Le but de cet article est d’explorer la contribution de la psychanalyse à la question du corps et de sa facticité. Si la psychanalyse freudienne, comme sa reformulation ultérieure par Lacan, a fourni un accès unique au corps, cette contribution a été minimisée et même niée par certains philosophes. Par exemple, Michel Henry dans Généalogie de la psychanalyse, aborde la question de la psychanalyse, en particulier ce qu’il considère être sa négligence du corps [Michel Henry, Généalogie de la psychanalyse, Paris, PUF, 1985]. L’un des aspects les plus frappants de la critique d’ensemble qu’Henry fait de la psychanalyse porte sur la validité théorique et pratique de l’idée d’inconscient.
La critique d’Henry s’appuie, en grande partie, sur l’idée que la psychanalyse, en se focalisant sur les symptômes et sur les signifiants de l’inconscient, a oublié, d’une certaine façon, le corps et son expérience immanente de la vie : sa facticité. En d’autres termes, pour la psychanalyse, ce qui importe est l’inconscient, ou « le psychique ». Les éruptions charnelles, symptomatiques de l’inconscient, sont de simples indicateurs sans signification particulière autre que celle de la cause psychique sous-jacente. Henry considère que cette conception de la psychanalyse du corps fragmenté est particulièrement stérile.
Ainsi, pour Henry, l’affect est conscient et non pas inconscient. Henry ne parle pas de manque, de trou, de perte ou de rupture mais, plutôt, d’une sorte de morphicité dans l’immanence [« transformation immanente », GP 302]. Pour Henry, il n’y a pas de rupture ni d’interruption : « Le mouvement de la vie n’est pas interrompu » (GP 305). Il décrit en outre une auto-affectivité équivalant à une subjectivité absolue et immanente qui ne peut être interrompue ou ébranlée (GP 307). En se basant sur l’importance qu’il donne à l’immanence et à la constance implicite dans son explication du mouvement ininterrompu de la vie, ainsi qu’à la potentialité, sorte de puissance immanente qui est là et qui se déploie, Henry entreprend une critique de la notion de « représentation » [Vorstellung] inconsciente et de la distorsion qui l’accompagne [Verstellen]. Ceux-ci sont propres à l’interprétation psychanalytique :
« Confier à la mémoire le rassemblement de notre être, de tous ces morceaux de nous-mêmes éparpillés dans l’extériorité absurde de l’ek-stase, recoudre indéfiniment le fil indéfiniment rompu de toutes ces petites histoires c’est oublier que le rassemblement s’est déjà accompli. Il est le rassemblement intérieur, originel en lequel réside l’essence de toute puissance et la mémoire elle-même, l’Archi-Révélation de l’Archi-Corps… »
À première vue il est difficile de s’opposer à son inquiétude et ses accusations. Lorsque nous tentons de traiter du « corps psychanalytique », il apparaît bien qu’il a été désassemblé. Au sein du mouvement psychanalytique, il n’y a guère de débats portant sur l’organisme vivant et respirant considéré comme un tout cohérent. Il n’est que de se rappeler, par exemple, ce que Lacan a écrit sur le stade du miroir dans lequel l’enfant se voit, voit l’image de son corps reflété dans le miroir. Le corps qu’il voit n’est qu’une image d’une unité cohérente mais il n’y a pas d’expérience corporelle de cette dernière. Plus exactement, le corps se trouve dans un état d’incoordination motrice. De plus, l’image que l’enfant voit et désire crée un écart psychique qui ne peut jamais être comblé. Le moi commence son parcours vers sa réalisation dans une direction purement fictive. Avec de telles formulations, la psychanalyse semble déjà avoir laissé le corps derrière elle, un corps qui est au mieux un lieu d’habitation embarrassant et incommode et un moyen de locomotion. La nature fictive de l’image du corps devient une force motrice de désir, un désir qui ne peut se réaliser, et qui, par suite, souffre d’une instabilité fondamentale.
Avec cette image du corps, tirée de la théorie lacanienne, nous nous situons sans aucun doute dans la droite ligne d’une psychanalyse qui débute avec Freud. Cependant, j’aimerais consacrer la plus grande partie de la suite de cette conférence à l’œuvre d’un psychanalyste parisien contemporain, le Dr J.D. Nasio, qui a éclairé les théories lacaniennes en questionnant le corps inconscient dans son œuvre.
I- La désincarnation psychanalytique
Tout en reconnaissant et en étant conscient que le corps organique ou le corps somatique de ses patients est digne d’observation et d’attention, Nasio s’intéresse essentiellement aux causes psychiques ou inconscientes de la douleur corporelle. Nasio affirme dans son livre Cinq leçons sur la théorie de Jacques Lacan que : « le corps qui intéresse la psychanalyse n’est pas un corps de chair et d’os, mais un corps pris comme un ensemble d’éléments signifiants » (CL 199).
Nasio approprie le modèle lacanien tripartite du symbolique, du réel et de l’imaginaire dans sa conception du corps imaginaire quand il écrit : « L’image de mon corps, c’est d’abord et avant tout hors de mon corps que je la perçois ». De plus, pour Nasio, nous incorporons psychiquement les objets familiers de notre environnement – domicile, lampes, horloges, la maison elle-même – à condition qu’ils soient chargés d’une valeur affective. La maison et ses éléments ne deviennent rien moins que le prolongement de mon corps (Ibid., 200).
