En 1971, le Commandant Cousteau, « le Français le plus connu dans le monde après le Général de Gaulle », redoute une panne de trésorerie due à l’arrêt soudain par le gouvernement français du financement d’un gros contrat pour la construction d’un sous-marin. Il recherche un administrateur pour l’aider à faire face à la situation.
MF – Qu’est-ce qui vous a attiré dans le projet Cousteau ? Dans la personnalité de l’homme ?
Henri Jacquier -Quatre ans après ma sortie de la HarvardBusiness School , j’animais en Haute-Savoie la branche française de Scientific Advances Corporation, elle-même filiale du Battelle Memorial Institute, un organisme sans but lucratif de recherches sous contrat dont le siège mondial est à Columbus, Ohio,avec un établissement à Genève dont je dépendais directement. Un jour de mai 1971 Jacques Mallard, un de mes camarades de promotion de Harvard, qui travaillait à Paris pour le fameux consultant Mc
Kinsey, m’appelle au téléphone : « Écoute Henri, c’est pas une blague, mais le Commandant Cousteau sort de mon bureau. En un mot comme en cent il semble qu’il soit dans la m…, le gouvernement vient de l’aviser qu’il avait été décidé d’arrêter le financement de l’Argyronète, un habitat sous-marin mobile et autonome, dont la construction représente le plus gros de l’activité d’un centre de recherches que Cousteau vient de faire bâtir à Marseille, escomptant que ce premier engin pouvant desservir les champs de production de pétrole off-shore serait suivi de beaucoup d’autres. Par ailleurs il n’a aucune mission en vue pour sa Calypso, qui serait de toute façon incapable de reprendre la mer sans de grosses réparations pour lesquelles il n’a pas le premier sou ! Bref c’est la mauvaise passe dont nous n’aurions sans doute pas grand mal à le sortir grâce à nos contacts dans l’industrie. Mais là où les choses se corsent c’est que, pour préserver sonindépendance, le Commandant se refuse à une injection de capital extérieur. Alors là, tu comprends, nous on ne sait plus faire. C’est pour ça que j’ai pensé à toi, après tout à Battelle tu as dû acquérir une culture du sans but lucratif…Si tu es d’accord je l’appelle pour lui dire que j’ai quelqu’un pour lui. »
Notre première rencontre eut lieu au Musée Océanographique de Monaco. Cousteau m’attendait en compagnie de son plus fidèle associé, le Commandant Jean Alinat. Tous deux parlaient du Jean Charcot, le récent navire amiral de la flotte océanographique française, qui était un peu leur « bébé » car sa conception intégrait tous les enseignements accumulés par la Calypso au cours de ses quinze années de campagnes scientifiques précédentes.
Le Commandant m’accueille à bras ouverts comme s’il m’avait toujours connu, coupe court au petit speech de présentation que j’avais préparé, saisit une feuille de papier, la partage d’un trait vertical sensé figurer l’océan atlantique, à gauche les Etats-Unis, la France à droite. Rapidement des ronds, des ovales et des rectangles reliés de traits pleins ou pointillés composent un tableau où s’inscrivent des sigles que je m’efforce de mémoriser à mesure de leur apparition. Côté français le CEMA (Centre d’Etudes Marines Avancées), une association reconnue d’utilité publique (1) où sont conçues soucoupes plongeantes et maisons-sous-la-mer et menées des recherches sur l’adaptation du corps humain à la vie en pression. Une autre association, COF (Campagnes Océanographiques Françaises) a pour objet d’armer La Calypso et les autres moyens des campagnes en mer. Chercheurs et ingénieurs du CEMA, marins et plongeurs des COF occupent des installations flambant neuves en bord de mer dans le quartier de L’Estaque à la pointe nord du port de Marseille. A Paris-Neuilly se trouve le siège d’une société anonyme au nom surprenant de Requins Associés (LRA) qui a pour vocation de gérer la postproduction des films. Sur le port de Monaco, un atelier sans raison sociale façonne les caméras et éclairages de prises de vue sous-marines. Toujours à Monaco dans la Villa Richard, un hôtel particulier sur le Rocher, mis à la disposition du Commandant en sa qualité de directeur du Musée Océanographique mais où il ne réside pas, sont hébergés les services d’une autre association, EUROCEAN, qui a pour but de faire travailler ensemble de grandes compagnies industrielles désireuses de réfléchir aux applications marines de leurs savoir-faire respectifs.
