Mondes européens

De la caresse à la blessure : outrance de Lévinas

Comment ne pas faire violence ? Comment ne pas faire violence à l’Autre, à la révélation de l’Autre, à sa bonté, sa “droiture” -à la “franchise” d’un visage “qui ne saurait mentir”- mais aussi à sa faiblesse, au dénuement, à la nudité de ce visage qui s’expose à chaque instant à la possibilité de l’injustice, de l’outrage, du meurtre ? Comment ne pas faire violence au visage de l’Autre qui m’oblige, par exemple -mais c’est évidemment bien plus qu’un simple exemple- à cette figure éminente de l’Autre, à cette énigme que désignent pour moi, pour nous, le nom d’Emmanuel Lévinas, les écrits qu’il nous a légués ? Question qui commande à la lecture de son œuvre. Si l’on refuse de se cantonner dans la posture du disciple, de transformer cette pensée en “oracle où le dit s’immobilise”, si la véritable fidélité à un penseur comporte toujours une part d’injustice et d’infidélité, comment ne pas faire violence à l’œuvre de Lévinas dès que nous tenterons de la lire ? Il s’agit cependant d’une question ambiguë, qui peut se comprendre de deux façons différentes. A première vue, elle demande comment éviter de faire violence, s’enquiert d’un chemin qui nous mènerait hors des fureurs de l’histoire, de la lutte à mort et de l’allergie à l’Autre, d’un chemin vers la paix, vers une entente pacifiée du texte que nous voulons déchiffrer. Nous aurions affaire à une question éthique, à la question majeure de l’éthique. Mais il est possible de l’entendre autrement, portée par une sorte d’indignation, de révolte : comment me retenir de faire violence ? Comment ne céderais-je pas, ici et maintenant, à une juste colère envers cette pensée qui, tandis qu’elle prétend nous interdire toute violence, n’en exerce pas moins une violence extrême ? En dépit de cet interdit qu’elle ne cesse de transgresser, comme si elle bafouait à chaque instant la Loi qu’elle édicte -ou à cause de lui : parce que la non-violence éthique serait un leurre, parce que toute condamnation de l’injustice et de la guerre en appellerait forcément à une autre violence, qui serait, si cette expression peut avoir un sens, la violence du Bien. Prise comme un thème, comme une méditation sur l’impossibilité de la non-violence éthique, sur la nécessité d’en passer par une “économie de la violence”, cette question nous reconduirait vers un domaine déjà exploré, notamment par Derrida. Ce n’est pas dans cette direction que je désire m’engager ici : je tenterai plutôt de m’interroger sur cette violence du dire, antérieure à tout concept et toute thématisation, cette hyperbole qui caractérise la démarche de Lévinas et qui serait sa manière singulière d’exercer l’épochè. Il la désignait comme “passage au superlatif”, “sublimation”, “surenchère” ou “emphase” : “l’exaspération comme méthode de philosophie” (1). J’aimerais lui donner un nom que, sauf erreur, il n’emploie jamais : l’outrance -car ce terme, qui dérive de la même racine qu’outrage, signifie l’acte de passer outre, de se porter au-delà (ultra) d’une limite, de l’outrepasser. Violence hyperbolique, seule en mesure de soutenir tout l’excès, toute la démesure d’une pensée qui prétend nous conduire au-delà de l’être : en atteste déjà, dans la République, l’étonnement teinté d’ironie avec lequel Glaucon accueille la visée de l’épekeina tès ousias : “Par Zeus, Socrate, voilà une daimonikè huperbolè!”, une “hyperbole démonique”, une transcendance quasi-divine.