En outre, d’après Nasio, le corps est partiel et non pas total. Par exemple, il n’y a qu’une partie du corps qui éprouve la jouissance, une jouissance qui, comme le dit Nasio, est « condensée dans l’un ou l’autre des organes » (CL 198). Et encore « la jouissance (qu’il entend comme une tension ou une douleur corporelle) n’est rien d’autre que la poussée d’énergie de l’inconscient quand elle est engendrée par les orifices érogènes du corps » (CL l98). L’orifice, quel qu’il pourrait être, est le lieu fragmenté et partiel de passage de la jouissance, vécue comme une tension ou une douleur. Le corps est considéré, en ce qui concerne la jouissance, et en général, comme désassemblé : en morceaux localisés, épisodiques et non immanents.
Le traitement psychanalytique de ce corps en morceaux est ponctué par le symptôme. Le symptôme est « un trouble qui fait souffrir et renvoie à un état malade » et, de plus, selon Nasio, le symptôme semble étrangement désincarné (CL 18 – 19). Pour Nasio, l’aspect important du symptôme, en psychanalyse, est exprimé dans le « récit » du patient, dans la façon dont « le patient dit la souffrance, dans les détails inattendus de son récit, et en particulier, dans ses paroles impromptues. » (CL 19). Nasio affirme : « Le symptôme est à proprement parler un événement dans l’analyse, une des figures sous lesquelles se présente l’expérience… L’expérience est un phénomène momentané, un moment singulièrement privilégié. …Elle comporte également un aspect empirique qui se présente comme cet instant où le patient dit et ne sait pas ce qu’il dit » (CL 16). On admet qu’il existe une souffrance corporelle mais, le « symptôme », et avec lui le corps psychanalytique, est représenté dans le récit de l’analysant, Nasio insiste, comme dans l’élaboration théorique de l’analyste du symptôme. (CL 20)
Le symptôme est alors isolé dans des signifiants dans l’événement du discours. Qui plus est, quand Nasio déclare que le patient « parle » de son symptôme, il entend par là que des signifiants sont produits, sans intention volontaire ni consciente. Dans ce cas, le corps est transformé en un corps parlant ; c’est-à-dire un corps signifiant qui « parle » en partie. Il semblerait que le patient et son corps soient défaits ou subsumés par le « dire » du symptôme au travers du signifiant.
Cette désincarnation est, en outre, signalée par Nasio dans Le livre de la douleur et de l’amour, dans lequel il postule qu’une douleur physique ou corporelle est éclipsée et réinventée au travers de son aspect psychique. À partir de là, commence la douleur, au sens restreint du terme, comme une blessure physique, mais elle se développe, dure et se ramifie comme une douleur psychique. Le psychisme produit une image de la blessure : une image associée à la douleur, à la mémoire de la douleur. La douleur ne siège plus dans la blessure ou la plaie réelle mais dans la représentation mentale de celle-ci. La douleur psychique, localisée dans la représentation mentale de la zone corporelle spécifique, augmente effectivement alors que le psychisme se fixe sur l’image et tente de la « réparer ». Cette réaction accentue plutôt qu’elle ne soulage la douleur. La douleur passe dans l’inconscient et le souvenir de cette douleur peut ressurgir d’une manière inattendue que Nasio décrit comme « les résurgences d’une souffrance oubliée » en symptôme (LDA 46). Le sujet ressent une douleur physique qui devient une douleur psychique, laquelle, à son tour est éprouvée physiquement. La mémoire psychique de la douleur corporelle est vécue d’une manière inattendue et inexplicable comme un symptôme. Nous pouvons concevoir cette douleur comme une éruption particulièrement isolée et épisodique.
Dans le corpus lacanien, le corps psychanalytique est davantage et irrémédiablement fragmenté par le phallus. Le phallus opère à partir d’une position d’objet détachable et implique la problématique de sa perte. Autrement dit, dans la théorie psychanalytique, l’action du phallus provient de l’angoisse qu’il pourrait être perdu. C’est autour de cette angoisse que le complexe de castration s’organise. Pour Nasio, dans la lignée de Lacan, la sexualité humaine est déterminée non pas par l’organe génital mâle mais par sa représentation : le phallus. En d’autres termes, en ce qui concerne notre explication de la séparation et de la fragmentation, le phallus représente l’effacement du pénis et sa séparation du corps. Cette séparation est un moment qui signe cette division désincarnée propre à l’expérience psychanalytique.
En un sens, le phallus est à la fois une menace et un agent de la castration dans ses fonctions imaginaires et symboliques en tant qu’objet détachable et échangeable (ESC 52). Le phallus détaché opère au sein d’un système de substitution, un système d’échange continu et répété. Peut-être davantage que l’échange même ou qu’un quelconque échange, ce qui compte, c’est la possibilité de cet échange. Pour Nasio, l’épreuve de la castration est si cruciale dans la constitution de la sexualité humaine que l’objet central imaginaire autour duquel s’organise la castration (le phallus imaginaire) marquera de son empreinte toutes les autres épreuves érogènes, quel que soit le lieu du corps concerné. Nasio souligne que les objets perdus, tels que le sein ou les fèces, tirent leur valeur du phallus (ESC 53). Le phallus se tient à l’intérieur et aussi, à l’extérieur de la série symbolique, constituant une limite imposée à l’être humain (ESC 53). Pour Nasio, le phallus devient la mesure de tout autre « objet de la pulsion » en ce sens qu’il est inaccessible. Cette limite imposée au désir, cette loi signifie que tout désir demeure insatisfait, ou si vous préférez, en opposition à Michel Henry, inaccompli ou non réalisé.
Pour aller plus loin dans l’élaboration du corps en morceaux, qu’il figure dans un ensemble de signifiants, de symptômes, d’objets incorporés, qu’il soit le site d’une jouissance partielle ou le phallus, je souhaiterais questionner le rapport entre deux concepts du corps chez Lacan, tels que Nasio les a traités : l’objet a et la jouissance.
