubliée, et qui trouve aujourd’hui dans l’histoire littéraire la juste place qui lui revient. Comment ne pas être gâtée par les fées quand la première qui se penche sur le berceau de la « gonzesse » est Guillaume Apollinaire, que la seconde qui lui promet la « première place » est Jean Cocteau, quand on apprend par la biographie qui vient de lui être consacrée, que Colette préfaça son premier livre, qu’elle fut habillée au théâtre par Chanel, que Crevel lui dédicaça plusieurs de ses livres, qu’André Gide l’assura de son admiration, que l’influent critique de l’époque, Edmond Jaloux, fut un de ses fidèles soutiens, quand on sait quel milieu littéraire la jeune Mireille côtoya. Quel défilé de célébrités ! Outre les noms de Gide, Crevel, Apollinaire et Cocteau à qui elle fut très liée, notons ceux de Paul Fort, Auric, Copeau, Morand, Picabia, Duchamp, Aragon, Soupault, Braque, Cendrars Matisse, Greta Garbo… J’ai rappelé dans deux de mes précédentes chroniques d’art press comment la découverte en 1995, dans un grenier, d’un mystérieux manuscrit qui dormait au fond d’une malle depuis des décennies – les milliers de pages manuscrites du journal tenu par la « petite poyétesse », comme l’appelait Apollinaire, de 1913 (elle a alors quinze ans) à 1929 – avait eu l’effet d’une révélation. On venait, là, de mettre la main sur un des chefs-d’œuvre de la littérature dite du « moi ». Les éditions Claire Paulhan en ont publié deux volumes, le troisième (années 1924-1927) vient de paraître. Le prochain couvrira les années 1927-1928 et reviendra sur celles des années 1913-1918. Le volumineux essai d’Emmanuelle Retaillaud-Bajac livre de précieuses informations non seulement sur la biographie de celle qu’elle appelle l’Enfant terrible, mais sur cette société française qui sort traumatisée de la boucherie de 1914-1918. Vu d’aujourd’hui, le milieu littéraire, alors étroitement lié au milieu mondain (queue de comète de l’aristocratie si bien décrite par Proust, politiciens de tous bords, journalistes, gens du spectacle et de la mode…), paraît singulièrement déjanté. Comment ne pas être frappé par la liberté de mœurs de cette époque (imaginez aujourd’hui, en ces temps d’obsession de la pédophilie, un balèze moustachu de quarante ans, ce crétin de « prince des poètes », Paul Fort, draguant une gamine de quinze ans, la petite Mireille), et particulièrement par celle des femmes ! Consommation massive de drogues, dragues, débauches sexuelles… Avec quelle facilité une petite bonne femme lesbienne d’un mètre soixante pesant quarante kilos, pas particulièrement belle ni sexy, dévergondait de belles bourgeoises hétérosexuelles. Voilà qui aurait intéressé Proust, s’il avait eu connaissance du Journal de celle qui se définira comme « l’acadabrante jusqu’au bout ».

1924-1927 : Mireille Havet entame sa descente aux enfers. Déchéance physique et morale via les drogues et les amours ratées, entrecoupées de courtes périodes de répit. Les mots qui reviennent avec insistance sous sa plume ? Loque, rage, folie, haine, faiblesse, imposture, trahison, désespoir, agonie, martyr, et plus rarement, paix, joie, lumière, amour, Résurrection (Dieu est à plusieurs reprises appelé au secours). Paradoxe de l’art, puissance de la littérature : ce journal d’un « supplice », proche souvent des écrits des grands mystiques, s’il va « droit à l’enfer », c’est par « le chemin qui le fait oublier ». Cette phrase-ci de son Journal de 1918-1919 n’aurait-elle pu être signée de Bataille ? : « Et nous étions ivres de nos combinaisons obscènes et de nos marchandages de prostituées. La nuit qui suivit fut chaude et divine ».