C’est cette surprise, cette sidération qu’éveillent toujours en moi la lecture de Lévinas, et notamment de son dernier ouvrage Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, où la surenchère s’amplifie, s’aggrave toujours plus radicalement. Comment accueillir un dire aussi excessif sans être forcément excédé par lui ? Comment ne pas résister par une violence elle-même exaspérée à une pensée aussi violente, aussi outrancière, qui me déclare “coupable de survivre” à autrui, voire déjà “coupable d’exister” ; qui m’accuse “d’une faute que je n’ai pas commise librement” ; me charge d’une dette qui “s’accroît dans la mesure où elle s’acquitte” et se risque même à un insoutenable éloge de la persécution : “sans la persécution, le moi relève la tête”(2) ?… Précisons que, sous ce nom d’hyperbole, il ne faut pas seulement entendre ces expressions si fréquentes dans ce livre où se manifeste la surenchère du plus (“une passivité plus passive que toute passivité”, “plus je suis juste, plus je suis coupable”, “coupable plus que tout autre”, etc.) ou celle du jamais assez (une proximité “jamais assez proche”) ; mais aussi un certain mode d’enchaînement des motifs, par redoublement et radicalisation, qui fait “passer d’une idée à son superlatif, jusqu’à son emphase”. Par exemple de l’unicité du moi à son élection, de sa proximité avec autrui à l’obsession, de son exposition à l’Autre à une persécution par lui… Soit l’on passe d’une notion générique à un cas-limite -du psychisme à la psychose, de la responsabilité envers autrui à l’exigence de se substituer à lui, de se sacrifier sans réserve pour lui ; soit l’on transforme une simple virtualité (la sensibilité comme “vulnérabilité”) en épreuve effective (la vulnérabilité comme “hémorragie”, comme “blessure à en mourir”). Autant d’hyperboles, autant de passages à la limite, à la fois sublimes et terrifiants, qu’il convient de prendre au sérieux, de prendre à la lettre. Derrida l’avait déjà souligné avec force, à propos du motif majeur de Totalité et infini : “le visage n’est pas une métaphore, le visage n’est pas une figure. Le discours sur le visage n’est pas une allégorie” (3). Il faut en dire autant de l’hyperbole, et de l’ensemble des motifs qui se déploient dans Autrement qu’être. Lévinas y insiste à propos de l’expression “mal dans sa peau” : elle “n’est pas de l’en soi une métaphore”, mais “l’en soi-même de la contraction de l’ipséité” (p. 172). Tout le lexique de la constriction, de la dénudation, de l’écorchement qui l’accompagne suivrait donc, “mieux que des métaphores”, “le trope exact d’une altération de l’essence” (p. 175). Trope étranger à toute rhétorique, où le langage coïnciderait exactement avec la chose même, avec l’archi-phénomène d’une torsion du Soi, “en soi déjà hors de soi”. Merveille d’un trope qui serait aussi un trop, paradoxe d’une adéquation originaire du dire et du phénomène qui ne s’attesterait cependant qu’en son inadéquation, son débordement, son excès infini : la “sublimation” lévinassienne retrouverait ici la violence excédante du sublime kantien. A travers l’illimitation, la défiguration des figures sensibles, le sentiment du sublime présente l’imprésentable des Idées supra-sensibles et de la Loi éthique. Par son outrance, l’hyperbole lévinassienne fait résonner le dire d’une éthique sans Loi.

L’on peut se demander quel est le statut de ce dire hyperbolique, et quelle relation il entretient avec les catégories de l’ontologie, avec les phénomènes que s’efforce de décrire la phénoménologie. On le présente souvent comme un geste de rupture, d'”interruption”, et Lévinas tend parfois à accréditer cette interprétation. Pourtant, lorsqu’il affirme que c’est “la surdétermination des catégories ontologiques qui les transforme en termes éthiques” (p. 181) ; que la description phénoménologique de l’apparaître d’autrui “tourne en langage éthique” (p. 150 note) ; ou encore que “les tropes du langage éthique se trouvent adéquats à certaines structures de la description” (p. 192), il semble admettre qu’il y a une adéquation, une certaine continuité entre la démarche de la phénoménologie (et/ou de l’ontologie) et la sienne ; ou, pour le dire autrement, que l’éthique doit prendre appui sur des descriptions phénoménologiques : qu’il s’agit moins de rompre avec elles que de les “surdéterminer” en leur donnant une signification éthique. Plusieurs conséquences notables s’ensuivent. Il faut d’abord reconnaître que cette surenchère n’équivaut pas à une interruption de la phénoménologie (comme le soutient par exemple Derrida dans son Adieu à Lévinas), qu’une fidélité -certes infidèle- aux analyses de Husserl se maintiendra jusqu’au bout. Mais aussi que les “tropes” de l’éthique ne se réduisent pas à de pures prescriptions, précisément parce qu’ils gardent une part descriptive, ou du moins qu’ils maintiennent une certaine “adéquation” à la description. On a donc tort de considérer la pensée de Lévinas comme une logique de la “phrase prescriptive” (ainsi que le faisait Lyotard) ; ou d’en conclure que les motifs de l’obsession, de l’otage, de la persécution, du sacrifice, etc. n’auraient aucune consistance ontologique ou existentiale, n’affecteraient en rien notre existence concrète : qu’il s’agirait seulement de l’ouverture des horizons ultimes de la condition éthique, dans ses possibilités extrêmes mais inactuelles ; de situations-limites qui devraient rester étrangères à notre expérience, mais seraient susceptibles de l’orienter, de la même manière que l’inaccessible “idéal de la raison pratique” oriente l’action morale chez Kant (4). Tout l’enjeu de la surenchère lévinassienne consiste au contraire à décrire l’expérience comme si elle était déjà confrontée à ces situations extrêmes -ou devait constamment s’y confronter. Car elle est à la fois prescriptive et descriptive, se situe en deçà ou au-delà de la distinction entre Sein et Sollen. A un tel degré de radicalité, toutes les démarcations traditionnelles défaillent et il revient au même de dire que je dois me sacrifier sans réserves pour mon persécuteur ou que je ne suis moi qu’en acceptant de me sacrifier ainsi.

