1. Freud et le devenir-récit de la pulsion
Psychanalyse et sémiotique sont deux disciplines qui ont affaire au sens. Elles s’occupent chacune à leur façon du symbolique, de la signification, du psychique. La psychanalyse cherche la rationalité de l’inconscient ; la sémiotique, la rationalité de la production du sens. La psychanalyse assume que la chose sexuelle de l’inconscient est verbalisable ; la sémiotique, que la génération du sens a une structure narrative. Dans sa version morphodynamique, théorisée par Jean Petitot, la sémiotique explicite l’enracinement pulsionnel du narratif et c’est sur ce point que les deux disciplines se croisent.
La question des racines pulsionnelles de la narrativité et de la signification reste implicite dans la psychanalyse. ‘Wo Es war, soll Ich werden’. Cet impératif freudien implique que la cure analytique est pensée comme traduction ou transposition du refoulé dans la parole d’un sujet énonçant la vérité de son désir sous forme de récit. Faire que Ça accède à la parole du Je passe par une remémoration qui s’organise sous forme narrative afin que le sexuel traumatique advienne à la signification (est traumatique ce qui excède la compétence sémiotique du sujet, c’est-à-dire ce qu’il n’arrive pas à raconter). Ceci revient à admettre que la signification a une forme narrative : le faire sens du Ça implique sa soumission aux contraintes logiques ou topologiques de la mise en forme narrative. Bien que la psychanalyse ne le dise pas explicitement, elle croit au devenir-récit de la pulsion. Le récit a donc un fondement métapsychologique.
Certes la psychanalyse n’est pas une théorie du récit. Mais son souci majeur, le faire sens du sexuel, a mis Freud sur la voie de l’énonciation de deux idées de fond que la sémiotique narrative développera : la première concerne les conditions minimales de la signification, la seconde la notion même d’un schéma canonique contraignant l’enchaînement de la syntagmatique narrative.
Freud dit que le silence de la pulsion de mort la rend inobservable, irreprésentable, insaisissable. La pulsion de mort ne lui est accessible, explique Freud dans Malaise, que dans le sado-masochisme où elle apparaît structurée dans un lien érotique : elle y est liée à un objet (Freud 1995:61). C’est cet objet qui permet la phénoménalisation de la pulsion et il le fait dans la mesure où il axialise son circuit réversible. En associant deux mouvements, actif-passif et dehors-dedans, autour de l’objet (la pulsion va vers l’objet étranger pour revenir sur le corps propre), le circuit est une mise en forme grammaticale élémentaire qui combine une structure logico-linguistique (actif-passif : je bats, je suis battu) et une structure topologique (dehors-dedans). Il apparaît comme la condition nécessaire pour que la pulsion, d’origine organique, puisse trouver sa délégation psychique dans une représentation affectivement investie ; autrement dit, pour qu’elle soit convertie en signification. Situé entre la pulsion déliée et intransitive (pulsion de mort) et l’accès du refoulé à la parole, le circuit réversible de la pulsion peut être perçu comme condition minimale du sens, comme structure élémentaire de signification et, à ce titre, instance de narrativité comme le carré sémiotique.
Comment se passe la conversion de la pulsion en signification ? La mise en récit du refoulé est orientée par des fantasmes primitifs (scène primitive, séduction, menace de castration) et ce qui est remarquable à propos de ces fantasmes c’est qu’ils présentent un contenu invariant où le père est toujours impliqué ; ceci leur confère les contours d’un schéma canonique contraignant la logique narrative. En effet, Freud appelle ces fantasmes ‘schèmes congénitaux phylogénétiques’, qui sont autant de ‘précipités de l’histoire culturelle des hommes’ (Freud 1990:117) capables de classer et de catégoriser la diversité des expériences et des impressions de la vie ; autrement dit, de les rendre intelligibles en leur donnant une signification universelle au-delà de la particularité et de la contingence. Là où la vérité individuelle ne suffit pas à composer un récit intégrant la particularité et la contingence d’une vie à la sphère du sens, ‘la vérité préhistorique introduit l’expérience des ancêtres à la place de l’expérience propre’ (Freud 1990:95) pour combler les lacunes de celle-ci. Ces schèmes catégorisants semblent pouvoir être reconduits à ce que Freud appelle le ‘schème héréditaire’ (le parricide primordial): ‘Là où les expériences vécues ne se plient pas au schème héréditaire, on en vient à un remaniement de celles-ci dans la fantaisie’ (Freud 1990:117).
On peut dire alors que l’on trouve chez Freud les contours flous d’une articulation entre signification, récit et pulsion qui pourrait s’énoncer de la façon suivante : la signification a une forme narrative organisée par un schéma canonique phylogénétiquement transmis et cette forme narrative prend racine dans la substance libidinale de la pulsion. Bien évidemment, pour assumer ces idées en ces termes il faut faire l’économie de la lecture lacanienne de Freud. Car Lacan aurait rejeté la pensée biologique, substantialiste et génétique sous-jacente à l’image d’une morphogenèse du récit à partir d’un substrat libidinal. Non seulement Lacan a toujours combattu la perception de la libido comme une substance mais il a surtout assumé que le lieu de la causalité psychique étant le signifiant, la cause du sujet se trouve en dehors de lui. On sait que les postulats de l’inconscient structuré comme un langage et de l’anticipation par Freud du structuralisme visaient à débarrasser l’œuvre freudienne de l’aporie biologiste qui la traverse de bout en bout. ‘L’assimilation du psychique au conscient l’arrachait au devenir universel, à la vie ; alors que l’assimilation du psychique à l’inconscient l’y réintroduit’, dit Freud dans un texte de 1938.
2. Petitot avec Lacan
Dans les deux oeuvres qui articulent les propositions pour une refondation de la sémiotique greimassienne dans le cadre épistémologique de la morphodynamique, Morphogenèse du sens et Physique du sens, Jean Petitot introduit le concept de pulsion au niveau de la sémantique profonde, c’est-à-dire au niveau de la substance du sens et considère que la métapsychologie est la version substantielle de la sémiotique structurale (formelle) (Petitot 1992:323). Contrairement à ce qu’on pourrait penser, l’apport lacanien n’est pas absent de la redéfinition substantielle de la sémantique profonde et de la conception morphogénétique de la narrativité que Petitot a élaborées. Son intention est de créer une métapsychologie compatible à la fois avec le bio-anthropologisme freudien et le structuralisme lacanien. Mais l’introduction du concept de pulsion dans les structures sémio-narratives a été précédée d’un débat entre Petitot et Lacan qui exprime la divergence entre deux courants du structuralisme : le courant néo-kantien et le courant dialectique.