Pas coupable

Dans le récit que fait Éric Rondepierre de son enfance et de son adolescence, il n’est question ni de sévices physiques et sexuels, ni de basses prostitutions, ni de drogues, ni d’angoisses métaphysiques, ni de misère morale, ni de désespérance, ni de tentatives de suicide, ni de hauts affrontements entre le Bien et le Mal, ni des folles permutations de l’amour et de la haine, et pourtant, son livre, Placement, est un beau et terrible livre. S’il est vrai, comme l’a écrit Aristote, que la famille est le « nœud tragique par excellence » (les tragiques grecs nous ont tout dit là-dessus), le récit d’Éric Rondepierre nous rappelle qu’il est un autre nœud autrement plus serré, plus tragique, plus mortifère, et qui est l’extension et l’aggravation à toute la société du nœud familial. Placementraconte comment un jeune enfant vivant avec une mère, certes pas dans la norme (vivant d’hôtel en hôtel, présentant une évidente fragilité psychique), mais une mère attentive, aimante et aimée, a été brutalement et sans la moindre explication, enlevé à celle-ci, sans qu’elle en soit avertie, pour être placé par un juge pour enfants dans une sorte d’orphelinat qui avait pour doux nom prometteur : le Home. Imaginez deux gendarmes venant saisir le gamin dans son école pour le conduire dans une institution où il était prévu qu’il restât jusqu’à sa majorité qui était alors de 21 ans (Dieu merci, Mai 68 passa par là et le jeune Éric fut délivré !). Ce n’est que quelques années plus tard qu’un psychiatre annonça à l’adolescent avec le doigté dont cette profession est parfois coutumière qu’on l’avait soustrait à sa mère parce qu’elle était « folle ». Le Home ? Pas un bagne, sachez seulement que cette noble institution protestante était dirigée par un pasteur, franc-maçon, et sympathisant de l’extrême droite. Vous voyez le type d ‘éducation que cela pouvait donner : scoutisme à la dure, exercices physiques exténuants (72 Kms à pied), courrier lu, surveillance généralisée, répression sexuelle, humiliations diverses, éducateurs cinglés, et volonté affirmée de « faire taire toute singularité », et quels pouvaient être les effets d’une pareille pédagogie : délinquances diverses des anciens de l’institution, vols, braquages, séjours en prison… Certains s’en sont sortis, dont Éric Rondepierre qui va devenir, les lecteurs d’art press le savent, un des meilleurs artistes de sa génération. Un des intérêts de son récit est précisément de nous aider à comprendre en quoi son expérience d’un « exil » l’a conduit à la pratique de l’art, d’abord le théâtre, puis son passionnant travail sur les images photographiques et cinématographiques. C’est le « rapport falsifié à la réalité », explique-t-il, imposé par ce placement-enfermement, qui a favorisé une « réflexion, si fruste soit-elle, sur la construction de la réalité ». Lui restait la tâche de la déconstruire, cette réalité pour en faire surgir la vérité. C’est à quoi s’attache depuis des années ce descendant de la vaste famille de Jacques Bénigne Bossuet (à lire son récit, on en apprend beaucoup sur son histoire familiale pas commune). La force du livre, outre son contenu, tient à son ton, à son écriture. Pas de haine, pas de pathos, pas de colère, une évocation distanciée, froide, clinique, de la façon dont un être singulier a été violemment jeté dans le réel. S’en être sorti, c’est d’abord avoir pu affirmer (au rebours notamment de la morale protestante) : « Je ne suis pas coupable ». Mais c’est aussi avoir été en mesure de les désigner les coupables, les vrais. Pas sa famille, pas sa mère, à peine son père. Il ne hausse pas la voix, Éric Rondepierre, mais il qualifie comme il convient l’action de ceux qui, via les lois, ont abîmé son enfance : une « pratique criminelle ». Et de dresser un tableau peu connu du fonctionnement administratif et judiciaire du « placement » (de 200 000 à 250 000 enfants en sont chaque année l’objet). Ce n’est qu’à cinquante ans, après bien des démarches administratives, qu’Éric Rondepierre aura accès à son dossier et apprendra pourquoi, à la suite d’un jugement inique, il fut pendant des années privé de la présence de sa mère. Est-il besoin d’ajouter que Placement est aussi l’émouvante déclaration d’amour d’un fils à sa mère ?

