Ce qu’il y a de fascinant dans l’œuvre de Michel Pastoureau, qui est sans conteste l’un des plus grands historiens médiévistes vivants, c’est qu’elle découle d’une unique source, laquelle a donné naissance à deux fleuves des rives desquelles Pastoureau ne s’est pour ainsi dire jamais éloigné : la source c’est la question de l’héraldique et les deux fleuves ce sont le problème des animaux et celui des couleurs, tous deux évidemment liés aux composantes centrales des blasons. Depuis plus de quarante ans, il multiplie les livres traitant tour à tour des uns (l’ours, le cochon, les bestiaires, etc.) et des autres (le bleu, le noir, les rayures, etc.), avec des retours, parfois, sur l’héraldique (armorial des chevaliers de la Table Ronde, vade-mecums divers, etc.) et la symbolique générale, en se répétant certes parfois un peu, mais en n’en poursuivant pas moins une quête dont on a pu croire que le point d’orgue serait le beau livre autobiographique sur Les Couleurs de nos souvenirs (Seuil, 2010). Mais voilà qu’après ce livre presque testamentaire, Pastoureau nous gratifiait encore fin 2011 d’un somptueux ouvrage illustré — idéal cadeau de Noël — sur les Bestiaires du Moyen Âge, livre dont on goûtera sans retenue la beauté des enluminures et l’agrément des textes. Ceux-ci n’en apprennent certes que peu aux spécialistes, mais jouissent de l’inappréciable avantage d’être organisés selon les catégories zoologiques médiévales et de nous introduire ainsi de plain-pied, avec méthode et clarté, dans la logique de pensée des « savants » du Moyen Âge.
Il y a là, à la vérité, plus qu’une coquetterie d’historien : le geste de Pastoureau est militant et qui en douterait n’a besoin, pour s’en convaincre, que de lire les deuxième et troisième pages de l’introduction (p. 12-13), que nous nous permettons de citer in extenso :
La zoologie médiévale n’est pas la zoologie moderne. Elle ne doit pas être étudiée – et encore moins jugée ! – à l’aune de nos savoirs d’aujourd’hui, de notre sensibilité, de notre éthique. Ce serait non seulement anachronique mais aussi absurde. Ce serait en outre montrer que l’on n’a rien compris à ce qu’était l’Histoire. Au demeurant, nos savoirs actuels ne sont pas des vérités, mais seulement des étapes dans l’histoire des connaissances. Dans quelques siècles, ils feront probablement sourire les successeurs de nos zoologues actuels les plus réputés, de même que ceux-ci sourient parfois des affirmations de leurs prédécesseurs du XIXe siècle. Ainsi va le temps : chaque époque croit être parvenue à la vérité, ou du moins à une certaine vérité. L’historien le sait et doit constamment en tenir compte, non seulement dans ses enquêtes et dans ses réflexions, mais aussi dans ses jugements. Tout au plus peut-il faire des comparaisons. Mais il lui faut alors accepter que la science se définisse et se pratique différemment selon les époques et selon les sociétés.
Contrairement à une idée reçue, les hommes du Moyen Âge savent très bien observer la faune et la flore. Mais ils n’ont guère idée que l’observation ait un rapport avec le savoir, ni qu’elle puisse les conduire à la vérité. Cette dernière ne relève pas de la physique mais de la métaphysique ; le réel est une chose, le vrai en est une autre, différente. De même, artistes et imagiers savent fort bien représenter des animaux de manière réaliste, mais ils ne le font guère avant la fin du Moyen Âge parce que les représentations conventionnelles – celles que l’on voit dans nos bestiaires enluminées – sont, à leurs yeux, plus importantes, plus véridiques que les représentations naturalistes. Pour la culture médiévale, l’exact n’est pas le vrai. Au reste, qu’est-ce au juste qu’une représentation réaliste sinon une forme de représentation conventionnelle parmi d’autres. Elle n’en est pas le contraire et ne constitue pas un progrès. Faute de l’admettre, on ne comprendrait rien à l’art médiéval ni à l’histoire des images. Dans l’image tout est convention, y compris le « réalisme ».