Le côté américain est le domaine des deux fils du Commandant. À l’aîné, Jean-Michel, architecte de formation, est confiée
la responsabilité de Living Sea Corp, une société de scénographie travaillant à une exposition permanente sur le thème de « la mer source de la vie » à bord du Queen Mary, un ancien paquebot de la Cunard Line racheté par la ville de Long Beach pour être transformé en centre de congrès. Le cadet, Philippe, s’occupe de Thalasssa Inc une société de postproduction télévisuelle destinée à exploiter, notamment dans le domaine éducatif, les films tournés par La Calypso au cours d’une croisière de deux ans autour du monde. Les deux sociétés sont basées à Beverly Hills, Los Angeles. Sur la côte Est, un comité d’universitaires et de chercheurs périodiquement consultés par le Commandant est dénommé USLCOR (United States laboratory and Council for Oceanographic Research).
Comme j’allais crier « pouce » le Commandant écrivait en large lettres capitales la mention GROUPE COUSTEAU au travers du haut de la page puis me regardait pour juger de l’effet produit. J’osais alors m’enquérir des soi-disant difficultés qui avaient motivé ma venue dans ce bureau : « Il faut bien admettre me fut-il répondu que nous n’avons pas que des amis dans les milieux de l’océanographie officielle. Les bureaucrates parisiens envient notre liberté de manœuvre et veulent rogner nos budgets. Mais nous mettons en place des contre-feux. À ce sujet nous planifions une grande réunion de tout le groupe pour le week-end de la Toussaint à Marseille, réunion pour laquelle je compte sur votre présence. Nous avons de grandes ambitions, mais c’est vrai qu’il faudra mettre un peu d’ordre dans les finances », conclut-il en recapuchonant soigneusement la batterie de feutres multicolores dont il s’était servi pour dessiner son organigramme.
Pour le déjeuner sur le toit de la terrasse du Musée, Simone, l’épouse du Commandant, la fameuse « Bergère », nous attendait entourée d’un petit groupe de familiers. Belle tablée conviviale d’une dizaine de personnes que les habitués saluent au passage tout en esquissant un bref regard de curiosité dans ma direction. Le café à peine servi la secrétaire du Commandant lui glisse un mot à l’oreille, celui-ci se lève, exprime le regret de devoir partir précipitamment et me serre la main en me recommandant de contacter à Paris un certain Jacques Mauger qu’il me présente comme l’homme d’affaires en France de son ami Loël Guinness.
-Guinness, la bière ?
– Non, non, un simple cousin mais il est encore plus riche que celui de la bière, dit-il tournant les talons dans un grand éclat de rire.
La tête bourdonnante je prends le chemin de la gare. Perplexe du fait que l’éventualité d’un contrat d’embauche n’a même pas été évoquée, mais sans en être encore conscient, je suis tombé sous le charme.
Paris, place de la Madeleine, dans un très confortable bureau lambrissé, meublé en chippendale au cinquième étage d’un immeuble sans aucun signe distinctif, très british, Jacques Mauger m’interroge longuement sur mon parcours et mes attentes. Un entretien déterminant dont je devine que je ne me suis pas trop mal tiré quand il se termine par une invitation à déjeuner à l’Hôtel Crillon. Un repas au cours duquel Jacques Mauger me parle du film Le Monde du Silence commandité par son patron, de l’attribution de la Palme d’Or au Festival de Cannes en 1956, de La Calypso mouillée en rade où il recevait les acheteurs des droits de diffusion amenés par une noria de Zodiacs… Les anecdotes se succédaient : le badinage de Daddy, le père du Commandant, à qui les recettes promises montaient à la tête, lui qui avait tenu le compte scrupuleux des entrées et des sorties dans ces temps difficiles où il n’était pas rare que ce soit la Bergère qui assure les fins de mois en mettant ses bijoux au clou ; les salamalecs de Guy Jouas, le facétieux radio du bord, boudiné dans un smoking de location, accueillant à la passerelle des VIP interloqués ; ou encore les manèges des hommes d’affaires tentant de passer les uns devant les autres.
Profitant d’une pause je demande combien le film a rapporté mais n’obtiens qu’une réponse évasive que je prends sur l’instant pour une réserve de bon aloi, après tout je ne fais pas encore partie de la maison, mais dont je comprendrai la véritable raison plus tard.