Au sens large l’objet a désigné un objet perdu. Le rapport entre cet « objet perdu » et le corps est intéressant. L’objet représente ou remplace, à certains égards, des parties du corps ou « l’autre ». Mais il faut ajouter, dés à présent, que l’objet a est tenant lieu conceptuel de ce qui, dans l’objet est, en termes psychiques, inaccessible. Le a serait ce qui attire notre désir, il serait notre but. L’objet a opère dans un circuit de désir algorithmique : nous cherchons l’objet, mais il représente ce que nous ne pouvons pas atteindre. Nous le cherchons encore, nous répétons la tentative pour regagner l’objet, sans succès. Lacan identifie l’objet a comme cause de notre désir. Mais en tant que tel, l’objet a occupé une position étrange. L’objet a vient là (comme l’énigmatique a) comme une non-représentation de quelque chose qui ne peut être obtenu ou représenté. Si l’objet a devait représenter quelque chose, ce serait peut-être une impossibilité ou une absence irrémédiable, puisqu’il n’est que partiel. Nasio affirme à ce propos :
« Nous pensons à l’objet a comme perte lorsqu’il revêt ces figures sémantiques relatives aux lieux érogènes du corps : le sein, le regard, la voix, etc. Toutes ces figures sont en fait des couvertures de a, des masques chargés d’une signification corporelle, des maquillages que Lacan catégorise sous le terme de « semblant d’être » ; mais – j’insiste – l’objet à lui-même est en-soi un réel opaque, une jouissance locale, impossible à symboliser » (CL 146).
Ce qui distingue l’objet a de Lacan c’est que l’objet est perdu et inaccessible, inaccessibilité qui maintient le désir. Nasio souligne que l’objet, atteint ou non, implique une identification, une véritable incorporation par laquelle le sujet s’identifie à l’objet perdu « jusqu’à une assimilation de l’un à l’autre » (ESC 173). Cette assimilation à l’objet a impliqué « une tension psychique inconsciente » (ESC 174). Dans le mouvement d’identification, l’objet a, bien qu’inaccessible, demeure « un surplus constant d’énergie ». La perte entraîne un surplus … une tension constante, si vous préférez. Ce surplus de tension suggère le phénomène de la jouissance en psychanalyse, ainsi que le rapport entre jouissance et objet a. Cependant, ce qu’il y a d’intéressant, et peut-être de plus important dans ce contexte, c’est que tout en étant « incorporé » et assimilé en ce sens restreint et nuancé, l’objet ne peut jamais être totalement absorbé et reste comme un caillou ou une écharde sous la peau. Cet aspect inassimilable est souligné dans toute la mesure selon laquelle l’objet devient le site d’une jouissance qui interrompt toute unité corporelle.
Le corps est déplacé dans ce petit a condensé et compact. Le corps est condensé jusqu’à un tel point évanescent tel que nous n’avons plus du tout affaire à un objet, mais plutôt à un trou. Autrement dit, nous parvenons à l’objet en tant qu’une sorte de représentation de la perte, mais la qualité d’absence de l’objet désiré nous laisse dans un vide. I1 y a, par suite, pour Nasio, un sens selon lequel l’objet n’est plus du tout un objet mais plutôt un trou. C’est ainsi qu’il propose le concept de l’objet comme trou aspirant, filant la métaphore freudienne.
Pour Nasio, le lieu de ce trou aspirant est le lieu d’une jouissance partielle qui prend deux formes. D’une part, le flux du désir, entravé par le refoulement se décharge en un symptôme. Cette décharge en symptôme, qu’elle prenne une forme somatique comme, par exemple, une douleur (et pas comme un plaisir) ou une forme fantasmatique, procure un soulagement partiel (c’est une jouissance dite phallique, le phallus jouant le rôle de gardien). Cependant, une autre partie du désir, d’autre part, reste en retrait dans un état d’excitation ou de tension résiduelle et constante (c’est ainsi que Nasio comprend le plus-de-jouir). Le surplus de jouissance qui n’est ni un soulagement ni un plaisir, reste « ancré » dans les zones érogènes et les orifices du corps.
Nasio affirme qu’il n’y a pas de signifiant qui représente la jouissance, dans l’absolu comme dans le relatif. I1 y a seulement une localisation de la jouissance dans les « bords signifiants » qui délimite les zones du corps qui sont la source d’un plus-de-jouir. Mais le trou est plus qu’une simple ouverture avec des bords (plus qu’un simple orifice ou un trou corporel). Autrement dit, pour Nasio, il s’agit moins d’une question de lieu physique que d’une question d’interruption inconsciente.
De plus, comme cause de notre désir, le trou aspirant, en nous aspirant hors de nous-mêmes nous exile. Nous sommes exilés, là, puisque l’objet « nous prolonge et nous dépasse ». Dans l’Inconscient à venir, Nasio parle de « l’inexplicable jouissance de l’exil ». En tant qu’interruption dans la chaîne signifiante le trou marque une place impossible conceptuellement qui est toujours dans un excès intransitif. Cet état d’être hors de lieu – en exil – peut bien être le lieu approprié de la jouissance. Mais de quel exil s’agit-il ? L’exil du passé. Selon la formulation de Nasio, il y a un rapport impossible entre le présent et le passé dans l’inconscient. Cela paraît sans aucun doute paradoxal puisque c’est la présence du passé dans l’inconscient qui anime par définition la psychanalyse même. Mais Nasio précise que si la psychanalyse est organisée autour de l’objectif d’un retour à une origine, un véritable retour ne peut être réalisé (la possibilité d’un tel retour, un « retour » à ce qui, en fait, n’a jamais été, est forclos par les forces poétiques et créatrices qui dominent dans l’inconscient). La tentative de ce retour est aussi indubitable que la certitude de son empêchement par le refoulement. Ainsi, Nasio écrit-il que ce qui est « rencontre » dans l’objet-trou, « c’est avant tout l’incapacité à faire ce retour. » Nous sommes en exil.