Lorsque je dis débat, je ne veux pas dire qu’il s’agisse d’un échange d’opinions entre Lacan et Petitot. Bien que Petitot ait participé à un entretien avec, entre autres, Jacques-Alain Miller, René Thom et Lacan (1), et qu’il ait publié la même année dans Ornicar ? un article sur psychanalyse et phénoménologie, la polémique qu’il entretien avec la psychanalyse s’est matérialisée dans un article paru en 1981, l’année de la mort de Lacan. Il n’y a donc pas eu de débat de vive voix mais une critique du structuralisme lacanien à la lumière des présupposés épistémologiques morphodynamiques, qui précède et prépare les études de Petitot en sémiotique narrative. La critique de la théorie lacanienne apparaît comme un préliminaire à la refondation morphodynamique de la sémiotique greimassienne. Freud est l’enjeu de cette critique. Petitot en a besoin pour développer la thèse du fondement métapsychologique de la narrativité. Il s’agit de déplacer Freud de la psychanalyse lacanienne à la sémiotique narrative morphodynamique, en restituant à la métapsychologie freudienne la base biologique que Lacan avait éradiquée. Petitot redéfinit l’inconscient freudien comme ‘le relais chez l’être parlant des grandes régulations animales (prédation, sexualité)’ (Petitot 1981:233). Il s’en suit que la métapsychologie n’est pas une problématique de combinatoire signifiante mais plutôt une problématique de régulation biologique.
Le terme relais connote une sorte de remplacement ou de délégation au sein d’une continuité qui nie qu’il y ait rupture entre l’animal et l’humain, entre la nature et la culture, entre le sens et la vie (le sens ne vient pas se plaquer sur la vie, il vient de la vie même). La négation de cette coupure est la thèse essentielle du naturalisme.
Or, la divergence entre Petitot et Lacan se centre sur le naturalisme. Lacan le rejette sans équivoque. Le matérialisme freudien, dit-il, n’est pas naturaliste mais symbolique. Là où Lacan postule une rupture entre vie et sens, symbolique et nature, Petitot, au contraire, y voit une continuité : l’ordre du sens est coextensif à l’ordre de la nature. Là où Lacan pense la scientificité des disciplines du symbolique comme mathématisation sans naturalisation, Petitot pense qu’il est indispensable de les naturaliser pour pouvoir les mathématiser.
La question du naturalisme convoque celle du réel. Il est évident que le réalisme de Petitot n’est pas le réalisme de Lacan. Je dirais que la principale différence entre les deux réside dans le fait que le réel lacanien n’a pas de dimension ontologique (c’est le ‘il n’y a pas de’…, l’impossible, le vide, le ‘des-être’), alors que le réel petitotien se confond avec l’être. Par conséquent, le rapport entre langage et monde s’inverse. Tandis que dans le réalisme créationniste lacanien le langage est prioritaire – le Verbe crée le monde à partir de rien, ‘ex-nihilo’ -, pour Petitot la forme linguistique du monde émerge de la matière, c’est-à-dire de l’objectivité physique. Entre langage et monde le rapport est génétique : les structures sémiolinguistiques sont l’extension des structures réelles et objectives du monde, et non pas leur image ou représentation. Langage et monde sont l’expression différentiée d’une même organisation profonde : la nature. Et l’importance du morphologique réside dans le fait qu’il est la couche de l’être qui assure la communauté de structures entre le physique et le linguistique. D’où le projet scientifique, inacceptable en termes lacaniens, d’une physique du sens.
3. L’épistémè morphodynamique
La refondation morphodynamique de la sémiotique narrative fait partie d’un projet plus vaste qui comprend le structuralisme en général. Soutenant que le structuralisme a une généalogie morphologique et naturaliste souvent déniée par ses plus prestigieux théoriciens, Petitot entend le débarrasser du carcan logico-combinatoire pour en faire un structuralisme morphodynamique.
Ce que Petitot appelle le morphological turn constitue un nouveau cadre épistémologique qui se situe au-delà du conflit entre science moderne (galiléenne) et aristotélisme. Le postulat selon lequel la forme est scientifiquement objectivable permet de surmonter ledit conflit et de refonder le concept même d’objectivité en l’élargissant à des ordres non-physiques de l’être (objectivités alternatives). La morphodynamique défait l’aporie de l’objectivisme qui découle d’un préjugé de la science moderne selon lequel il faut liquider l’apparaître phénoménologique pour fonder l’objectivité physique, qui de son côté explique causalement les phénomènes. Elle défait cette aporie dans la mesure où elle établit le lien entre l’objectivité physique et l’apparaître phénoménologique, aussi bien morphologique que linguistique. Elle entend ‘remondaniser’ la science en soumettant la forme aux critères scientifiques de l’objectivité. Aussi la morphodynamique inverse-t-elle la démarche a-cosmologique de la science galiléenne qui a réduit l’ontologie qualitative du cosmos aristotélicien aux jeux des petites lettres des équations mathématiques. Or, la démarche a-cosmologique de la science moderne est celle que suit la psychanalyse lacanienne avec ses axiomes de l’inconscient structuré comme un langage et du sujet comme manque-à-être.
Dans ce cadre de pensée, la principale critique que Petitot adresse au structuralisme en général, y compris au structuralisme lacanien, vise sa base logique ou plutôt logiciste. Selon lui, le logicisme est responsable des apories et des impasses sur lesquelles le structuralisme a achoppé et surtout de l’échec des disciplines structurales en ce qui concerne leur accès au champ scientifique. Petitot présente, comme alternative au logicisme, un structuralisme simultanément naturaliste et topologique. En voici les présupposés épistémologiques.
i) Valeur de position. La valeur de position est le concept fondateur et a priori du structuralisme. Le structuralisme morphodynamique assume l’axiome structuraliste du primat ontologique de la différence sur l’identité en matière signifiante : les éléments d’une structure, purs traits différentiels, n’ont d’autre sens, d’autre identité, d’autre valeur, que celle de leur position structurale.
