“Or, la littérature n’est pas un trait d’union ; elle sépare, elle dit « non », c’est un tiret de séparation. Elle ne se plie pas à l’ordre du monde, fût-il divers, multiple, pluriel ; elle n’est soumise à rien, surtout pas au monde. Elle est dissensus, négation, rupture, opposition. Elle s’écarte, elle se démarque, elle s’éloigne. Elle n’est pas grégaire. Si elle unit, c’est à l’idéologie, à la propagande, à la pub, au monde uniforme, tel que les Puissants le fabriquent. A quoi bon écrire, si c’est pour répéter avec des mots français les images qui défilent en continu sur tous les écrans du monde ?”
On sait ce que littérature-monde désigne. Michel Le Bris cite des noms (cf. « Pour une littérature-monde en français », Le Monde, 15 mars 2007) : les lauréats des prix littéraires de l’automne 2006 (Little, Huston, Mabanckou, Miano), des écrivains britanniques (Ben Okri, Kureishi, Ondaatje, Rushdie), un homme politique (Césaire), etc. Ainsi est configuré un « champ », dans lequel sont inclus des écrivains qui ont choisi, pour x raisons, de s’exprimer, ou qui ont été obligés de le faire, dans une langue qui n’est pas celle qu’ils ont apprise de leur mère ou qui évoquent, décrivent, créent un univers moral ou symbolique étrange ou naguère étranger au pays dont ils utilisent la langue. Ce qu’est dans la réalité la littérature-monde est à peu de choses près établi. Il n’en va pas de même du concept de littérature-monde ou de la cohérence de cet objet intellectuel. C’est cet aspect qu’il faut examiner.
Dans la cinquième édition (1798) du Dictionnaire de l’Académie française, pour la première fois dans l’histoire de la langue française, le nom littérature a son sens moderne : « ce mot se prend aussi pour l’ensemble des productions littéraires d’une nation, d’un pays ». Des exemples l’illustrent : « la littérature anglaise est riche en ouvrages de morale », « la littérature moderne est bien inférieure à la littérature ancienne », « cet homme connaît aussi bien la littérature étrangère que celle de son pays ». C’est à la fin du XVIIIe siècle qu’un champ du savoir nommé lettres ou belles-lettres prend le nom de littérature et que ce dernier nom perd peu à peu son ancien sens de « culture », la culture étant dans les siècles classiques constituée essentiellement des grands textes littéraires de l’Antiquité. Au XIXe siècle, une idée s’impose : les œuvres littéraires sont liées à une nation ou à un pays ou, pour dire les choses autrement, la littérature exprime le génie d’un peuple. C’est aussi au début du XIXe siècle que la littérature est répartie en corpus nationaux : française, anglaise, allemande, etc. Cet enracinement dans une nation est évidemment une construction idéologique. Racine était plus proche des tragiques grecs que des auteurs de son temps ; La Fontaine ignorait le Roman de Renard, mais il connaissait Esope et Pilpay, etc. Les rédacteurs du manifeste « Pour une littérature-monde en français » rejettent le lien avec la nation qui fait l’idée moderne de littérature : « le centre (par exemple la France) relégué au milieu d’autres centres (les Caraïbes, le Congo, l’Algérie, etc.), c’est à la formation d’une constellation que nous assistons, où la langue libérée de son pacte exclusif avec la nation, libre désormais de tout pouvoir autre que ceux de la poésie et de l’imaginaire, n’aura pour frontières que celles de l’esprit ». Comme la langue, la littérature-monde est sans frontières et elle n’a plus de lien avec quelque nation que ce soit.
La rupture est institutionnelle, puisque la littérature-monde rompt, ou prétend le faire, avec la francophonie. Pour exister, elle a besoin que la francophonie disparaisse. C’est l’une ou l’autre : « Fin de la francophonie. Et naissance d’une littérature-monde en français ». Ce manifeste est un acte militant. Certes, il en va ainsi de tout manifeste, qu’il soit surréaliste, des 121, du Parti communiste. Il est vrai que le promoteur de la littérature-monde, maoïste engagé et enragé, a dirigé La Cause du Peuple, feu l’organe de feue la Gauche prolétarienne, groupuscule radical qui entendait mettre la France à feu et à sang et faire passer la culture de la France à la moulinette Gardes rouges. La Cause du Peuple n’existe plus, son ancien directeur n’est sans doute plus maoïste (encore que…), il reste engagé – peut-être aussi enragé.