Pour Nasio, cet exil, cette impossibilité de retour est constitutive de notre inconscient et, particulièrement significativement pour ce qui nous intéresse, elle est aussi constitutive de la jouissance. Nous « retournons » à travers la répétition (formation de substitution) et pourtant, nous restons exclus ; aporie constitutive de la jouissance : jouissance de l’impossible, jouissance de la douleur, jouissance de la frustration de ne pas pouvoir réaliser un retour, jouissance de la dislocation.
Pour Nasio, un autre exil est créé par l’exclusion de l’analyste et de l’analysant du réel. Ce qu’il y a de commun à ces deux partenaires dans la cure, écrit Nasio, c’est leur commune exclusion (IV 108). Contre toute attente, selon cette formulation, psychanalyste et analysant sont en dehors de l’analyse, exclus de l’œuvre qu’eux-mêmes façonnent (Ibid.). Cette exclusion analytique du réel, cette « boucle » transférentielle est, pour Nasio, une jouissance ; une jouissance appelée souffrance (IV l10). Quelle sorte de lieu est ce lieu, ce site de souffrance et de jouissance, ce site inaccessible duquel nous sommes rejetés ? Le thème de l’exclusion introduit une autre dimension à la non-immanence du corps psychanalytique.
Où pourrait-on dire, alors, que la jouissance réside ? Lacan a dit qu’il n’y a de jouissance que dans le corps. Mais de quel corps s’agit-il ? Est-ce dans un trou corporel, dans son représentant inconscient, dans l’interruption de signification ou dans la boucle transférentielle d’un désir dynamique d’exil ? Dans tous les cas, le trou ou la boucle est une limite qui rompt ou rencontre l’interruption de l’ordre signifiant. Il frôle les bords du réel aux limites de la signification. Si la jouissance se situe dans le corps c’est en tant que trou inconscient qui est allégorique d’une interruption ou d’un vide de ce corps. Il est difficile de dire que la jouissance a un lieu particulier, au sens classique du terme. Car, elle n’est pas dans un contenant ou dans un espace particulier mais habite, si nous pouvons utiliser ce terme, divers emplacements.
D’où il suit que la jouissance, telle que Nasio la décrit, s’approprie et aliène le corps vécu en un corps partiel. Non seulement, le corps est désincarné (de lui-même et à l’intérieur de lui-même en tant qu’expérience de vie phénoménalement immanente) et divisé (en morceaux) mais il est clivé de la même façon que le psychisme est séparé de lui-même, dans cet exil comme un être d’exil, si vous préférez. En fait, avec Nasio, ce n’est pas seulement l’objet du désir qui est « entroué » mais pour ainsi dire le sujet lui-même. La jouissance est, et n’est pas, dans le sujet ou celle du sujet : elle le porte et le « dé-substantifie ». Le sujet ne peut être « le qui » de la jouissance puisqu’en l’occurrence il se défait dans l’évènement. Nasio écrit que « le paradoxe est que nous sommes le sujet de l’acte et que cela signifie que nous ne sommes pas, que le « nous sommes » lors de l’acte est pure illusion » (IV 110). Alors, là où il y a jouissance nous pourrions dire qu’il n’y a pas de sujet et pas de corps. D’où la référence saisissante de Nasio au « trou de jouissance … sans sujet » (IV 95). J’aimerais à présent, m’efforcer de m’approcher de l’expérience par le corps, de son existence en tant que « trou sans corps ». Une telle formulation ne serait d’aucune consolation pour Michel Henry.
II- L’impossible corps de la psychanalyse
Qu’en est-il du destin du corps psychanalytique ainsi décrit ? La « description » que nous avons jusqu’ici est celle d’un corps en morceaux, d’un corps désassemblé qui est représenté, fragmenté, interrompu et défait par la jouissance qui le sillonne et le mène en exil. Ce qui demeure est un ensemble désincarné de signifiants. Ce corps est le lieu d’un certain non-accomplissement marqué par l’échec du désir. Peut-être le corps psychanalytique pourrait-il être caractérisé comme un corps impossible, ce qui reste encore à discuter.
Le corps est fragmenté, incomplet et même impossible mais est-il exact de dire que la psychanalyse a oublié le corps ou qu’il n’y a pas de corps en psychanalyse ? Après tout, la psychanalyse s’est engagée dans un discours qui concerne ou qui rend compte de l’expérience corporelle de son être, même si cette expérience est inconsciente, intrinsèquement interrompue, divisée, en exil, incomplète et rebelle. En d’autres termes, il s’agit d’une sorte d’expérience de la chair qui est paradoxalement désincarnée. Même s’il y a une domination du phallus ou d’un autre signifiant inconscient dans le corps, aussi psychique que cette expérience puisse être, qu’il s’agisse d’un symptôme pathologique, de la tension de la jouissance ou de la frustration du désir, c’est uniquement dans l’expérience corporelle de son existence que ces expériences s’installent. Peut-être serait-il nécessaire de traiter le corps psychanalytique comme un corps en morceaux aussi bien que comme un agencement psychique – l’opération du signifiant – qui opère à travers et parmi ces morceaux en inter-relation.