Le week-end de la Toussaint 1971 à Marseille permit au Commandant Roger Brenot, Directeur du CEMA et des COF, ancien condisciple de Cousteau à l’Ecole Navale et à ce titre seul habilité à le tutoyer, de me présenter aux cadres formant l’ossature du groupe, ainsi qu’à diverses personnalités acquises à la cause du Commandant comme l’ingénieur général du Génie Maritime, Pierre Willm, l’homme du bathyscaphe, détaché par l’Institut Français du Pétrole à la supervision du projet Argyronète, André Mauric, architecte naval et Alexis Sivirine ingénieur électricien bénévole à la compétence desquels Calypso devait sa déjà exceptionnelle longévité et un peu à l’écart des autres un replet petit Monsieur, objet de la déférence unanime, une sorte d’incarnation d’Hercule Poirot, dont j’appris qu’il s’appelait Jean Emery, comptait parmi les héros de la France Libre, avait terminé une brillante carrière militaire comme Contrôleur Général de la Marine Nationale, Grand Officier de la Légion d‘Honneur et qu’il jouait auprès du Commandant le rôle d’éminence grise avec des relations dans tous les milieux.
Deux jours sont consacrés aux comptes-rendus sur l’état d’avancement des projets, aux visites des ateliers et laboratoires, aux regroupements par spécialité pour convenir des orientations et formaliser de nouveaux programmes, aux séances plénières de confrontation et d’arbitrage, tout est remis à plat, la participation est totalement libre. Pour que les écarts hiérarchiques ne briment pas les imaginations le Commandant a donné le ton dès le départ ; « Entre nous, je tiens à ce que vous considériez tout ordre formel comme une excellente base de discussions », boutade parait-il courante chez les marins de La Royale. Et de fait les débats sont animés en une langue qui m’apparaît codée, difficile à suivre pour un non-initié. De nouveaux sigles arrivent en rafale, DGRST ? COMEXO ? CNEXO ? COMEX ? COB ? J’entends parler de pile à combustible, de plongeurs saturés, d’ingénieurs secs et d’ingénieurs humides et même d’un Homo Aquaticus greffé de branchies … Flairant un canular je ne cherche pas à en savoir plus dans l’immédiat, comme disent les anglophones : « Tomorrow is another day. »
Comme un clin d’œil au banquet rituel des habitants de l’irréductible village gaulois à la fin des albums d’Astérix, le weekend se termine au restaurant Calypso sur la plage des Catalans. Séduit par la variété des projets, leur complémentarité, la cohérence de leur inspiration et la place faite au rêve, le niveau intellectuel des interlocuteurs, la simplicité de leurs rapports, et surtout par le rayonnement naturel du Commandant, sa qualité d’écoute, son talent simplificateur, sa capacité de synthèse et son souci du détail, sa dextérité à évoluer tel un ludion entre le général et le particulier, je repars à Genève bien décidé à accepter la proposition qui m’est faite de « monter à bord ». Rendez-vous est pris pour le 2 janvier 1972 au CEMA.
MF – Financièrement parlant, quel était l’état des lieux quand vous avez débarqué dans l’équipe ?
Henri Jacquier – Parmi les factures en souffrance que je trouve en arrivant, les plus importantes concernent les installations récemment achevées, dont il s’avère que le coût a largement dépassé le budget initialement prévu pour lequel un emprunt avait été souscrit auprès d’une banque spécialisée, la Caisse d’Aide à l’Equipement Local, grâce à la garantie de la Ville de Marseille. Je découvre que les bâtiments sont construits sur une concession précaire du domaine public maritime administrée par le Port Autonome. Aucune hypothèque n’est donc envisageable. La banque refuse d’accorder une rallonge sans une extension parallèle de la garantie municipale. Le directeur des services financiers de la Ville, dont je devine que la main a déjà été forcée précédemment, ne veut pas en entendre parler, au motif qu’une nouvelle délibération du Conseil Municipal serait nécessaire et que le contexte politique ne s’y prête pas, l’humeur étant à la « chasse au gaspi».
Je constate par ailleurs un gros retard dans le règlement des cotisations d’assurances sociales tant auprès du régime général que de celui des marins… Lettres recommandées, mises en demeures, significations d’huissier menacent des foudres républicaines, sur papier pelure rose, vert ou jaune.
Côté recettes exit les revenus procurés par les contrats Argyronète, qui représentaient la moitié des ressources. Simultanément, mais pas par hasard comme cela devint vite évident, le CNEXO, établissement public ayant la haute sur l’allocation des crédits gouvernementaux en matière océanographique, se faisait tirer l’oreille pour régler d’autres recherches en cours. De son côté la Caisse Centrale des Banques Populaires, qui avait jusque là abondé le fonds de roulement, faisait savoir qu’elle se refusait à aller plus loin au-delà du découvert déjà consenti… Recettes amputées, dépenses très peu compressibles, dettes criardes : dans les quinze jours qui suivent ma prise de fonction je me demande si je ne suis pas victime d’une « erreur de casting » comme on dit aujourd’hui, car ce n’est pas un directeur financier que requiert la situation mais un administrateur judiciaire !