ii) Primat du continu sur le discret. Le structuralisme logico-combinatoire traite les unités discrètes comme étant déjà là, comme n’ayant pas de genèse, ce qui conduit directement à l’aporie centrale du structuralisme : les valeurs de position sont coincées dans une logique d’identité dans laquelle les différences sont des relations externes apparaissant après-coup entre les identités pré-existantes : tout se passe comme si, contrairement à ce qu’énonce l’axiome structuraliste, les termes précédaient les relations. Par contre, le structuralisme morphodynamique considère que les différences sont des relations constitutives de détermination réciproque dont le jeu définit des valeurs de position. D’où la nécessité de s’occuper de l’émergence du discret, de la différence, à partir du continu. Par conséquent, c’est le concept prioritaire du structuralisme, la valeur de position, qui exige la considération d’un plan de discrétisation du continu
Le nouveau structuralisme assume donc la priorité du continu sur le discret et se focalise sur le processus dynamique de la genèse de la structure comme forme. Il se donne pour mission de libérer le structuralisme de la contradiction engendrée par la logique formelle dont la symbolisation littérale implique un principe d’identité qui contredit le principe structural de la valeur de position.
iii) La forme émerge de la matière. La priorité du continu sur le discret découle du principe épistémologique naturaliste selon lequel la forme émerge de la matière. Ceci implique que : i) forme et matière ne sont pas ontologiquement étrangères; ii) la matière en question n’est ni la matière amorphe aristotélico-chrétienne ni la ‘res extensa’ de la physique moderne, mais, parce qu’elle possède une intériorité substantielle, la matière est un continu où il y a déjà du discontinu : elle est toujours déjà articulée. La morphogenèse est la genèse de la forme à partir du substrat matériel (intériorité substantielle) d’où elle émerge en se phénoménalisant. Assimilée à la forme (‘Gestalt’), la structure cesse de définir exclusivement le plan non-manifeste sous-jacent à celui des phénomènes. C’est l’ontologisation de la structure.
Le malentendu à propos des disciplines du langage et du symbolique – le postulat selon lequel les structures émanent d’une forme relationnelle qui se plaque sur une matière amorphe – est dû au fait que dans les formes naturelles le substrat matériel est donné dans le phénomène alors que tel n’est pas le cas dans les structures sémiotiques, symboliques, cognitives (mentales). Il y a dans ces structures un décalage entre phénomène de sens et substrat matériel d’où le phénomène de sens procède – c’est ce qui fait la spécificité de ces structures qui sont, selon Petitot, naturelles sans le paraître. Que les formes naturelles et les formes symboliques aient le même sol ontologique conduit, logiquement ou naturellement, à penser le langage comme un phénomène naturel.
vi) Rationalisme ou primat du théorique sur l’empirique. Le naturalisme morphodynamique procède à une critique acerbe de l’empirisme logique et de la méthode inductiviste. Fortement inspirée de Kant, la perspective de Petitot est rationaliste et reconnaît une valeur ontologique au synthétique ‘a priori’ (déduction transcendantale): ce sont les concepts ‘a priori’, les catégories et les principes qui commandent l’explication théorique des données empiriques. Mais pour ce faire, les ‘a priori’ doivent être schématisés, c’est-à-dire transformés en algorithmes qui subsument les phénomènes (2). Il revient aux mathématiques de procéder à la schématisation des concepts afin de i) les convertir dans une réalité objective construite supérieure à la réalité donnée de la manifestation phénoménale ; ii) de remplacer le sémantisme du concept par une construction mathématique explicite qui contraint fortement la construction des concepts dérivés et rend les langages de représentation ontologiquement déterminants. Ceci est radicalement différent de la traduction symbolique logico-formelle des catégories aprioristiques qui ne constituent alors qu’un métalangage. Aussi, la schématisation est-elle un processus de détermination objective essentielle à la constitution transcendantale de l’objectivité – ou plutôt des objectivités, car l’objectivité structurale est une objectivité alternative. Il s’agit pour Petitot de pluraliser l’invariant schématique kantien qui ne s’applique qu’à la physique, et de constituer l’objectivité dans d’autres régions de l’être, comme la région structurale, car le constat de ce qu’il n’y a pas d’objectivité absolue doit conduire non pas à sa déconstruction comme imaginaire, mais à sa relativisation.
Étant donné que l’ ‘a priori’ du structuralisme est la valeur de position, et que les catégories structurelles – position, jonction, connexion – renvoient à une intuition topologique (et non logique), la schématisation du concept de valeur de position et autres catégories structurales exige une géométrie de position, une topologie. Cette topologie est celle de la théorie des catastrophes élaborée par René Thom. Si les sciences humaines ont raté le train de la science, c’est justement parce qu’une telle topologie manquait à leur structuralisme purement logique. Il faut donc procéder à la schématisation catastrophiste des axiomes fondateurs du structuralisme.
Bref, la morphodynamique arrache le structuralisme à la logique et le plonge i) dans la topologie, son milieu naturel, étant donné le critère de position ; ii) dans la nature, pour faire de l’ordre du sens un ordre coextensif à l’ordre naturel (physique du sens) et rendre possible la conversion de la forme du sens en objet mathématisable. Cette double immersion est une condition de la constitution de la scientificité des disciplines structurales qu’il faut naturaliser pour pouvoir mathématiser.
3.1. Une nouvelle rationalité pour la psychanalyse
Dans son article de 1981, Psychanalyse et logique, Petitot propose d’intégrer le structuralisme lacanien à la rationalité morphodynamique. Il considère Lacan comme un précurseur du tournant morphodynamique dans la mesure où sa théorie, tout en mettant en cause l’objectivité telle que la science moderne la conçoit, prévoit la possibilité de la constitution d’objectivités alternatives. De quelle façon le fait-il ? Considérons d’abord, la thèse selon laquelle le sujet de la science (cogito) est le sujet de l’inconscient. Selon Petitot, qu’il n’y ait pas de science sans sujet ouvre une crise de la constitution absolue de l’objectivité selon l’épistémè de la science moderne. Ensuite, la théorie lacanienne signifie que l’être-spatial n’est pas tout dans l’espace-temps externe, il se trouve aussi dans la structure psychique qui est celle du langage. Ces deux assomptions ouvrent la voie à la constitution d’objectivités alternatives, ce qui signifie élargir l’emprise scientifique à des ordres ontologiques qui ne sont pas (seulement) physiques mais symboliques. Or, selon la philosophie naturaliste sous-jacente à la morphodynamique, les formes symboliques partagent avec les formes naturelles le même sol ontologique physique, bien que celui-ci ne soit pas donné dans le phénomène (elles sont de type physique). C’est d’ailleurs parce qu’elles émanent indirectement de la couche matérielle que les formes symboliques sont objectivables en une physique du sens. Malgré lui, donc, Lacan aurait légitimé l’objectivation naturaliste de l’inconscient. Et s’il ne l’a pas compris, c’est qu’il tenait la science moderne et sa démarche a-cosmologique pour l’ idéal de la science.