Rappelons-nous qu’il n’existe pas de sujet (le trou de jouissance sans sujet) désirant en vertu d’une dichotomie sujet/objet qui fixe le sujet et l’objet dans leurs sphères respectives. Dans Cinq Leçons, Nasio aborde la problématique du rapport du sujet à la jouissance lorsqu’il écrit : « Quand il y a jouissance, qui jouit ? » et Nasio de répondre « …Personne ne jouit, … nous ne jouissons pas de quelque chose, mais quelque chose jouit en nous, hors de nous » (CL 59). Nous sommes défaits par la jouissance dans la mesure où nous sommes défaits par notre désir. Mais en ce qui concerne ce terme de « sujet », ce que l’on pourrait peut-être en dire par rapport à la jouissance se trouve dans une expression de Nasio dans L’inconscient à venir : « effet de sujet » (30). Avec la jouissance, il n’y a, alors, qu’un effet de sujet, un sujet divisé et exilé, expulsé dans une « altérité signifiante » (IV 30). Nous retrouvons le problème de l’exil ou du retour impossible. Le sujet est maintenu dans sa continuité en raison de la répétition de l’ordre signifiant mais reste divisé. « Le lieu » permanent qui porte l’effet de sujet pour Nasio, c’est le « réel » – bien qu’irréel – dès qu’il est identifié comme sous-tendant l’effet de sujet. S’il existe un en-soi il n’a aucun sens, aucune signification excepté en tant qu’inconscient à venir, un effet de sujet à venir.
Peut-être pourrions-nous, si nous n’arrivons pas à trouver un corps immanent ou unifié dans la pensée psychanalytique, repérer ce que nous pourrions appeler un « effet de corps » épisodique, analogue à la conception d’effet de sujet de Nasio. Cet effet de corps émanerait de, accompagnerait ou serait porté par les événements de chaque partie psychique. L’effet de corps serait généré par l’action du signifiant et de ses poussées symptomatiques. Le signifiant opère à l’intérieur et à l’extérieur du corps, constituant ainsi un arc de désir. Peut-être cet arc de désir fonctionne-t-il comme un champ magnétique, un horizon phénoménologique. Pour Nasio et son traitement psychanalytique du corps, on peut dire qu’il y a un point jusqu’auquel il y a un effet de corps du désir qui se meut à travers et parmi les objets : « objets » du désir qui ont été incorporés psychiquement et surdéterminés. Les effets de corps sont les traces d’un champ de faits psychiques qui perturbent ou dépassent les relations spatiales et temporelles, au sens conventionnel du terme. Ainsi, le « corps » vivrait-il extatiquement dans une sphère modelée par la mémoire inconsciente et le désir. Le corps psychanalytique se constitue et opère dans cette sphère. Le corps est prolongé, distendu et coupé dans et par cette sphère de poussées épisodiques et imprévisibles de l’effet de corps. En raison de la coupure de ce corps divisé et désincarné, on pourrait qualifier ce corps de corps « impossible ». Impossible, oui, mais c’est justement une telle expérience d’être paradoxalement désincarnée qui suggère les contours du corps psychanalytique. C’est un corps qui ne peut être total ou satisfait mais seulement un corps à jamais « à venir. »
Nasio propose, cependant, un autre modèle pour concevoir le corps, à savoir le concept du semblant (emprunté à Lacan). Le semblant surgit là où l’objet a résisté à la symbolisation ou est impossible à symboliser. Lorsque Nasio parle de l’objet a comme d’une tension dans les zones érogènes, il insiste sur le fait que l’objet a « est en soi un réel opaque, une jouissance locale impossible à symboliser » (CL 146). Pourquoi impossible à symboliser ? Impossible parce que ce qui est recherché n’est jamais un tout ou une unité. C’est plutôt un trou autour duquel une unité pourrait tourner sans jamais être capable d’achever son périple.
Nasio suggère, cependant, que tout en étant impossible à symboliser, l’objet peut se trouver dans l’analyste sous la forme d’un fantasme. Autrement dit, l’analyste est une apparence psychique fantastique de l’objet a, une incarnation de l’objet a. C’est dans l’analyste en tant que fantasme que le semblant se situe. Mais le corps de l’analyste n’est pas un objet mesurable ou localisable dans l’espace, et il n’est guère symbolique. C’est plutôt un trou, la jouissance énigmatique et innommable que Nasio (dans la ligne de Lacan) appelle le plus-de-jouir. Le plus souligne que « l’objet » est toujours un excès, un excès d’énergie résiduelle que le sujet ne peut assimiler ou gérer, pour ainsi dire.
Pourtant, l’analyste comme semblant n’est pas seulement le lieu d’une impasse. Nous avons en mémoire ce que Lacan a écrit : « L’analyste est celui qui ayant à mettre l’objet a à la place du semblant, est dans la position la plus convenable pour faire ce qu’il est juste de faire : interroger comme du savoir (inconscient) ce qu’il en est de la vérité ». Cependant, Nasio paraphrase ainsi cette formule en disant que : « l’analyste est celui qui, a faire silence en soi (semblant) est dans la position la plus convenable pour interpréter, c’est-à-dire pour transformer le symptôme en un signifiant qui ouvre au savoir inconscient ». Pour Nasio, alors, c’est l’analyste qui fonctionne comme le semblant. Mais, il affirme aussi que l’analyste fonctionne comme semblant en prenant la position de l’objet a. Nasio écrit : « … le propre de l’expérience analytique réside dans la position singulière de l’analyste en tant qu’objet a » (CL 162).