Cette profession de foi mérite d’être examinée de près. Si Michel Pastoureau est très sûr de savoir ce qu’est l’Histoire (avec majuscule, s’il vous plaît !), il se garde par contre bien de donner une définition de la « science », qu’il confond délibérément avec les « savoirs ». Or ce que nous appelons aujourd’hui « science » est moins lié à des contenus qu’à une méthode, élaborée de Bacon à Lavoisier, et qui opère d’incessants va-et-vient entre l’élaboration théorique et la vérification expérimentale. Si nous tenons à appeler « science » chaque ensemble de savoirs organisés dans toutes les civilisations humaines, nous devons au moins reconnaître qu’ils s’organisent selon des épistémès distinctes plus ou moins durables et que le seul critère chronologique ne suffit pas à les distinguer : postuler que les zoologues du futur riront de ceux du XIXe siècle comme ces derniers se sont moqués de ceux du Moyen Âge, c’est faire fi du fait qu’il y a coupure radicale entre la « science » médiévale et celle du XIXe siècle, alors qu’il n’y a guère d’apparence que celle-ci cesse, dans un avenir même assez lointain, d’être pensée dans la continuité d’une définition qui s’est imposée dès le XVIIe siècle : pour nous comme déjà pour Bacon, Harvey et Newton la science ne s’occupe du monde que pour en analyser et en prévoir le fonctionnement selon un horizon foncièrement matérialiste et empirique. Seuls les auteurs de bande dessinée se moquent aujourd’hui d’Isaac Newton, et le physicien qui déclarerait que la loi de la gravitation universelle est devenue inutilisable aurait une singulière vision de son métier (plus exactement, cette loi fait aujourd’hui figure d’approximation inadéquate dans le cadre de la physique de l’infiniment grand et de l’infiniment petit, mais elle reste le meilleur moyen de calculer le temps qu’il nous reste à nous prélasser tranquillement sous un pommier avant qu’une pomme qui s’en détache ne nous tombe sur la tête). Michel Pastoureau est d’ailleurs le premier à reconnaître que le fondement de la « science » médiévale est idéaliste (et non matérialiste), et la distinction qu’il propose entre le « réel » et le « vrai » serait parfaitement pertinente si les termes qu’il employait ne prêtaient pas à confusion : on se souvient en effet que, pour Platon, référence épistémologique ultime du modèle médiéval, le « vrai » est seul « réel ». C’est donc du « sensible » plutôt que du « réel » que Pastoureau aurait dû parler, et cette remarque, en apparence bénigne, dénonce précisément l’embarras de notre historien, obligé de donner des gages à notre perception moderne du « réel » et sacrifiant, par là même, la logique de son argumentation.
L’affirmation que « chaque époque croit être parvenue à la vérité » est difficile à remettre en doute dans sa généralité et s’accorde d’ailleurs avec l’idée développée par Kuhn dans La structure des révolutions scientifiques, mais elle occulte en l’occurrence le fait que les définitions médiévale et moderne de la vérité n’ont pas de socle épistémologique commun : l’une nie le sensible, l’autre au contraire le creuse. Bien sûr, le « réel » est dans les deux cas que ce qu’on croit être le vrai ultime, mais sa compréhension n’entretient aucun rapport nécessaire avec le sensible.
Nous retrouvons ici la problématique de la hiérarchie des civilisations, dont Michel Herland a pu estimer, sur ce même site, et pour contrer un mot malheureux vite devenu célèbre d’un triste ministre français, qu’elle était « un faux débat ». Affirmer que chaque civilisation a sa vérité se réduit, au fond, à rappeler l’évidence de l’universalité de la dignité humaine. Il n’en reste pas moins — c’est une autre évidence et il est sans danger de la rappeler puisqu’elle n’implique aucune conséquence morale — que certaines civilisations ont réussi plus efficacement que d’autres à avoir prise sur le sensible. Non content de poser l’équivalence de toutes les « vérités » sans égard pour le contenu heuristique qu’elle véhiculent, Pastoureau, empêtré dans son relativisme, semble donc bien vouloir nier la possibilité même qu’un savoir puisse avoir une influence autre qu’idéale sur le monde : on eût aimé que ce fût vrai, mais il n’est hélas pas besoin d’être écologiste pour prouver par le pire l’efficacité de la science moderne !
