Mon rapport à Marcel Proust et à son œuvre, probablement n’a-t-il rien d‘original au départ. Jeune adulte j’ai d’abord eu du mal à le lire, et puis durant des années le poids des préjugés que j’avais pesait tant sur mes épaules, j’étais entravé par les idées reçues glanées ici ou là.
Étudiant en psychologie j’avais fait l’acquisition de la Recherche dans la collection Bouquins des éditions Robert Laffont, un coffret de trois gros volumes d’un millier de pages chacun que j’avais eu la bêtise de commencer par les trois cents pages explicatives de contextualisation avant d’en arriver à l’écriture de Proust. Là, depuis le fameux « Longtemps, je me suis couché de bonne heure. », à chaque tentative j’allais un peu plus en avant. Cependant je finissais toujours par abandonner. Plus tard je l’ai lue en continu durant un seul été, ce fut alors dans l’édition Gallimard de 1946-47 en quinze volumes, puis dans la foulée j’ai lu ses principaux autres écrits, Les plaisirs et les jours, Contre Sainte-Beuve, et cetera, j’ai visionné aussi le film de Raoul Ruiz, Le temps retrouvé, et le téléfilm de Nina Companeez, j’ai découvert l’adaptation en bandes dessinées de Stéphane Heuet, j’ai lu la bibliographie de référence de l’anglais George D. Painter, et l’essai éclairant de Gilles Deleuze, Proust et les signes, j’ai lu aussi le millier de pages de Jean Santeuil, vaste chantier sur lequel failli s’épuiser un jeune Marcel d’une vingtaine d’années seulement, une carrière à ciel ouvert dont les pierres allaient servir un jour à l’édification de sa cathédrale, et maintenant… Maintenant je réalise que depuis quelques années, à chaque fois que je vais voir une exposition au Grand Palais, je remonte ensuite dans les Jardins des Champs-Élysées cette longue allée traversante qui porte aujourd’hui le nom de Marcel Proust. Mais en fait, c’est tout récemment, quand j’ai commencé à ressentir le besoin d’aller physiquement à Illiers-Combray, puis à Cabourg, à la recherche de l’imaginaire Balbec, que j’ai pris conscience de la mutation intérieure dont j’étais l’objet.
Hors du Monde-monde
Lire des fictions littéraires, qui les unes aux autres s’enchaînent, structurent ce qui serait comme l’exosquelette de notre bibliothèque intérieure, nous lancent dans une dynamique qui renforce le caractère statique de notre propre existence, la rendant ainsi, en apparence, moins sujette à l’impermanence et à la mort, cela je connaissais. C’est l’état dans lequel je vis depuis mon adolescence.
Au-delà des livres qui les renferment, les lectures saisies ainsi sont sur un plan mental des archipels. Comme le héros de Mardi de l’américain Herman Melville, l’auteur de Moby Dick, de livre en livre je passe d’une île à une autre à la recherche de l’incarnation d’une parole vive, paisible et ardente à la fois, qui le temps passant m’aurait été enlevée.
Celui que j’appelle le fictionaute, la part de soi qu’une lectrice ou qu’un lecteur de fictions littéraires projette dans ses lectures à la recherche de cette part de vie manquante, de ce surplus de vie que pourrait lui apporter la littérature, celui que je nomme ainsi fictionaute est un argonaute en quête de la Toison d’or, en quête du personnage à endosser pour échapper à sa condition de simple lecteur mortel.
Mais se projeter ainsi hors du Monde-monde, voyager dans l’extraterritorialité des fictions, je réalise maintenant avec Proust que c’est aussi courir le risque à un moment de se faire littéralement piéger dans un autre monde.
Car, justement, Proust a engendré un monde qui n’est pas de ce monde, ni d’aucun, un monde qui n’est pas davantage de notre monde d’aujourd’hui qu’il ne le fut naguère de celui de Proust, mais un monde en trompe-l’œil comme les salons germanopratins d’alors.
Ce n’est que sa propre subjectivité que Marcel Proust a structurée en monde, prenant chez celles et ceux dont le destin croisait le sien, là quelques touches, comme un peintre, ici quelques motifs, comme un compositeur, ailleurs quelques expressions, comme un écrivain. Cette façon de procéder n’est pas rare, mais ici c’est dans la cuisine qu’il y a comme une sorcellerie. Plus encore que beaucoup d’autres, le monde de Proust est une chimère de monde – remonter aux sources des nombreux modèles qui lui servirent à forger chacun des personnages de la Recherche en atteste –, et c’est pourquoi, à la fois, il nous questionne comme un sphinx et nous subjugue comme une sphinge.
De La prisonnière au fugitif
« Mademoiselle Albertine est partie ! », et j’aimerais faire comme elle avant qu’il ne soit trop tard. L’incipit d’Albertine disparue me ravit et m’inquiète à la fois.
L’homme en lui-même, Proust, m’est peu sympathique – exception faite du Proust dreyfusard. Des photographies que j’ai pu voir de lui et des personnes qui formaient les différents cercles de son intimité et de ses relations sociales – oui j’ai fait cela aussi, rechercher des images –, il émane une opacité qui me trouble. Non, ce qui m’attire en réalité, comme un miroir aux alouettes, ce n’est que le kaléidoscope chatoyant que son écriture agite devant mes yeux. Ce kaléidoscope de Marcel Proust, sublimation peut-être de la lanterne magique de son enfance, réalise le barattage du monde léger et mouvant des êtres en celui comme pétrifié d’un monde de lettres imprimées. Et nous pouvons y lire, nous pouvons y voir, le tableau d’une société humaine, certes, mais tout comme nous pouvons voir des formes dans les nuages.
Me laisser piéger dans ce faux monde du narrateur de la Recherche ce serait substituer au cachot à ciel ouvert du Monde-monde, non plus l’horizon toujours repoussé des fictions, mais la chambre close de l’imaginaire proustien, un monde fictif qui a une terrible puissance de séduction et d’emprisonnement.
Si au cours de ces dernières années j’ai réellement progressé dans la prise de conscience de mon propre fictionaute, alors ma crainte de me retrouver enfermé vivant dans le texte de Proust n’est pas sans fondements.
Comme d’autres lecteurs de fictions je suppose, hors mon état civil j’ignore quels sont mon nom et mon identité véritables. Mais je refuse d’être un personnage. Je ne sais pas vraiment qui je suis, certes. Mais je ne suis pas Albertine. Je ne suis pas Marcel non plus. Je ne veux pas devenir un personnage de la Recherche.