L’analyste-semblant, comme l’objet a, attirerait alors le désir de l’analysant, en devenant le prolongement de l’analysant, en activant le transfert et l’inconscient. Confronté à l’analyste-semblant, le discours inconscient échappe à l’analysant, et on peut dire que l’analysant est tiré hors de lui-même et au-delà de lui-même dans le transfert. Cependant, pour Nasio, l’excès de l’analysant face à lui-même n’est pas simplement une technique analytique. L’analyste sert, comme dans le cas de l’objet a, comme trou aspirant ou vide, si vous voulez. L’analysant se trouve projeté ou expulsé hors de lui-même -contre sa volonté. Nasio affirme en effet que « la spécificité d’une analyse réside… dans l’événement d’un dit énoncé par le patient sans savoir ce qu’il dit » (CL 162). Le prolongement de l’analysant se réalise jusqu’à un tel point que Nasio déclare qu’il y a une dés-individuation radicale de l’analyste et de l’analysant. Il écrit :
« La relation analytique cessera progressivement d’être une relation entre deux personnes pour devenir un unique lieu psychique qui inclut conjointement analyste et analysant, mieux encore, le lieu de l’entre-deux qui renferme et absorbe les deux partenaires analytiques » (CL 163).
Ce lieu liminal auquel les partenaires analytiques parviennent – cet entre-deux – c’est pour Nasio le plus-de-jouir, une jouissance qui n’est pas employée mais qui demeure en excès ; un excès qui déstabilise et qui laisse pressentir la possibilité d’une surprise engendrée par l’activation de l’inconscient. L’analyste « devient la part fantasmatique (du corps de l’analysant) éprouvant la jouissance », qui le prolonge et le dépasse. La non-semblance de l’analyste-semblant est, comme l’objet a, le vide aspirant – énergie érogène – qui fait travailler l’inconscient.
En ce qui nous concerne, une réflexion sur le corps psychanalytique arriverait, à ce stade, à un moment décisif. Avec la dés-individuation de l’analyste et de l’analysant dans le transfert, Nasio thématise une certaine inter-corporalité. On peut considérer cette inter-corporalité de deux façons. Premièrement, l’inter-corporalité résulte du degré jusqu’auquel l’analyste endosse, partage, se laisse impliquer dans le symptôme de l’analysant. Nasio écrit :
« Au fur et à mesure que dans l’analyse le patient interprète et se dit le pourquoi de sa souffrance, un phénomène essentiel s’installe : l’analyste devient, progressivement et insensiblement, le destinataire du symptôme. Plus j’explique la cause de ma souffrance, plus celui qui m’écoute devient l’Autre de mon symptôme… le symptôme appelle et inclut la présence du psychanalyste » (CL 20).
Pour Nasio, ce mouvement du symptôme attire notre attention sur le transfert. Il écrit : « si vous me demandiez ce qu’est le transfert en psychanalyse, une des réponses possibles serait de le définir comme le moment particulier de la relation analytique où l’analyste fait partie du symptôme du patient ». Nasio suggère que la conséquence de cet aspect du transfert est que, du point de vue du patient, l’analyste pourrait être perçu comme étant la source ou la cause de sa souffrance. Une telle réflexion suggère que l’analyste est intriqué dans la souffrance du patient, intriqué dans le « corps » du patient. Mais, comment comprendre ce « corps » qui est impliqué dans le transfert, deuxième aspect de la dés-individuation des partenaires analytiques ?
Par son écoute, l’analyste peut prendre la place du signifiant manquant dans la chaîne des signifiants, recomposant de ce fait la boucle de la répétition permettant à l’analyse de se poursuivre. À ce moment-là, les signifiants se combinent entre eux grâce au savoir et sans le savoir des partenaires analytiques et, en s’assemblant ponctuellement dans l’acte d’un dire ou d’un oubli, ils tissent le lien transférentiel. L’analyste est impliqué dans une chaîne inconsciente afin de déclencher le transfert. Un des partenaires parle, et, en ne sachant pas ce qu’il dit, il active le transfert. En parlant, il atteste que les signifiants circulent et continueront à le faire entre analyste et patient. Ce mouvement inconscient entre l’analyste et l’analysant constitue pour Nasio un corps inconscient. Dans la mesure où le corps inconscient n’est pas individuel, les partenaires sont dés-individués ou dés-individualisés. L’entrelacement tissé entre les deux partenaires pourrait être renvoyée à la co-incarnation comme étant une transsubstantiation du corps de la séance analytique. La transsubstantiation est un évènement qui entraîne l’activation de l’inconscient et la jouissance. Dans ce cas, la jouissance est une jouissance de chair à cause de la radicalité de la relation transférentielle considérée comme une certaine intercorporalité. Pour Nasio, c’est ce genre d’intercorporalité inconsciente qui fait vaciller le corps de chair et d’os du sujet.
III- Une réorientation conceptuelle du corps impossible : la facticité de la douleur
Mais, considérer le mode d’existence, que nous venons de décrire, comme « corporel » nécessiterait, bien évidemment, une certaine réorientation conceptuelle, évoquée antérieurement, à savoir celle d’un corps extatique. Il serait peut-être possible d’introduire l’irruption mouvementée de la jouissance qui sillonne le corps, le temps écoulé entre un symptôme présent et un passé impossible à retrouver et la nature agitée de l’effet de corps qui dé-substantifie le corps, le rend fini et à venir sous les auspices des extases.