Quelle a été votre contribution sur ce plan ?
Ma première contribution au redressement fut de rassembler les données chiffrées de toutes les composantes du groupe en France et aux États-Unis. Jusque-là chacun à Marseille, Monaco, Paris et Los Angeles avait travaillé dans son coin, les comptables respectifs ne se connaissaient pas. Une telle consolidation entre des organismes sans but lucratif, une société anonyme de droit français et des sociétés de statut commercial de droit californien n’avait bien entendu aucune validité juridique mais pour la première fois se dégageait la notion de surface financière de l’ensemble des organismes relevant de l’autorité du Commandant Cousteau. Prenant ensuite mon bâton de pèlerin, j’ai entamé le tour des créanciers institutionnels et privés, ne cachant rien de la gravité de la situation ni aux fournisseurs, ni aux banquiers, ni aux administrations concernées. Loin d’inquiéter davantage, ce langage de vérité a plutôt rassuré.
Dans un deuxième temps j’avertis : « Si vous poursuivez le recouvrement de vos créances, vous courrez le risque de tout perdre ; nos actifs ultra spécifiques n’ont d’intérêt qu’ opérés par nous ; vous pouvez sans doute les saisir mais il est loin d’être acquis que le Tribunal vous autorise à les vendre ; ne perdez pas de vue que vous avez affaire à des associations sans but lucratif ; en cas de dépôt de bilan vous vous retrouverez probablement devant une juridiction civile beaucoup moins familiarisée avec ce type de procédure que le Tribunal de Commerce. » Après avoir averti, je suscite un espoir : « Vous nous avez fait confiance, vous ne serez pas déçu ; le Commandant a fondé à Monaco une association dénommée EUROCEAN à laquelle de nombreux industriels commencent à adhérer, désireux d’explorer toutes les possibilités d’appliquer leur savoir-faire au milieu sous-marin ; d’importantes retombées sont à prévoir mais elles demandent un peu de patience.
En fait personne ne voulait pousser à la faillite, à tout le moins porter le chapeau en cas de faillite. Redoutant les aléas et les frais d’un recours en justice les créanciers privés se contentèrent sur le moment de diminuer leur exposition à l’impôt sur les sociétés en provisionnant leurs créances. Monsieur de Guilhem, à la Ville de Marseille, qui savait que Monsieur Gaston Defferre et le Commandant Cousteau se tenaient en grand estime, n’avait aucune envie que le dossier du CEMA arrive sur le bureau du Maire, tandis qu’au Port Autonome, comme d’usage, on veillait surtout à ne pas faire de vagues.
C’est ainsi que par la négociation laborieuse de moratoires dossier par dossier, le recours discret à l’inépuisable carnet d’adresses de Monsieur Emery, de très prudentes allusions au fait qu’il avait été quelques fois un peu trop facilement fait confiance au Commandant, et grâce au miroitement de perspectives d’avenir, sans oublier quelques reliquats sur des contrats anciens trouvés au fond des tiroirs, il fut possible de gagner du temps, de maintenir la finance au jour le jour en équilibre instable sous la menace de dettes exigibles, provisoirement parquées dans les bilans des créanciers.
Mais en cette fin de janvier 1972 il n’aurait pas été déraisonnable de parier que le Commandant Cousteau ne pourrait pas refaire surface.
(1)dénommé Office Français de Recherches sous-marines (OFRS) avant le feuilleton de la reconnaissance d’utilité publique.
(2) Les ingénieurs Jean Mollard, AlbanoTrombetta , Yves Bousquet pour les engins sous-marins, Jean-Claude Dumas en congé du Collège de France pour l’adaptation des instruments de mesure aux contraintes maritimes, les commandants Claude Caillart, Alain Thibaudeau, sous-mariniers en congé de la marine nationale, le capitaine au long cours Alain Bougaran de la marine marchande pour les missions en mer, Albert Falco, Christian Bonnici, Raymond Coll, Bernard Delemotte les plus anciens des plongeurs, Armand Davso, l’artisan solitaire des caméras sous-marines, le Professeur Jacques Chouteau responsable scientifique des expériences de plongée profonde en caisson épaulé par le Docteur Michel Jacquin et le physiologiste Jean-Claude Le Péchon, Lise Haas-Coenca pour la post production des films, Philippe Diolé écrivain-journaliste chargé des relations avec les media, et Jean-Michel et Philippe Cousteau pour les sociétés américaines.