Petitot dégage les raisons pour lesquelles la psychanalyse s’est trouvée dans l’impasse scientifique que Lacan définissait comme rapport d’exclusion interne de la psychanalyse à la science. Cette impasse est désastreuse et découle de la subordination du théorique au clinique. Sa critique à la pratique analytique est dévastatrice. Il parle de décadence, de mystagogie, de dogmatisme, de duperie politique. En revanche, l’intérêt théorique de la psychanalyse reste intact à condition qu’on veille bien la ‘déterritorialiser dans une rationalité nouvelle, élargie et refondue’ (Petitot 1981:232). Pour cela, il faut i) naturaliser l’inconscient freudien, en réinterprétant la métapsychologie freudienne dans un cadre bio-anthropologique ; ii) procéder à la schématisation des ‘a prioris’ lacaniens, comme le concept de signifiant, afin de constituer l’objectivité de l’inconscient. La nouvelle rationalité inscrit ainsi la psychanalyse dans une démarche théorique qui relativise l’invariant transcendantal kantien. D’ailleurs, Lacan n’avait-il pas dit que le structuralisme devait refaire l’esthétique transcendantale : ‘Nous prétendons que l’esthétique transcendantale est à refaire pour le temps où la linguistique a introduit dans la science son statut incontestable : avec la structure définie par l’articulation signifiante comme telle’ (Lacan 1966:649). La psychanalyse bénéficie donc d’une condition de pré-disposition pour procéder et se soumettre à ce renouveau critique. Donner un contenu mathématique à la logique dialectique du symbolique, en faire une logique transcendantale, c’est assumer que le structuralisme, qui postule la priorité des lieux sur les termes, est, selon les termes de Deleuze, une nouvelle philosophie transcendantale.
Étant donné que, dans le cas de la psychanalyse, l”a priori’ à schématiser, le signifiant, est justement le concept qui rompt avec le psychobiologisme freudien et le substantialisme, le projet de Petitot de créer une métapsychologie compatible à la fois avec le bio-anthropologisme freudien et le structuralisme lacanien semble irréalisable. Tel n’est pourtant pas le cas, selon lui. Une telle métapsychologie est non seulement possible mais souhaitable. Il donne à son projet la désignation de schématisme de la structure et la qualification d’utopie. Pour le mettre en pratique, il suffit de redéfinir la structure d’après les critères épistémologiques exposés plus haut, notamment ii) et iii); et d’adresser la dialectique non pas au sujet (transfert) mais à l’objet, en l’occurrence le symbolique, sans pour autant projeter la négativité dialectique dans l’être (sans dé-ontologiser l’objet). Il s’agit, comme Petitot le dit ailleurs, ‘de déceler dans l’être une strate signifiante objective, une négativité spatiale dont celle du sujet de l’inconscient est le corrélat’ (Petitot 1978:34), de façon à empêcher le retour des idéologies classiques de la conscience et du moi caractéristiques de la pensée pré-freudienne (pas d’égologie transcendantale). Cela revient à substituer à la pratique analytique la constitution transcendantale de l’objectivité de l’inconscient. Une telle opération ne serait pas possible dans le cadre de la science moderne, telle que Kant l’a thématisée : l’objectivité ne s’applique qu’à l’ordre physique, l’être-spatial étant tout dans l’espace-temps physique. Mais elle devient possible avec le tournant morphodynamique.
Or la constitution de l’objectivité exige la schématisation qui, dans le cas des concepts structuraux, a recours à la topologie thomienne de la théorie des catastrophes (TC). La TC est une théorie mathématique (géométrico-topologique) qui prétend comprendre mathématiquement la genèse de la forme indépendamment du substrat, matériel ou symbolique, d’où elle émerge. Elle vise à créer ‘une théorie de la morphogenèse in abstracto, purement géométrique, indépendante du substrat des formes et de la nature des forces qui les créent’ (Thom cité in Petitot 1985:80). Ce principe de l’autonomie de la forme par rapport aux substrats spécifiques est le principe de raison de l’ordre morphologique et marque la distance de la TC par rapport à l’empirisme. Cela ne lui enlève rien de son naturalisme : la TC assume que la forme émerge de la matière. Mais que cette émergence soit théorisable indépendamment de la spécificité du substrat signifie que la nature est obligée de réaliser matériellement une contrainte géométrique (platonisme). Dans la mesure où elle est une géométrie de position qui peut s’impliquer dans l’ordre structural de façon apodictique (3), la TC est l’opérateur capable d’articuler la naturalisation de l’inconscient et le schématisme de la structure.
Le recours à la topologie thomienne soulève la question de savoir pourquoi la théorie des catastrophes doit remplacer la topologie utilisée par Lacan. En ce qui concerne la topologie lacanienne, Petitot distingue bande de Möbius, bouteille de Klein, plan projectif – qui sont des analogies et des objets identitaires – du cross-cap et des noeuds borroméens, plus complexes. Et il pose la question de savoir quelle est la valeur épistémique de ces emprunts et dans quelle mesure ils sont fondés en raison. L’avantage des catastrophes élémentaires, comme le cusp, sur les emprunts lacaniens, c’est qu’il s’agit là non pas d’analogies ponctuelles (non fondées) mais de schèmes légitimés par des principes (4) (Petitot 1981:229). Bien que Lacan parle de la nécessité de la topologie et de refaire l’esthétique transcendantale pour théoriser la structure (la Bande de Möbius est pour lui un modèle d’esthétique transcendantale), il n’a jamais mathématisé les ‘a prioris’ et les axiomes de sa théorie (celui de signifiant notamment). Les mathèmes lacaniens, dit Petitot, sont plutôt des graphismes qui représentent économiquement. Dans la mesure où le mathème est ‘mimesis d’un inconscient qui fait trou dans la représentation’, il est exclu qu’il puisse fonctionner au sein d’une logique formelle de représentation qui, on l’a vu, contredit le postulat structural de la valeur de position. Mais Petitot reconnaît la valeur épistémique de l’aspect topologique du mathème (1981:224) et affirme que Lacan a proposé une anticipation visionnaire du changement de régime de rationalité, qui réside dans une conception de l’être-spatial (structural) comme dépassant la conception moderne (kantienne) de l’espace-temps physique. Or, que l’être-spatial ne soit pas tout dans l’espace-temps physique implique un bouleversement de la conception de réalité et d’objectivité :
‘Il semblerait alors que le “bricolage” lacanien puisse être évalué comme une des amorces d’un mouvement général de réaffectation de la refonte de l’intuition, de l’imagination et de la catégorialité géométriques que véhicule la topologie différentielle du côté d’un “être-spatial” proprement structural. À mon sens, quelles que puissent être les réserves de circonstance, il s’agit là d’une anticipation tout à fait inspirée proposée par Lacan.