Quelle est la cible de cette outrance hyperbolique ? Vise-t-elle uniquement les catégories du même et de l’être ? Tout porte à croire que, en se radicalisant, l’éthique de Lévinas se retourne aussi contre soi, contre ce qui, dans son propre discours, tend à se trahir, à tous les sens du mot : à trahir sa propre violence et à faire l’aveu d’une faute cachée, en révélant qu’il demeure encore sous l’emprise du même, captif de la langue et des concepts de l’ontologie. En ce sens, la démarche d’Autrement qu’être peut se définir comme une hyperbole d’hyperbole, puisque ce livre s’en prend aussi -de manière plus discrète- à certaines affirmations majeures des précédents ouvrages ; qu’il redouble de violence en revenant sur leur geste déjà hyperbolique, à la fois pour l’intensifier et pour la rectifier. Le dire éthique, nous le savons, est indissociable d’un incessant dédire de ses dits passés et Lévinas lui-même reconnaissait que, dans Totalité et infini, il s’était contenté d'”inverser simplement les termes” de la différence ontologique “en privilégiant l’étant” -c’est-à-dire ici autrui- “au détriment de l’être”. Mais ce renversement n’aura été que le “premier pas d’un mouvement” conduisant l’éthique “au-delà de la différence ontologique” (5). Tenter de penser le moi, l’Autre et leur rapport-sans-rapport en les délivrant de leur soumission séculaire à l’être, telle sera désormais la vocation de l’éthique, l’enjeu de cette hyperbole où elle se révèle “plus ontologique que l’ontologie, une emphase de l’ontologie” (6). Tous les motifs du discours éthique et le style, l’ambiance de cette pensée, s’en trouveront profondément modifiés. Ainsi le moi, qui se définissait naguère par son conatus égoïste, par son pouvoir d’identification et sa possession jouisseuse du monde, cédera la place à un soi sans pouvoir et sans qualités, dont l’unicité et l’identité lui sont entièrement conférées par sa pré-assignation à l’Autre. L’hyperbole du moi équivaut ici à sa destitution, sa “dé-position” (p. 97). Quant au visage, dont Totalité et infini célébrait la “franchise”, “l’authenticité absolue”, comparable à la véracité du Dieu cartésien (7), il se caractérisera désormais par son “ambiguïté”, celle d’un “masque” où la trace de l’Autre “se dessine et s’efface” (p. 148). Un pas de plus, un tour de plus dans le trope hyperbolique, et ce visage qui était autrefois celui de ma victime (ou l’éminence du maître qui m’enseigne) deviendra celui de mon persécuteur. L’intrigue du moi et de l’Autre ne sera plus pensée à partir de la relation de l’élève à son maître ou du fils à son père, mais à l’épreuve de la persécution, de l’obsession, du traumatisme. Et la scène où se noue cette intrigue, le site de la rencontre ne seront plus les mêmes : au lieu d’une séparation, d’une extériorité infinies, l’on aura affaire à une intrication intime où l’Autre se manifeste comme Autre-dans-le-Même. Ces glissements, ces revirements, ces mutations sont d’une telle ampleur qu’il me semble possible de distinguer de la “première éthique” de Lévinas (celle de Totalité et infini) une “seconde éthique”.