La nature extatique du corps, dans ce contexte psychanalytique, nous rappelle le rejet sans ambiguïté de la catégorie de l’extase chez Henry (GP 317-327) mais elle évoque aussi le nom de Heidegger. Heidegger nous offre des ressources essentielles en vue d’une réorientation conceptuelle vis-à-vis de notre conception du corps, dans le contexte de ce débat. Dans une conférence peu connue de 1964, Bemerkungen Zu Kunst-Plastik-Raum, Heidegger se lance dans une réflexion sur la façon dont nous devenons chair [« leiben »] dans l’espace. Il nous dit :
« la tâche consiste à comprendre comment les êtres humains sont dans l’espace. Les êtres humains ne sont pas dans l’espace comme des corps [Körper]. Les êtres humains occupent l’espace de telle sorte qu’ils donnent lieu à l’espace [den Raum einräumt], qu’ils ont déjà et toujours fait de la place pour l’espace… Les êtres humains reconnaissent l’espace [läßt den Raum] en tant qu’il offre une place [als das Räumende] et en tant qu’il donne une ouverture et ils s’établissent eux et les choses dans cet espace libre. Ils n’ont pas de corps physiques et ne sont pas des corps physiques [Körper] ; plus exactement, ils deviennent chair [lebt seinen Leib]. Les humains vivent en ce sens qu’ils deviennent chair [leiben] et de cette manière, ont accès à la contrée ouverte de l’espace et ainsi engagés, se tiennent déjà par avance, en relation avec les autres hommes et les choses. »
Dans cet essai, Heidegger différencie le devenir-chair des êtres humains et les objets physiques, ce que Merleau-Ponty appelait le corps objectif opposé au corps vécu. Nous ne sommes pas étonnés que Heidegger écrive : « Les êtres humains ne sont pas limités par la surface de leurs corps physiques putatifs ». Nous ne bougeons pas comme les objets mais nous nous tenons dans l’ouvert ou dans le devenir-chair en tant qu’ek-statique. Heidegger écrit : « Quand je me tiens ici, je me tiens ici en tant qu’être humain seulement dans la mesure où je suis, en même temps, déjà là-bas près de la fenêtre, et cela signifie dehors dans la rue et dans cette ville, simplement formulé : je suis dans le monde ». Peut-être sommes-nous dans un monde en tant que ce que nous pourrions appeler « le corps extatique ». Regardons la remarquable formulation de cette extase par Heidegger quand il écrit : « Nous disons, quand quelqu’un a une relation au monde libre et joyeuse qu’il ou elle est expansive [aufgeräumt]. Un corps physique ne peut jamais être aussi ouvert, le libre espace de la joie ne lui étant pas approprié. »
On pourrait comprendre le donner-lieu du « devenir-chair » comme un donner-lieu sans agent. Ceci pourrait-il être analogue au trou de jouissance sans sujet ? Heidegger écrit : le donner lieu à l’espace qui distingue les êtres humains, l’engagement dans cet espace, cet « être-dans-un-monde », est même à peine suffisamment remarqué aujourd’hui. » Pour Heidegger, ce donner-lieu en appelle à une relation mystérieuse entre le « devenir-chair » et l’espace. La relation mystérieuse entre le « devenir-chair » et l’espace ne fait pas intervenir un sujet et un objet, ou un agent de quelque sorte que ce soit. Dans cette relation, l’expérience de l’être donne-lieu, c’est-à-dire qu’elle donne la voie et fait la voie : un donner-lieu qui guide et donne-lieu comme dans un champ cultivé. Peut-être pourrions-nous considérer un corps psychanalytique qui opère non pas comme un agent consciemment gouverné mais comme une expérience corporelle de son existence ou un devenir chair qui donne lieu dans son être extatique, dans le monde.
Aussi approprié un modèle extatique puisse-t-il être, il est peut-être encore trop conceptuel ou abstrait pour notre propos. Car le corps dont la psychanalyse s’occupe chaque jour, n’est pas une entité abstraite mais un corps en souffrance. Que le corps soit représenté, imaginaire, dés-assemblé ou prisonnier d’un impossible désir, la douleur est un phénomène qui accompagne les représentations et les divisions de l’effet corporel. L’effet corporel est lui-même effet d’une douleur psychique.
Pour Nasio, dans son acception la plus primordiale, la douleur est rupture et exil d’une origine. Qu’elle soit représentée ou partielle, la douleur perdure et s’intensifie comme la mémoire inconsciente de l’exil. Cette douleur est localisée, en partie dans les symptômes qui constituent l’effet corporel auquel nous nous sommes référés comme étant le corps extatique inconscient. De plus, cette douleur présente un caractère impossible et impensable qui la rend inapaisable. Dans son livre L’inconscient à venir, Nasio souligne la nature paradoxale, voire impossible de cette perte qui perdure : suite à cette perte, nous désirons retourner dans le passé, nous devons retourner à un passé, en produisant des signifiants et des symptômes (l’effet corporel) mais nous ne pouvons pas retourner dans le passé (IV 28). Il y a un rapport nécessaire et une relation impossible entre le trauma originaire et son représentant symptomatique dans le présent. Le symptôme implique le passé, et en fait, il répète le passé, sans pour autant reproduire le passé d’une manière fidèle. Nasio explique que c’est en partie parce qu’il est un événement de mémoire plutôt que la mémoire d’un évènement (IV 164). La nature impossible du retour engendre, pour Nasio, le paradoxe ou l’aporie qui suit. Chaque évènement-signifiant de l’inconscient est nouveau, mais on dit pourtant que l’inconscient perdure. Ce qui signifie que l’inconscient est défini, d’une part, comme une mémoire en acte (pas une mémoire d’événements mais un événement de mémoire ou comme nous l’avons suggéré, un effet de corps) et, d’autre part, l’inconscient est supposé être ce qui demeure, persévérant et indestructible (IV 165). Nasio écrit :
« Si nous acceptons l’immanence de l’inconscient à l’acte de dire (i.e. le symptôme), s’il n’est ni substance ni histoire, alors nous devons penser l’inconscient comme l’ensemble des représentations articulées au dire
ponctuel dans le récit du sujet, l’ensemble de ces « autres mots » par rapport auxquels ce dire venait se placer » (IV 168).