Bien sûr le processus est à peine engagé. Dénoncé a priori comme volonté de système par les philosophes, méprisé comme rêve littéraire et confusion mentale par les scientifiques, soutenu par des déviants et donc marginalisé par l’épistémè officielle il a la fragilité du pot de terre contre le pot de fer. Mais supposons qu’un jour, dans longtemps, après beaucoup de patience et de ténacité, d’élans foudroyés aussi, après beaucoup de réflexions et de trouvailles, et aussi de délires, soit devenue pour nous rationnelle l’idée d’une herméneutique mathématique et d’une phénoménologie géométrico-topologique (sans égologie transcendantale) constitutive pour le symbolique en général. Alors notre conception actuelle de l’objectivité et notre type de croyance à la réalité nous apparaîtront peut-être comme fondamentalement insuffisantes (voire naïves), comme si elles étaient nées d’une affectation univoque de l’imagination transcendantale à l’être physique, comme si l’être-spacial s’était trouvé identifié à l’espace-temps externe et, par là même, absolument, irréversiblement, comme par le fil d’un rasoir, disjoint des formes du langage. Dans un tel contexte, le “bricolage” lacanien apparaîtra alors peut-être comme l’anticipation visionnaire d’une transformation de régime rationnel’ (Petitot 1981:224 ; je souligne).
Autrement dit, Lacan aurait anticipé un tournant épistémologique qui n’est autre que celui de la morphodynamique : un nouveau régime de rationalité dans lequel l’assomption de ce que l’espace ne se réduit pas à l’espace physique implique que formes naturelles et formes symboliques sont deux versions, ou variantes, du même être. Dans l’interprétation que Petitot fait de la théorie lacanienne, le pastout, au lieu d’objecter à l’unité de l’être, est mis à son service.
4. Redéfinition de la pulsion
En articulant une refondation morphodynamique de la psychanalyse dans Psychanalyse et logique, Petitot prépare une refondation pareille de la sémiotique narrative exposée dans Morphogenèse du sens et Physique du sens. Psychanalyse lacanienne et sémiotique greimassienne sont deux disciplines structurales ayant affaire au sens qui ont atteint un haut degré de formalisation, même si cette formalisation s’embarrasse des apories et des impasses logicistes qui ne leur permettent pas d’avancer vers un schématisme de la structure. Mais si Petitot devait passer par la psychanalyse avant d’entamer la sémiotique, c’est que la psychanalyse pense le sens en rapport avec le corps et le sexe et lui procure le concept dont il a besoin pour redéfinir la substance sémantique comme un domaine métapsychologique : la pulsion. Or, même avant de l’introduire dans la sémantique profonde, Petitot redéfinit la pulsion, dans Psychanalyse et logique, en recourant à l’éthologie thomienne. Il assimile la libido à la notion biologique de prégnance élaborée par Thom. Cette assimilation se justifie du fait que Freud pose qu’´il existe des antinomies à contenu sexuel qui sont fondatrices pour la structuration du sujet dans la mesure où elles opèrent comme des sources d’une prégnance diffusant dans la trame des rapports objectaux du sujet par contact et par analogie, par métonymie et par métaphore, par déplacement et par condensation’ (Petitot 1981:218). En posant la pulsion – antinomie à contenu sexuel – à la source ou comme source de prégnance, Petitot combine métapsychologie freudienne et biologie thomienne. En fait si on peut parler d’un bio-anthropologisme freudien, c’est que la métapsychologie tient la position du petit trait entre bio et anthropos pour faire de l’inconscient ‘le relais chez l’être parlant des grandes régulations animales (prédation, sexualité)’ (Petitot 1981:233).
Qu’est-ce que la prégnance ? Thom postule que, parmi les Gestalten ou formes saillantes, il y a des formes prégnantes qui se détachent des autres du fait qu’elles sont biologiquement signifiantes. Une forme est prégnante si sa reconnaissance est une condition de survivance pour un animal, déterminant des (ré)actions de grande amplitude, sans commune mesure avec celles suscitées par les formes simplement saillantes. Chez les animaux, les formes prégnantes sont innées, typiques et en nombre réduit (prédateurs, proies, partenaires sexuels), c’est-à-dire instinctivement programmées. Tel n’est pas le cas chez les êtres parlants :
‘Affirmer une corrélation entre le fait que l’homme soit « sans instincts » et le fait qu’il soit un être parlant, c’est affirmer que l’apprentissage du langage est solidaire d’une « catastrophe généralisée » de la prégnance biologique et que les sources de prégnance sont « inconscientes », en quelque sorte des « trous noirs » de la représentation, des pulsions’ (Petitot 1985:219)
Référer la théorie de la prégnance à la psychanalyse est une façon de signifier que chez l’être parlant la régulation biologique ne relève pas de l’immanence vitale. Le langage est la cause d’une reprogrammation de la prégnance par laquelle le symbolique (l’inconscient) relaye la régulation biologique si bien que la prégnance n’est pas confinée aux formes instinctuelles mais circule sous forme de libido accrochant toute sorte d’objets. N’est-ce pas là poser en des termes catastrophistes ce qu’il en est du refoulement primordial ? La seule chose qu’il faudrait ajouter c’est que, selon la métapsychologie freudienne, la catastrophe de la prégnance produit également de la libido qui ne circule pas et qui n’accroche aucun objet : la libido qui reste comme chose ; ou, en termes lacaniens, le sexuel qui ne fait pas rapport, qui constitue une impasse logico-structurale.