Ce qui nous amène à nous interroger sur le parcours de cette pensée : à nous demander si cette radicalisation de l’éthique ne s’achève pas dans une impasse ; si ses motifs hyperboliques ne s’avèrent pas en fin de compte inconsistants ; si, comme c’était déjà le cas pour le moi, la pensée de l’Autre exposée dans Autrement qu’être n’entraîne pas une dé-position d’autrui, sa neutralisation, sa révocation au profit d’une altérité anonyme. Dérive qui ne serait pas un accident, mais la conséquence inévitable des surenchères lévinassiennes. Comme le note un lecteur perspicace, il ne s’agit plus, par cette épochè emphatique, de laisser se montrer ce qui se montre -c’est-à-dire les phénomènes- mais “de faire voir autre chose” aux limites du visible : “le superlatif, loin de rendre plus clair, mieux visible, altère profondément ce qu’il soumet à la surenchère” (8). C’est cette altération de l’Autre -mais aussi du moi et de leur rapport- qu’il va s’agir d’analyser. Est-ce toujours le même projet, la même visée qui se prolonge d’un livre à l’autre, en se radicalisant ? Ou bien l’inflexion que lui impose Autrement qu’être va-t-elle entraîner un total renversement de perspective, comparable à cette “révolution” que Lévinas repérait entre la II° et la III° Méditation métaphysique ? En un sens, son outrance consisterait seulement à se porter à la limite, à développer toutes les implications latentes de sa pensée, sans qu’il y ait vraiment rupture. Mais elle peut aussi s’emporter au point de passer outre, par-delà sa limite. Donnons-en un exemple : dans Totalité et infini, c’est la nudité du visage, son dénuement, son absolue vulnérabilité qui en appellent à ma responsabilité infinie envers lui ; et cette injonction est si impérieuse que ce visage suppliant peut, à la limite, venir me hanter comme une obsession. Ce qui me poursuit sans relâche, ce qui -littéralement- me per-sécute, c’est donc la violence du Bien : de l’épiphanie du visage à la persécution, une certaine continuité se maintient. Et pourtant, le sens de la relation peut s’inverser, et le même terme désigner maintenant la “méchanceté” de l’Autre, “le visage du prochain dans sa haine persécutrice” (p. 175). L’injonction éthique est si démesurée -si excessive la violence du Bien- qu’elle ne parvient à se dire que dans des termes (la persécution, la haine, la condition d’otage…) évoquant le plus extrême du mal (9). Au risque de rendre indiscernables les deux pôles adverses de l’expérience éthique. Si ce sont les mêmes termes, est-ce encore la même violence, la même persécution ? Comment éviter ici de confondre le visage de la victime humiliée et celui de son bourreau ? C’est l’outrance de la pensée qui la fait passer ainsi au-delà d’une ligne de partage, en recouvrant l’abîme qui sépare ces deux versions de l’Autre. Les implications d’une telle hyperbole sont redoutables : car l’obligation d’avoir à “répondre du persécuteur” (jusqu’à me laisser accuser à sa place, jusqu’à me sacrifier pour lui…) n’a pas la même portée si ce visage qui me persécute est celui du faible, du pauvre, de ma victime, ou bien celui du SS. En refusant de distinguer ces deux faces du visage, en célébrant dans tous les cas la “passivité intégrale” du persécuté, l’éthique en viendrait à désavouer la révolte des ghettos.