Cela n’est pas sans rappeler l’étonnante formulation de Nasio dans Cinq leçons sur la Théorie psychanalytique de Jacques Lacan selon laquelle l’inconscient n’existe qu’à l’intérieur du champ de la psychanalyse. Poussant plus loin le paradoxe, Nasio affirme que l’inconscient « est » dans la répétition successive des représentations, mais n’est ni le passé ni la substance d’une personne (cf. 169). C’est le phénomène non-substantiel de l’effet corporel. Telles seraient l’opération et la limite du signifiant. La conclusion étonnante et en vérité paradoxale à laquelle Nasio parvient est que « le symptôme est un acte qui répète quelque chose qui n’était pas » (IV 169). L’événement traumatique n’est pas un fait du passé qui réapparaît dans le symptôme actuel. Peut-être l’effet corporel marque-t-il l’impossible effort à répéter un corps originaire ? Comme Nasio l’affirme, « L’inconscient n’est ni le passé ni la substance d’un être » (IV 169).
Mais alors, comment peut-on dire de l’inconscient ou du passé qu’il existe si le signifiant du trauma n’est immanent qu’à l’acte ? Le paradoxe ou le trauma dont Nasio traite suppose que nous admettions que l’inconscient demeure ou existe. Cependant, pour Nasio, s’il y a un passé, ce n’est pas un passé chronologique ou historique, mais plutôt un passé traumatique primordial de la menace de castration. Cette menace primordiale n’a pas de place dans le temps, au sens chronologique ou historique du terme. Peut-être est-elle plutôt un mythe : un passé qui est empiriquement inaccessible. C’est une scène originaire qui est oubliée et refoulée (IV 170). D’où l’idée que le « passé » qui demeure n’est pas plus substantiel que l’inconscient en tant qu’événement du signifiant. Le symptôme (première partie du paradoxe) a un rapport avec la scène originaire (deuxième partie du paradoxe) mais c’est un rapport impossible. Le nom que Nasio donne à la nécessité et à l’impossibilité de ce rapport entre symptôme et passé, est la jouissance ; la jouissance de la douleur. La douleur est engendrée par l’évènement de cette relation impossible : c’est l’impossible co-appartenance du symptôme et du passé originaire : une jouissance originaire qui reste la même et est à chaque fois nouvelle. La douleur psychique est dans l’événement constitutif de l’exil une extase, d’où une interruption de l’immanence qui demeure. Le trauma originaire opère dans l’impossible conjonction du symptôme et de l’origine, symptôme d’une perte originaire qui peut seulement être représentée mais jamais de façon adéquate. Les irruptions de l’échec de la représentation, de la symbolisation, des symptômes ou signifiants sont intriqués à l’effet corporel dans le corps psychanalytique. Le corps psychanalytique auquel nous nous intéressons, serait considéré comme une déchirure ou un arrachement entre ces deux pôles irréels : le signifiant éventuel et le mythe du trauma originaire qui perdure.
Mais, pour Nasio, l’objectif de la psychanalyse ne serait pas de résoudre ce paradoxe : relier symptôme et origine ; l’exil constitutif qu’est l’inconscient et qu’est la jouissance, est voué à la répétition. Cet exil, alors, n’est pas une pathologie qui doit être dépassée ou « guérie ». Dans L’inconscient à venir, Nasio offre une réponse à la question de l’éthique de la psychanalyse quand il déclare : « le psychanalyste maintient l’écart de l’exil… » et guide l’analysant vers l’inévitabilité et l’inéluctabilité de l’exil (IV 33). Nasio poursuit : « En interprétant, le psychanalyste fait rencontrer à son analysant ce qui n’a jamais cessé d’être là, depuis toujours : le réel de l’exclusion, le lieu de l’exil. » (IV 32). Une telle fonction analytique évoquant à la fois Freud et Lacan, est « notre éthique ».
Par conséquent, la finalité de la psychanalyse est de préserver la mémoire de la douleur originaire (impossible quoi qu’il en soit), et du lien nécessaire et impossible avec le symptôme. Cette douleur originaire est, en un sens bien trop immanente, au sens admis par tous de non-substantielle, mais elle perdure dans un sens qui est bien trop douloureux. Cette impossibilité de cohérence serait constitutive du corps psychanalytique, paradoxalement.
Dans la mesure où l’œuvre de Nasio nous amène à rencontrer ce corps-inconscient à travers le signifiant inconscient en son évènement décisif comme effet corporel, peut-être son œuvre en revient-elle à un dévoilement de la facticité du corps psychanalytique, son accomplissement même pour reprendre le terme de Henry. Peut-être ceci est-il dû au fait que Nasio nous amène à rencontrer et à interroger l’impossible relation entre le symptôme corporel et le passé archétypique qui est perdu. L’impossible relation est une déchirure ou un trou qui constitue une jouissance primordiale, une jouissance intrinsèque à notre être corporel dans son non-immanence qui perdure.
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Traduit par Sylvie Paraire, en consultation avec l’auteur. L’auteur souhaiterait remercier Cathy Leblanc, Professeure d’Anglais à l’Université de Lille 3, ainsi que Pierre Jacerme, Professeur de philosophie émérite de lettres supérieures au lycée Henri IV pour leur aide précieuse et experte lors de la préparation du texte, et pour leurs conseils de traduction.