La combinaison de la métapsychologie freudienne et de l’éthologie thomienne permet à Petitot, d’un côté, de thématiser la différence entre prégnance animale et prégnance humaine en termes de pulsion telle que Lacan l’a explicitée dans son irréductibilité à l’instinct ; de l’autre côté, de redéfinir la pulsion comme substance, en dégageant Freud de l’interprétation logico-linguistique lacanienne pour faire de sa métapsychologie une éthologie anthropologique. Chez Petitot, la pulsion, prégnance éclatée et résiduelle, se distingue de l’instinct sans pour autant perdre sa nature biologique. La redéfinition de la pulsion récupère un inconscient conçu comme héritage phylogénétique dont le contenu consiste pourtant moins dans l’expérience des ancêtres et l’histoire culturelle des hommes que dans ‘d’obscures puissances de l’animalité’ (Petitot 1985a:284). Et c’est la pulsion ainsi redéfinie de façon à se rapprocher de l’archétype jungien – ‘tendance instinctive immémoriale commune aux hommes et aux animaux’ (Jung 1988:115-8) – qui apparaît dans Morphogenèse du sens sous la désignation de prégnance sémique. Elle constitue la substance du sens, c’est-à-dire le niveau de ce qui est, chez Greimas, la sémantique profonde ou l’imaginaire humain. Étant donné que c’est de cette substance sémantique (qui est en fait a-sémantique puisqu’elle est pulsionnelle) qu’émerge la forme narrative du sens, la narrativité, perçue comme morphogenèse actancielle de prégnances sémiques, est l’opération qui fait monter en surface les racines pulsionnelles de l’imaginaire.
‘Un des grands intérêts de la théorie des structures sémio-narratives est de faire de la narrativité l’élément privilégié où se manifestent les structures profondes de l’imaginaire. C’est dire qu’elle postule (plus ou moins explicitement) qu’il existe à la base du sens de la vie un défaut constitutif de représentation (un trou noir) et que ce défaut se voit supplée, médiatisé, par des opérations narratives trouvant dans cette fonction leur sens anthropologique’ (Petitot 1985:220).
La narrativité est le dispositif qui fait accéder à la représentation et à la signification ‘ces “indicibles” irreprésentables que sont le “sens” de la vie et de la mort, de la nature et de la culture, de la différence sexuelle, etc. ‘ (Petitot 1985:260). C’est dire que ce qui constitue le matériau de la morphogenèse narrative c’est bien la tension inhérente à la pulsion, maintenant assimilée aux prégnances sémiques, elles-mêmes assimilées aux catégories universelles de l’imaginaire (archétypes). Nous verrons par la suite que cette assimilation entraîne une tendance jungienne-durandienne de la perception de l’imaginaire qui escamote la dimension sexuelle de la pulsion.
4.1. Prégnance sémique, pulsion, archétype
L’utopie du schématisme catastrophiste de la structure, proposée en 1981 pour le signifiant lacanien, se réalise en 1985 pour le carré sémiotique. Ceci élève la sémiotique au statut de science naturelle en la faisant passer d’une métaphysique du sens à une physique du sens. Dans le cadre de cet article il ne sera pas question de la schématisation du carré mais seulement de la notion de prégnance sémique. Je tâcherai de pointer ses avantages théoriques ainsi que ce qui me semble être son antinomie.
Petitot utilise la notion de prégnance pour clarifier quelques points aporétiques chez Greimas.
Tout d’abord, la nouvelle emphase portée sur la sémantique profonde entraîne un retour à la question du paradigmatique comme structure des systèmes signifiants qui contraint leur enchaînement syntagmatique. Le paradigmatique dont il s’agit n’est pas une taxinomie statique appliquée à des objets préalablement définis, mais un processus de catégorisation qui n’est rien d’autre que l’émergence du discret à partir du continu. En fait, si le structuralisme logiciste liquide le paradigmatique, et Greimas l’a fait, c’est parce qu’il est le lieu de la morphogenèse. Or, dans une théorie qui conçoit le narratif comme projection-conversion du paradigmatique sur le syntagmatique, la liquidation du paradigmatique apparaît comme spécialement problématique. En effet, comment concevoir que la forme hérite du substrat un contenu général si le syntagmatique est traité comme forme indépendante du substrat ?
De l’escamotage du paradigmatique-catégoriel découlent logiquement les autres ambiguïtés de la théorie qui toutes relèvent de l’assimilation de la sémantique profonde à la sémantique de surface (lexicale). Ainsi, la notion de prégnance permet à Petitot de défaire la confusion entre sème profond et sème lexical. L’hésitation greimassienne entre sémantique profonde et lexématique résulte en ce que les universaux anthropologiques sont traités comme des unités de contenu, ce qui équivaut à tomber dans ‘l’illusion transcendantale d’un avant-coup du sens’ (Petitot 1985a :292). En séparant les deux sémantiques, la notion de prégnance apparaît comme nécessaire à la conception structurale du sens comme produit après-coup.
Chez Greimas, la sémantique profonde est un inventaire de catégories sémiques susceptibles d’être actualisées au niveau narratif. Elle est composée de sèmes, unités de contenu définies de façon relationnelle par leurs différences. Un sème doit son existence à la distance différentielle qui l’oppose à d’autres sèmes et les catégories sémiques opposant deux sèmes (masculin-féminin, vie-mort, nature-culture, etc.) sont logiquement antérieures aux sèmes qu’elles constituent. L’ambiguïté greimassienne entre les deux acceptions de la sémantique apparaît dans le fait que Greimas prévoit aussi la désignation de sèmes pour les sub-unités dans lesquelles se décompose un lexème. Il a essayé de dépasser la difficulté en introduisant la notion de sémème, conçu comme composition d’une figure sémique nucléaire et d’une base classématique. Le noyau sémique est constitué de sèmes figuratifs, extéroceptifs, intervenant uniquement dans la composante discursive (sémiologique); quant aux classèmes, ils sont des sèmes abstraits, intéroceptifs, qui ne réfèrent à aucune extériorité, mais qui, au contraire, servent à catégoriser le monde et à instaurer la signification. Ils sont purement relationnels et s’opposent aux figures du monde, autrement dit, ils sont irreprésentables tout comme les pulsions-prégnances-archétypes de l’imaginaire. D’après Petitot, ce sont eux qui, tout en opérant au niveau des structures profondes, sont les vrais sèmes, les sèmes profonds. Syntagmatiquement délocalisés, les classèmes sont libres et sélectionnent des classèmes liés de sémèmes, qui sont des sèmes contextuels, effectivement intralexématiques. Ils exercent une fonction globale de régulation narrative.