La même difficulté se retrouve si l’on considère la relation du moi à l’Autre. Alors que la première éthique la considérait comme une distance infinie, la seconde semble au contraire situer l’Autre dans une proximité écrasante. Mais cette divergence est peut-être illusoire, ainsi que le montre la référence de Totalité et infini à Descartes, à l'”idée de l’infini en moi” qui permet de penser la relation comme une extériorité intime (une “extimité”, aurait dit Lacan) : comme un “surplus”, un “débordement” du Même par l’Autre, où leur séparation s’exerce dans une immédiate proximité. On peut y voir l’affirmation d’une “transcendance dans l’immanence”, d’une sorte d’inhérence, d’une résidence de l’in-fini dans le fini (10). L’Autre s’annonce ainsi à même le Même, comme une trace inscrite “dans” le moi, au plus vif de ma chair, mais qui m’excède infiniment : cette affirmation déjà énoncée dans Totalité et infini, les analyses d’Autrement qu’être ne feront que l’expliciter, en en tirant toutes les conséquences -sans doute pour répondre à l’objection de Derrida qui soulignait que le tout-Autre ne peut se dire que dans la langue du Même, en se présentant comme un mode du Même ou du Moi (11). Du “premier” au “second” Lévinas, la continuité paraît encore l’emporter. A moins que le sens de ce in, de cet “Autre-dans-le-Même” -cette transcendance dans l’immanence- ne s’inverse complètement dans la seconde éthique… S’il était question auparavant d’un “gonflement” du moi, de son épanchement vers l’Autre, il s’agit désormais du mouvement exactement inverse, d’une sorte de pénétration de l’Autre dans le Même : d’une injection pré-originaire qui aurait toujours déjà transpercé le moi, avant même que je ne sois moi-même. Une fois encore, l’homonymie apparente des termes masque une rupture décisive. C’est sans doute sur ce point que la distance est la plus grande avec la première éthique. Dans Totalité et infini, Lévinas insistait sur la nécessité pour le moi de “conserver son secret”, de préserver son intimité contre l’indiscrète atteinte de l’Autre, selon une exigence à la fois éthique et politique, car “le pluralisme de la société n’est possible qu’à partir de ce secret” (12). Dans Autrement qu’être, il met au contraire l’accent sur son “exposition sans retenue” à l’Autre, “ne laissant au sujet aucun refuge dans son secret” (p. 226).

Ainsi l’injection de l’Autre-en-moi m’a-t-elle percé à jour, “débusqué sans dérobade possible” : puisqu’elle me traverse de part en part, qu’elle pénètre jusqu’en mon for intérieur, nous pouvons la désigner comme une perforation du moi par l’Autre. Quelles en seront les conséquences ? Qu’advient-il à l’Autre, lorsque son altérité s’introduit au cœur du moi ? Si Autrement qu’être consacre de longues analyses aux effets de cette perforation sur le moi -au traumatisme, à la fission, à la torsion du soi qu’elle entraîne- jamais il n’évoque ses conséquences sur l’Autre. Car il l’a définie d’emblée comme une “intrigue de l’Autre dans le Même qui ne revient pas à une ouverture de l’Autre au Même” (p. 46, c’est moi qui souligne), comme si, à la différence du moi, l’Autre pouvait traverser cette épreuve en restant inaltéré, absolument intact, préservé de tout contact, de toute contamination par ce moi qu’il obsède. A l’ouverture déchirante du moi à l’Autre, à l’arrachement à soi de cet écorché vif, répondrait cette énigmatique clôture d’un Autre qui se garde, se ferme à la souffrance, à la détresse du moi, alors même qu’il me pénètre et me ronge au plus profond de ma chair. “L’assombrissement du monde n’atteint jamais la lumière de l’Etre” (13) : c’est en ces termes que Heidegger affirmait (en 1947…) le caractère sacré, heilig, c’est-à-dire toujours sauf, toujours indemne de l’Etre, quelle que soit l’ampleur du désastre qui peut affecter les hommes. Il semble, étrangement, que cette affirmation (faut-il dire ce postulat ? ce pari ? cette foi ?) qu’il y a de l’inaltérable persiste si l’on passe avec Lévinas “du sacré au saint” -comme si, franchie une certaine limite, la “séparation” qu’implique le kadosh biblique et la garde salvatrice du Heile s’approchaient au point de presque se confondre. Ce qui pourrait bien remettre en cause l’évidence trop assurée de certaines démarcations : entre l’Etre et l’Autre, l’ontologie et l’éthique, ou encore entre Athènes et Jérusalem, entre les “deux sources” de notre religiosité occidentale. Pour le dire avec Joyce : Greekjew is Jewgreek -extremes meet.