Oublions ce radicalisme et attachons-nous aux idées. Citons : « une francophonie sur laquelle une France mère des arts, etc. continuait de dispenser ses lumières, en bienfaitrice universelle, soucieuse d’apporter la civilisation aux peuples vivant dans les ténèbres », « personne ne parle le francophone, ni n’écrit en francophone », « comment le monde pourrait-il se sentir concerné par la langue d’un pays virtuel ? », « en toute rigueur l’idée de « francophonie » se donne comme le dernier avatar du colonialisme ». Rétablissons quelques faits. La francophonie n’est pas un pays, mais une idée et des institutions. Il n’y a donc pas de langue francophone. Ce n’est pas une idée française, mais une idée africaine, exprimée et défendue par Bourguiba, Senghor, Diouri, dont les Français n’ont pas voulu, à juste titre, parce qu’ils estimaient que l’ère coloniale était close. L’adhésion à la francophonie est le fait de pays libres, souverains, indépendants. Avec la francophonie, ce n’est pas la France qui répand ses lumières sur l’Afrique (elle n’a plus de lumières, la civilisation qu’elle représente est malade ou à l’agonie, la France, elle-même, ne rêve plus que d’un destin provincial en Europe), mais c’est l’Afrique qui a la possibilité de « diffuser » « sa civilisation » en France et en Europe. Si des Africains méprisent la francophonie, dont les instances sont presque toutes dirigées par des Africains, ils n’ont qu’à s’en prendre à leurs dirigeants actuels ou passés, qui, eux, ont eu le courage de vivre en Afrique, et non dans les paradis à fric d’Occident. Si des Africains détestent le français, il ne tient qu’à eux de parler, de s’exprimer, d’écrire dans leurs langues, admirables et méprisées, qui méritent autant que le français d’être défendues et illustrées.
Dans les années 1960-70, quelques écrivains imbus de théorie ont prétendu régenter la littérature. Ils n’avaient pas de lecteurs, mais ils avaient le soutien de la presse culturelle et de quelques institutions universitaires, grâce auxquelles ils ont fait connaître leurs lubies. « Le monde, le sujet, le sens, l’histoire, le référent : pendant des décennies, ils auront été mis entre parenthèses par les maîtres-penseurs, inventeurs d’une littérature sans autre objet qu’elle-même, faisant, comme il se disait alors, sa propre critique dans le mouvement même de son énonciation ». Cela est exact, mais l’interprétation qui en est donnée est hallucinante. Les « maîtres-penseurs » du formalisme se sont tus il y a plus de vingt ans et leur influence, si tant est qu’ils en aient eu une, est nulle. Ils ne sont même plus des épouvantails à corbeaux. Si la littérature-monde se constitue contre eux, elle est du vent.
Ce qui aurait tué la francophonie, c’est une distribution de prix, le seul rituel qui subsiste de la France ringarde de jadis. Aucun homme sensé ne tire de signification de ces cérémonies : les décisions résultent de tractations entre trois ou quatre éditeurs (Gallimard, Grasset, Le Seuil, Albin Michel) désireux de se partager ce qui reste de rentable du marché sinistré du roman ou du livre de littérature. Un Américain, une Canadienne, un Congolais vivant aux Etats-Unis, une Camerounaise établie en France ont été récompensés. Que conclure de cela ? Depuis le XVIIe siècle, on compte des milliers d’étrangers qui écrivent en français. Les citer, ce serait noircir des dizaines de pages. Nihil novi sub sole. La francophonie n’est en rien affectée par ce fait. Le nouveau, c’est que deux des quatre lauréats sont originaires du continent américain et qu’un troisième y vit, exerçant dans une université prestigieuse, où le montant des droits d’inscription dépasse le salaire minimum annuel en France. Trois des lauréats sont du continent qui inspire et nourrit la mondialisation des échanges et ainsi fait un monde à son image. Tirer de cette distribution de prix une conclusion est aventuré. Le même maoïste qui rêvait de brûler les livres écrit ceci : « que les écrivains aient pu survivre dans pareille atmosphère intellectuelle (le formalisme snob des années 1960-70, ils n’ont pas survécu à la Révolution culturelle) est de nature à nous rendre optimistes sur les capacités de résistance du roman à tout ce qui prétend le nier ou l’asservir ». Dai Sije, un écrivain chinois de talent qui a subi l’horreur de la Révolution culturelle, a signé ce manifeste. Comprenne qui pourra.