Petitot ajoute une dernière caractéristique qui vient clarifier la fonction de régulation narrative des classèmes en les décollant des unités de contenu : les classèmes sont prégnants. Ce trait provient d’une analogie entre la sélection du classème lié par le classème libre et l’accrochage de la prégnance à la forme saillante, elle-même comparable à l’investissement de l’objet par la libido. On peut dire alors que les classèmes libres sont des prégnances sémiques et que la sémantique fondamentale est (paradoxalement) a-sémantique, car les sèmes profonds ne sont pas de l’ordre de la signification mais de celui de la régulation : ‘ils sont maximalement déterminants et minimalement représentables’ (Petitot 1985:221). “Vie/mort, masculin/féminin, nature/culture, humain/divin” sont des lexicalisations métalinguistiques de prégnances sémiques (a-sémantiques) qui, bien que dépourvues de signification intrinsèque, sont définissables dans un dictionnaire. Il faut distinguer entre noms et propositions : ‘le langage peut parfaitement nommer ce dont il ne peut rien dire’ (Agamben 1998:94). Bien que nommables, les prégnances sémiques échappent à la représentation et n’y accèdent qu’à travers la syntaxe actantielle dont les parcours les font circuler comme valeurs localisées en des objets (ce qui fait qu’elles ne sont saisissables qu’après-coup). Il s’agit donc, au niveau de la sémantique fondamentale, du sens non pas comme contenu mais comme prégnance, sans représentation, insaisissable. Le sens greimassien est hétérogène et incommensurable à la signification :
‘Il est indicible. Il concerne un imaginaire de nature métapsychologique, un imaginaire du corps dont le contenu est régulatoire et pulsionnel, affectif, bref, thymique. C’est un imaginaire organisé par des prégnances. Il serait à son propos nécessaire de reprendre le concept husserlien de chair’ (Petitot 1992:375).
De même que la sémantique profonde est a-sémantique, l’imaginaire comme chair – désignation qui rend compte de l’assise somatique du semos – est un imaginaire sans images dont le sens n’est saisi que lorsque le parcours génératif convertit les prégnances sémiques en significations subjectivables. L’imaginaire comme chair emprunte à l’imaginaire anthropologique, tel que G. Durand l’a théorisé : il est constitué d’archétypes qui sont des ‘formes dynamiques vides, des matrices d’images symboliques, des catégories vitales de la représentation’ (Durand 1969 :16). Mais l’imaginaire archétypique durandien relève de l’inconscient collectif de Jung dont l’archétype est une formation instinctuelle. Or, la thèse de la catastrophe généralisée de la prégnance biologique, tout en assumant la distinction entre pulsion et instinct, donne à l’imaginaire comme chair une dimension métapsychologique d’ordre freudo-lacanien qui s’éloigne de la psychologie des profondeurs d’où Gilbert Durand s’inspire pour une bonne part. Par conséquent, l’imaginaire comme chair de Petitot relève à la fois de ces deux courants contradictoires, ce qui inscrit le concept dans une antinomie.
4.2. L’antinomie de l’imaginaire comme chair
La notion de prégnance sémique sert à Petitot à clarifier une autre ambiguïté greimassienne qui résulte aussi de la confusion des deux sémantiques, la sémantique profonde et la sémantique lexicale : en postulant que les catégories sémiques ont un correspondant axiologique, Greimas assimile la nature linguistique-structurale et la nature anthropologique-axiologique de la catégorie sémique, ce qui fait que ‘les valeurs axiologiques deviennent subrepticement des unités de signification’ (Petitot 1985a:292). Selon Greimas, la catégorie sémique devient valeur par investissement thymique. Le thymique concerne le rapport du vivant au milieu considéré comme un système d’attractions et de répulsions et détermine un rapport euphorique ou disphorique à l’objet. L’investissement thymique d’une catégorie sémique est la sélection dans et par le carré sémiotique d’un terme thymique qui s’investit dans la relation sujet-objet, si bien que l’existence sémiotique du sujet est dotée d’un surplus de sens : c’est la modalisation de l’être du sujet. Or, chez Petitot, le thymique est toujours déjà constitutif des prégnances sémiques, ce qui fait que celles-ci sont toujours déjà des valeurs – valeurs virtuelles, indicibles – qui s’actualisent en objets syntaxiques lors de la conversion. Cela suppose l’existence d’une axiologie profonde au niveau de l’imaginaire qui permet de faire l’économie d’un soi-disant correspondant axiologique au niveau de la sémantique lexicale. Il ne s’agit pas de correspondance mais de conversion, de mise en forme actancielle, bref de narrativité.
Les avantages théoriques du concept de prégnance sémique sont indéniables. Mais il semble que, tout en défaisant les nœuds aporétiques de la sémiotique greimassienne, la prégnance sémique introduit une antinomie dans la sémantique profonde, c’est-à-dire dans l’imaginaire humain. L’antinomie réside, à mon avis, dans l’équivalence entre pulsionnel et thymique : l’imaginaire comme chair est, dit Petitot, ‘un imaginaire du corps dont le contenu est régulatoire et pulsionnel, affectif, bref, thymique’. Mais le rapport de la pulsion à l’objet n’est pas du tout assimilable au rapport d’attraction ou de répulsion impliqué dans le thymique. La notion de thymique pose le rapport du sujet au monde comme celui d’un organisme au milieu. Or, ceci entre en ligne de collision avec le concept de pulsion qui implique que l’homme n’est pas dans le monde comme un poisson dans l’eau. Le rapport du sujet humain au monde n’est pas commensurable à celui de l’organisme au milieu. Car le monde humain n’est pas un milieu naturel auquel le vivant s’adapte par instinct et auquel il s’ajuste dans un rapport d’immanence vitale : c’est un monde symbolique ‘fait de la transcendance introduite par le symbole dans la réalité primitive’ (Lacan 1975:141). L’analogie microcosme-macrocosme a été mise en pièces par le concept même de pulsion sexuelle et le conflit dynamique qui lui est inhérent : (…) ‘il n’y a plus, d’aucune façon, à rechercher le phallus, ni l’anneau anal, sous la voûte étoilée – ils en sont définitivement expulsés’ (Lacan 1986:111). S’il y a un rapport entre le corps et le monde, ce ne sont pas les archétypes qui l’établissent mais les zones érogènes, ‘qui se limitent à des points élus, à des points de béance, à un nombre limité de bouches à la surface du corps, [sont] les points d’où l’Éros aura à tirer sa source’ (Lacan 1986:112).