Les miroirs du monde

La première bataille à laquelle a assisté la jeune Chantal Thomas, fut une bataille de fleurs, lors d’un carnaval dans la ville de Nice. La lumière qui l’éblouit ne fut pas celle de la drogue qui aveugla Mireille Havet, mais celle de villes du bord de mer, au sud de la France, où elle passa une partie de sa jeunesse, Nice, Arcachon, Bordeaux. Ses lieux d’enfermement n’eurent rien de commun avec ceux que connut Éric Rondepierre. Ces Cafés de la mémoire, comme elle les nomme, furent, bien au contraire, les lieux d’apprentissage de la liberté. Clos, mais avec de grands miroirs, comme ceux du Grand Café de Turin dont elle écrit qu’ils étaient « des miroirs du monde ». D’autres femmes, avant elle, dont celle qui jouera, par son exemple, un rôle actif dans sa formation intellectuelle, Simone de Beauvoir, ont fait des cafés les étapes de leur libération. Dans son beau récit, Chantal Thomas, remonte, via les cafés fréquentés, le fil d’un temps apparemment perdu (on s’y distrait, s’y ennuie, s’y morfond, et parfois pour les broutilles des premières amours on y souffre), mais qui pour certains, comme l’adolescente Chantal, est un temps qui vous décharge précocement des pesanteurs du monde à venir et des vôtres propres. L’important, bien entendu, est de ne pas devenir un de ces « piliers de bistrot » pour qui se fige le temps. Elle y erre, elle, Chantal Thomas, elle les traverse, ces cafés, avec la même légèreté qu’elle mettra à côtoyer certain(e)s de ses grand(e)s et très libres aîné(e)s, auprès desquel(le)s elle prendra des leçons de vie. Il n’est pas excessif d’affirmer que ses passions intellectuelles, que l’esprit de ses essais sur Casanova, Sade, Thomas Bernhard, et sur les grandes figures d’écrivains femmes du 18è siècle, ont pour une part leur origine dans ces instants vécus où les lumières d’une ville, les néons d’un café, sont les signes d’une plénitude de vie à venir. Voilà comment Chantal Thomas peut tranquillement écrire aujourd’hui : « Je suis exactement où je désire être ».