Venons-en à l’essentiel. La notion à laquelle renvoie le mot composé littérature-monde est assez obscure. L’association de ces deux mots peut avoir trois significations. Ou bien la relation est équative : littérature = monde. Elle pose une équivalence entre la littérature et le monde (la thèse est éminemment poétique, mais objectivement délicate à soutenir) et inversement, puisque les relations de ce type sont réversibles. Que signifie « le monde est littérature » ? Le même sens dérisoire que « et tout est littérature » ? Ou bien la relation est de tout à partie ou de contenant à contenu. La littérature contient le monde ou le monde est contenu dans la littérature. L’expérience que nous avons du monde nous apprend que de larges pans du monde échappent à la représentation littéraire ou à l’évocation littéraire. Tant mieux. Ou bien la relation est d’analogie : la littérature est comme le monde ou elle est à l’image du monde. Elle est ouverte sur le monde. Le monde est divers, les cultures et les hommes aussi, donc la littérature en français est ou doit être diverse. « Multiples, diverses sont aujourd’hui les littératures de langue françaises » qui forment « un vaste ensemble polyphonique » : ce que la littérature de langue française a toujours été depuis trois ou quatre siècles. Il n’est même pas nécessaire de mettre le nom littératures au pluriel pour asséner cette vérité. Cette diversité est, sinon en totalité, du moins en partie, une fiction de l’idéologie moderne, comme l’était le lien de la littérature avec la nation. Entre M. Little et moi-même, qui ne suis pas américain, entre Mme Huston et moi-même, qui ne suis pas canadien, entre M. Mabanckou et moi-même, qui ne suis pas congolais, entre Mme Miano et moi-même, qui ne suis pas camerounais, il y a plus de ressemblances que de différences irréductibles, plus de convergences que de divergences, plus de commun que d’inconciliable. Nous sommes de la même espèce ; je ne suis pas plus un chien ou une vipère lubrique ou un âne qu’eux ; nous partageons la même humaine condition ; nous faisons chaque jour et nous avons fait les mêmes expériences ; nous avons voyagé, nous avons vécu à l’étranger, nous connaissons le monde, nous parlons des langues étrangères, peut-être écrivons-nous dans une langue qui n’est pas celle que nous avons apprise de notre mère, etc. Inférer de l’origine nationale, ethnique, religieuse ou raciale d’un individu, fût-il écrivain, une spécificité ou de l’irréductible, c’est se soumettre à la représentation obligée du monde. Une mosaïque est faite de fragments de couleurs variées, mais ces fragments sont de la même matière, et ce qui compte, c’est l’ensemble qu’ils forment.
Entre les mots littérature et monde, est placé le signe graphique « – », qui porte deux noms distincts, trait d’union ou tiret, lesquels correspondent à deux fonctions sémantiques opposées et contraires. Le premier unit ou réunit ce qui est séparé, le second sépare ce qui est uni ; le premier conjoint, le second disjoint ; le premier dit « oui » ; le second dit « non ». Pour les promoteurs de ce manifeste, le signe « – » est un trait d’union. Ils disent oui au monde. Ce qu’ils espèrent, attendent, exigent, demandent, etc. c’est que la littérature soit réconciliée avec le monde, non pas tel qu’il est, mais tel que l’idéologie le représente. La diversité, le pluriel, les différences, le multiple, etc. sont depuis vingt ans le chant du monde – non pas le chant qui vient des profondeurs du monde, mais le chant de l’idéologie du monde. La littérature-monde chante en concert avec la world music, la pop, le hip-hop, la mode ethnique, les plans pub et com. des grands groupes mondiaux, les voyages lointains, le tourisme qui arase tout, la fête généralisée. L’ouvrage collectif Pour une littérature-monde est publié à l’occasion d’un événement qui est un concentré de la Modernité médiatique et publicitaire : les Etonnants Voyageurs, vocables sous lesquels se cachent des amateurs de pittoresque qui parcourent au pas de course le monde uniformisé et y voient moins de choses qu’ils n’en observeraient si, assis dans de moelleux fauteuils, ils feuilletaient des Atlas ou lisaient des manuels de géographie. Ce festival, qui se tient à Saint-Malo, ville de corsaires qui pillaient les navires marchands ennemis pour le compte du roi de France, est, comme les milliers de festivals d’été, Avignon, la Roque d’Anthéron, la Chaise-Dieu, etc. une affaire de tourisme, de media, de caméras, d’agences photographiques, d’envoyés spéciaux, de pub, d’images. C’est le royaume d’Homo festivus, cet homme nouveau qui uniformise la planète par la fête. Or, la littérature n’est pas un trait d’union ; elle sépare, elle dit « non », c’est un tiret de séparation. Elle ne se plie pas à l’ordre du monde, fût-il divers, multiple, pluriel ; elle n’est soumise à rien, surtout pas au monde. Elle est dissensus, négation, rupture, opposition. Elle s’écarte, elle se démarque, elle s’éloigne. Elle n’est pas grégaire. Si elle unit, c’est à l’idéologie, à la propagande, à la pub, au monde uniforme, tel que les Puissants le fabriquent. A quoi bon écrire, si c’est pour répéter avec des mots français les images qui défilent en continu sur tous les écrans du monde ?