La superposition du concept freudo-lacanien de pulsion et du concept jungien d’archétype, effet inévitable de la biologisation substantialisante de la libido, constitue l’ambiguïté théorique de l’imaginaire comme chair. L’archétype est instinctuel, ce que la pulsion n’est pas, comme d’ailleurs Petitot le reconnaît. Pulsion et archétype présupposent des conceptions radicalement différentes du rapport de l’homme au monde : contrairement à la pulsion (corps fragmenté en zones érogènes, rapport au monde oblitéré par l’objet a), l’archétype implique une harmonie et une proportion entre deux unités ontologiques, Innenwelt et Umwelt, avec tout un système de correspondances entre le corps et le monde – celui-ci imaginé comme un organisme doté d’une âme. Il n’est donc pas surprenant que dans le cadre de la sémiotique métapsychologique et substantielle la pulsion perde sa qualité de chose sexuelle pour devenir simplement poussée vers la signification, matière première de la narrativité. La notion de prégnance sémique fait perdre de vue que la pulsion implique le corps en tant que lieu de jouissance. Que la pulsion ne soit pas l’instinct n’est pas seulement à mettre sur le compte des trous noirs de la représentation mais aussi sur celui des trous noirs de la jouissance (le trauma, le réel sexuel). La chair de l’imaginaire est la substance et l’être du sens et n’a rien à voir avec ce que Lacan appelle la livre de chair qui est la forme objectale de la jouissance perdue – c’est pourquoi l’objet a est un objet négativé, incorporel. Il semble que la chair, en son acception biologique, prégnantielle, profonde, soit incompatible avec la chair jouissive des zones érogènes qui se trouvent à la surface du corps.
5. Pulsion et modernité
La paire pulsionnelle et thymique de l’imaginaire constitue une antinomie où chacun des membres pointe une conception différente du rapport de l’homme au monde. L’antinomie se stabilise du côté thymique et tend à liquider le sexuel de la pulsion en l’absorbant dans une harmonie entre homme et monde, individu et espèce, que l’archétype exprime mais que la notion freudienne de sexuel rejette. L’inversion de la démarche a-cosmologique de la science, la restitution au monde de la substance et de la forme que la physique mathématique avait erradiquées, la prévalence de la biologie, la revalorisation thomienne de certains aspects de la pensée aristotélicienne, devaient forcément réintroduire l’illusion archaïque dans la science. Il suffit de lire Morphogenèse et imaginaire, de René Thom, pour s’apercevoir que le ‘background’ métaphysique de la Naturphilosophie, supposant une analogie entre microcosme et macrocosme, soutient les assomptions fondamentales de la recherche scientifique de Thom, de la psychologie des profondeurs de Jung et de l’anthropologie de l’imaginaire de Durand (cela malgré les nuances qui les distinguent). Il en découle la liquidation du sujet de l’inconscient remplacé par le sujet de la connaissance et, corrélativement, le retour de l’illusion archaïque à l’enseigne d’une réconciliation de la science avec la pensée magique.
Certes Petitot s’en écarte. Sa perception rationaliste de l’au-delà de la coupure épistémologique de la science moderne n’est pas hantée par l’illusion archaïque. Son recours à l’apport lacanien me semble une stratégie pour faire reculer l’idéologie pré-moderne qui, par le biais de l’archétype, menace de s’emparer de la sémantique profonde. Petitot a recours à Lacan à deux moments cruciaux de sa théorie. Le premier est fondateur et concerne la thèse de la catastrophe généralisée de la prégnance biologique dont on a parlé. Le second apparaît à la fin de Physique du sens et concerne l’introduction dans la théorie narrative d’une logique de la pulsion qui puisse rendre compte de la spécificité des mondes fictionnels modernes par rapport aux formes narratives archaïques comme le mythe et le conte. Une telle spécificité est repérable au niveau actanciel et atteint surtout le Destinateur que Petitot considère comme une figure de l’Autre lacanien :
‘Dans les mythes et les contes, l’Autre est hypostasié dans un Destinateur transcendant garant des valeurs. Le déséquilibre initial est donc d’emblée axiologisé pour être ensuite idéologiquement corrigé. Dans les récits à héros problématiques, il n’en va pas de même et une interprétation métapsychologique est justifiée’ (Petitot 1992:387).
Et Petitot d’ajouter qu’il faut intégrer à la théorie narrative une « logique pulsionnelle » qui rende compte de l’inconsistance actancielle et axiologique des univers narratifs modernes :
‘Dans le cadre d’une analyse des mythes et des contes une telle composante ne serait pas à proprement parler opératoire car, de même que l’Autre est hypostasié en un Destinateur, les valeurs sont axiologiquement normées (et en général d’origine sociale). Mais il n’en va plus du tout de même dès que l’on aborde les univers romanesques et/ou tragiques qui, précisément, “dé-construisent” les axiologies et les idéologies socialement dominantes, qui intègrent à leur “intelligence syntagmatique” un démasquage des objets comme “trompe-l’oeil” et de la narrativité comme simulacre, qui problématisent les sujets (les sujets acteurs) et qui ont pour ressort non plus le ressort héroïque d’une quête d’objets-valeurs préprogrammés mais le ressort passionnel (dramatique) de la méconnaissance quant aux valeurs. Pour décrire adéquatement de tels univers, une “logique pulsionnelle” est à notre avis indispensable’ (Petitot 1992:387-8).
Aussi la pulsion apparaît-elle comme un trait moderne. Elle est le concept qui rend compte de deux dimensions de la modernité : la modernité épistémologique, telle que la psychanalyse freudienne la conçoit comme mise en pièces de l’harmonie pré-établie entre microcosme et macrocosme (la psychanalyse étant elle-même une extension de l’a-cosmologie de la science moderne); et la modernité littéraire, résultat de la crise de valeurs que la mort de Dieu nietschienne formule.
Mais, en dépit de ces deux bordures lacaniennes de la théorie narrative morphodynamique, Petitot cède à la tentation jungienne de dé-sexualiser la libido et de stabiliser l’antinomie de l’imaginaire du côté thymique – la prégnance sémique est plutôt archétype que pulsion -, et il en résulte que sa brillante théorie de la sémantique profonde s’inscrit dans un cadre de pensée, certes très prestigieux, mais orienté par l’imaginaire de la sex ratio (le sexuel réduit à l’Éros universel) et par l’identification du sujet-individu à l’espèce (l’être parlant réduit à l’être vivant).
Il semble que l’ambitieux projet morphodynamique de naturaliser les formes symboliques pour pouvoir les mathématiser tombe inévitablement dans le piège de la pensée pré-moderne (pré-scientifique et pré-freudienne) et de son cortège de formations imaginaires comme la nuptialité cosmique et le rapport spéculaire entre homme et monde. Il faudrait revenir à la dimension sexuelle de la pulsion, considérer la chair de l’imaginaire comme lieu de jouissance perdue et en articuler les implications pour ce qu’il en est de la narrativité. Mais comment le faire sans dé-naturaliser la sémantique profonde (ou l’inconscient) ?