Dans ces conditions, est-il bien nécessaire de renverser l’« idée reçue » selon laquelle les médiévaux n’auraient pas su observer la faune et la flore ? D’autant plus que Pastoureau n’offre pas le plus petit commencement de preuve de ce qu’il avance là : aucune illustration de son livre ne confirme cette capacité. Souvenons-nous du lion que, dans son fameux album (que Pastoureau ne cite pas), l’architecte Villard de Honnecourt nous dit, au XIIIe siècle, avoir « contrefais al vif » (c’est-à-dire dessiné « en direct »), alors que le dessin nous prouve plutôt le contraire, avec la crinière conventionnellement bouclée et la face curieusement humaine prêtées à l’animal. On en vient à soupçonner Pastoureau de ne prêter ce don d’observation à ses chers médiévaux que pour réagir, épidermiquement, à une opinion qui lui paraît dépréciative : mais ne l’est-elle pas, d’abord, parce qu’il partage les automatismes de pensée de ceux qu’il attaque, selon qui seuls des barbares pourraient ignorer l’art de la copie exacte ? Au reste, qu’est-ce qu’une capacité dont on n’use jamais ? On peut bien postuler que la possibilité de reproduire mimétiquement le sensible est innée chez l’être humain (elle s’observe d’ailleurs déjà à Lascaux !), mais il n’y a pas de honte à refuser de s’en servir, et, partant, à en perdre l’habitude. C’est d’ailleurs ce qu’avoue Pastoureau puisqu’il reconnaît lui-même que les artistes « ne le font guère avant la fin du Moyen Âge » !
Sévère avec tous ceux qui vilipendent le Moyen Âge, le pourfendeur des railleurs intempestifs que se veut Pastoureau n’hésite pas à renier ses principes de tolérance en daubant copieusement sur les savants du XIXe siècle qui refusaient — à raison ! — toute valeur d’information objective aux encyclopédies médiévales, et il ne peut pas toujours s’empêcher de tomber dans des clichés qu’il aime ailleurs dénoncer : à la fin de l’ouvrage, il profite de l’évocation des insectes parasites pour affirmer imprudemment que « les hommes et les femmes du Moyen Âge ont moins souffert des puces, des poux et de la vermine que ceux de l’époque moderne » (p. 215). Qu’il aille relire le fameux Montaillou village occitan de son collègue Le Roy-Ladurie (Gallimard, 1975), livre auquel on ne reprochera pas une insuffisance de documentation, et où l’on constate que vers 1320 le rituel de l’épouillage mutuel se pratiquait journellement dans tous les ménages sans distinction. Et quand on voit Pastoureau nous apprendre que « dans toutes les classes de la société, on est plus sale, on est en moins bonne santé et on vit moins longtemps à l’époque de Louis XIV qu’à celle de saint Louis » (p. 215, toujours), on attend impatiemment qu’il nous produise le détail des statistiques démographiques qu’il n’a pas manqué de dépouiller pour arriver à cette conclusion ! On veut bien le suivre lorsqu’il parle du manque d’hygiène du XVIIe siècle, car la proscription de l’eau à l’âge classique pour enrayer le spectre de la syphilis est un fait bien avéré, mais on peut se demander s’il n’idéalise pas les possibilités que les plus basses classes de la population médiévale aient pu bénéficier des standards d’hygiène avérés dans les classes les plus favorisées. En tout état de cause, la prudence et l’impartialité dont Pastoureau se targue ailleurs a ici du plomb dans l’aile !