Chienne de vie

Légèreté de la mémoire chez Chantal Thomas, pesanteur du Journal qu’entame Jean-Patrick Manchette en 1966 et qu’il tiendra jusqu’à sa mort en 1995. Il a alors vingt-quatre ans quand il écrit ces premiers mots, le jeudi 29 décembre : « Aujourd’hui, ces temps-ci, je ne suis probablement sain tout à fait ni de corps ni d’esprit. Je mesure quelque chose comme un mètre 75, je pèse à peu près 60 kilos. Je suis fatigué, j’ai une crise de foie permanente par manque de sommeil et abus de bière. Les soucis d’argent, et ceux de Mélissa, que je ressens, me pèsent ». Au fil des jours, des ans, ce sera la même plainte lancinante. « Chienne de vie ». Le mot « fatigue » avec celui d’ « argent » sont ceux qui reviennent le plus souvent dans son Journal. Fatigué mais jamais découragé, il se bat quotidiennement pour se donner les moyens d’écrire. Des scénarios de films, des traductions, et bientôt ses romans de la Série noire. Il est un boulimique de lectures, peu de polars, semble-t-il, plutôt Stendhal, Retz, Laclos, Sade, Artaud, Jarry, Borges, Kafka, Céline, Lowry, Pavese, Fitzgerald, Joyce, Dada, Breton, et surtout les ouvrages à caractère politico-philosophique, Marx en premier et les écrits des situationnistes. Comme d’autres auteurs de romans policiers français de sa génération, et à la différence des Américains, la politique le passionne. Il a ses têtes, les bonnes et les mauvaises. Pour ces années pré et post-soixante-huit (le Mai « révolutionnaire » ne lui fait ni chaud ni froid) il n’est pas très politiquement correct, le jeune Manchette. Socialos, cocos, trotzkos, maos, en prennent pour leur grade. Idem les grands penseurs du moment, Sartre est sa bête noire. Althusser et Lacan ? « Le trouble mental de l’un et l’autre clown est le même ». Le futur auteur de Morgue pleine ne fait pas dans la dentelle. Les artistes ? : « Il n’y a pas pire flics que les artistes de gauche ». La connerie étant largement partagée, et le trublion Manchette se faisant fort de la détecter autour de lui, souvent avec succès, on lui doit de ne pas lui faire grâce de la sienne propre quand elle se manifeste. Son anticléricalisme très tendance des intellos gauchisants lui fait écrire quelques âneries sur l’Évangile selon Saint Mathieu de Pasolini (« une merde abjecte »), leDies Irae de Dreyer (« pauvreté, ordure (…) Dreyer est un con ») une petite infamie sur le soutien apporté par une pétition à l’agresseur du pape Jean-Paul II, une autre sur Soljenitsyne, et de franches conneries sur Pialat, Eustache et Murnau. Quant à ce « chien réactionnaire de Baudelaire, (il) avait quelque raison d’être réac ». À sa façon, Manchette aussi : « Il y a des moments où je souhaite très vivement la conservation du capitalisme ».

J’ai donc bien connu le monde

Si Guy Debord, dans une lettre datée du 13 mars 93, exprimait sa crainte que« tout finisse par quelque abominable “meilleur des mondes” », il n’en souhaitait pas pour autant, comme son adepte Manchette, la « conservation du capitalisme ». Faut-il rappeler que La Société du spectacle, outre une critique du communisme soviétique, des démocraties, développait une analyse irréfutable du capitalisme, ce qui le prémunissait contre le « véhément tourbillon de conneries suraccélérées » débitées par la « stupéfiante bande d’extrémistes » qu’il voyait composée de maoïstes, nazis, intégristes, anarchistes, racistes, situationnistes, et même, ajoutait-il, debordistes. Debord jugeait qu’à l’origine de ce déconnage généralisé, il y avait « l’effondrement vraiment spectaculaire du langage », avec, entre autres conséquences, l’incompréhension de ce que fut Mai 68, et le succès croissant d’un « néo-moralisme indigné » se manifestant chez les « moutons de l’intelligentsia » et autres « fonctionnaires médiatiques ».

Le septième et dernier volume de la Correspondance qui va de janvier 1988 à novembre 1994 est consacré pour l’essentiel à la très agitée « dissolution et liquidation » des Éditions Gérard Lebovici et aux non moins difficiles tractations avec Gallimard. Fidèle à sa précoce conviction selon laquelle la liberté d’un écrivain dépendait de l’absolue maîtrise de son lieu d’édition, on suit, notamment dans les lettres à Jean-Jacques Pauvert, avec quelle extrême vigilance, pour la réédition de ses œuvres, Debord suivait les négociations avec l’éditeur, dont il jugeait, sans états d’âme, qu’il était « le seul à être capable de payer ». Un fois ces problèmes réglés, son film Guy Debord, son art et son temps terminé, le constat avéré de l’incurabilité de sa maladie, une polynévrite alcoolique, il dicte à Alice Becker-Ho un texte d’une sobriété exemplaire puis se tire une balle en plein cœur. Si n’était le risque d’une poisseuse familiarité, devant une telle sortie de scène, à celui qui citait cette forme rajeunie d’une ancienne boutade des voyous de Paris : « Salut les artistes ! Tant pis si je me trompe », on aurait envie de lancer : « Chapeau l’artiste ! »