Revenons à l’introduction. Osera-t-on dire que l’affirmation selon laquelle la « représentation réaliste » ne serait qu’« une forme de représentation conventionnelle parmi d’autres » témoigne d’un certain confusionnisme ? Si elle est recevable dans un cadre artistique, comme l’a à l’évidence prouvé l’évolution de l’art au XXe siècle, elle ne saurait s’appliquer à l’intérieur du cadre théorique esquissé par Pastoureau. Signalons d’ailleurs en passant que l’ouvrage dont nous parlons n’est pas dénué d’ambiguïté dans sa fabrication même : alors que Pastoureau, comme on l’a vu, insiste justement sur le fait que les bestiaires sont objets de savoir et non de jouissance esthétique (catégorie elle-même plus que problématique au Moyen Âge), le support se présente ostensiblement comme un « beau livre » aux images éminemment délectables. Nous absoudrons bien volontiers Pastoureau de cette collusion de la science et du marchandising, car nous y trouvons profit et plaisir, mais nous rappellerons que si la reconnaissance de la beauté est indépendante de toute considération technique (rien n’empêche une Vénus néolithique de surpasser en capacité émotionnelle, aux yeux de qui le veut, le David de Michel-Ange), les vertus de la mimésis reprennent leur droits dans tous les contextes où l’adéquation du sensible et de la connaissance est exigée. Il est vrai que là où réel et sensible s’opposent, la représentation réaliste s’avère non seulement inutile, mais presque aberrante. Par excès ou par défaut, l’idée qu’elle ne serait rien d’autre qu’une « convention » néglige donc précisément le fait que son attache avec le sensible la délivre de l’arbitraire total. On ne niera pas que les diverses « manières » des peintres réalistes soient différentes, mais l’art, par exemple, du portrait, dont la finalité déborde celle de la pure esthétique, obéit à des nécessités pratiques d’identification que l’on ne peut sans abus de langage réduire complètement au statut de « convention ». Pastoureau a raison de dire que la représentation réaliste n’est « pas le contraire » de la représentation conventionnelle, mais elle n’en est pas davantage une catégorie parmi d’autres : elle ne lui est tout simplement pas superposable, puisqu’elle obéit à d’autres finalités ; et faire intervenir ici la question du « progrès » n’est qu’une façon de noyer le poisson en invoquant le spectre d’un positivisme que la plupart des savants modernes (sinon le grand public !) ont désormais dépassé.
Pastoureau est ce que l’on pourrait appeler un relativiste absolu (en-dehors des quelques moments où il veut exalter — on l’a vu — la dignité du Moyen Âge) et il peut se montrer agressif face à ce qu’il interprète (souvent trop rapidement) comme des velléités d’essentialisme de la part de ses contradicteurs. Ainsi le voit-on systématiquement mettre en doute les affirmations de la science lorsqu’elles empiètent sur ses domaines de recherches : ne l’a t’on pas entendu, lors d’une conférence, nier que le rouge fût une couleur excitante et le bleu une couleur apaisante et reléguer ces caractérisations parmi les a priori culturels ? Militer pour reconnaître la dignité des sensibilités qui ne se conforment pas aux modèles de l’Occident moderne est un combat nécessaire. Rappeler que la jouissance esthétique peut et doit faire fi des canons classiques n’est pas moins salubre. Mais refuser d’articuler conceptuellement les divergences épistémologiques et réduire les découvertes de la science à des opinions réfutables sans autre forme de procès relève simplement d’une paresse d’esprit qui confine à l’obscurantisme. Le relativisme contemporain n’est pas venu de nulle part : il est l’une des conséquences de l’évolution de la pensée occidentale depuis le XVIIe siècle et entretient des liens certains avec l’idée du « progrès » : il doit donc lui-même être pensé historiquement. Nous pardonnons beaucoup à Sartre pour avoir avoué un jour qu’il avait « douté de tout sauf d’être l’élu du doute ». Et peut-être prendrons-nous davantage au sérieux l’épistémologie de Michel Pastoureau le jour où il acceptera de relativiser son relativisme.
Alain Corbellari