Dans le cas de Lévinas, cette position peut certes se justifier éthiquement : comme le souci de sauvegarder l’Autre, de le protéger “maternellement” contre toute offense, toute atteinte du moi. Elle se fonderait sur la dissymétrie absolue de la relation éthique qui, tout en laissant l’Autre s’infiltrer en moi, m’interdit de m’introduire en lui, de le violenter en cherchant à le “dévoiler”, à le “comprendre”, à l’enserrer dans un concept. “Etais-tu là lorsque j’ai fondé le monde ?… As-tu, une fois dans ta vie, commandé au matin ?”… Qui suis-je donc pour oser exiger du tout-Autre qu’il “s’ouvre” à moi, me divulgue son secret ? Mais n’est-ce pas renoncer à l’exercice même de la pensée que de nous interdire de questionner l’Autre, et notamment de nous interroger sur les conséquences de ce geste qui l’injecte dans le moi ? Est-il possible à l’Autre de s’engager ainsi dans le Même sans se laisser altérer par lui, sans devenir l’Autre du Même, un Autre déjà défiguré par le Même? Cette intrusion de l’Autre dans le moi, jusqu’où peut-elle aller ? Ne risque-t-elle pas d’annihiler le moi, de me déposséder totalement de moi-même -de mon corps, de ma durée, de mon ipséité- en ne me laissant même plus la possibilité de faire accueil à l’Autre, de répondre ou non à son appel par un me voici ? Ce qui pose problème avec ce motif, “l’Autre-dans-le-Même”, ce n’est pas seulement le dans, c’est-à-dire les modalités et les effets de l’injection de l’Autre en moi -c’est aussi bien l’Autre, le statut de cette énigmatique altérité qui m’a depuis toujours perforé. Le même nom d'”autre” convient-il pour nommer à la fois l’absolument-Autre, infiniment séparé du moi, et une altérité qui ne ferait plus qu’un avec moi, au point de me faire éclater ? Cet Autre-en-moi -est-ce encore autrui ? A-t-il encore un visage ? On pourrait croire qu’il n’en est rien, qu’il faudrait rigoureusement distinguer l’épiphanie du visage d’autrui, qui m’aborde toujours de front, dans la droiture du face-à-face, et cette pré-injection d’une altérité anonyme qui m’obsède du plus profond de moi-même. Mais ce serait oublier que le visage n’est pas une “figure”, une face visible, n’a pas de site assignable a priori : il se donne dans l’événement à chaque fois singulier de sa révélation et, en ce sens, le corps entier peut faire visage tout autant qu’une voix ou une main tendue. Si l’événement du visage se mesure au “dérangement” qu’il provoque -à l’interruption de mon auto-affection narcissique- alors la pénétration traumatique de l’Autre dans le moi est éminemment, excessivement “visage”, au moins autant que la rencontre d’autrui analysée dans Totalité et infini. Si l’abord du visage par le face-à-face tend à disparaître dans la seconde éthique, ce serait au profit d’un plus-que-visage, de la révélation sans épiphanie d’un “visage” sans visage visible, d’un archi-visage qui ne serait plus celui d’autrui.

Mais cela, Lévinas ne consentira jamais à le dire. Retenue pudique ou bien aveuglement? Ce qui le détourne de telles questions, c’est l’outrance de sa pensée qui l’entraîne au-delà des limites, de l’aire délimitée de chaque phénomène, pour tenter de “faire voir autre chose”, d’approcher l’énigme d’un autrement Autre -mais sans reconnaître ouvertement cette possibilité, celle d’une division de l’Autre (14). Emportée par une surenchère qui s’aveugle sur elle-même, la seconde éthique tend en effet à identifier l’Autre-en-moi et autrui, comme si ces deux termes étaient forcément synonymes -par exemple dans ce passage qui définit la “responsabilité pour Autrui” comme “revendication du Même par l’autre au cœur de moi-même, tension extrême du commandement exercé par autrui en moi sur moi, emprise traumatique de l’Autre sur le Même…” (p. 221, c’est moi qui souligne). Or, cette identification ne va pas de soi. S’il est vrai que cet Autre qui m’obsède et me persécute m’affecte pré-originairement, avant même qu’il n’apparaisse à ma conscience (p. 46), comment pourrais-je le reconnaître, l’identifier en tant qu‘autrui sans faire violence à son indétermination (15) ? Si nous voulons respecter son mode de donation, nous pouvons tout au plus le désigner comme un Autre=X, une altérité anonyme. Il s’agit là d’un impératif à la fois éthique (respecter la neutralité de l’Autre en évitant de violer son secret) et phénoménologique (décrire le phénomène tel qu’il se donne, sans lui imposer des déterminations étrangères). Pris à la lettre, cet impératif nous impose toutefois de rompre avec une thèse majeure de la phénoménologie, celle qui affirme que “le premier étranger en soi (le premier non-moi), c’est l’autre moi(16) -car nous n’avons plus le droit de le déterminer de cette manière. A cette affirmation des Méditations cartésiennes, Lévinas sera pourtant resté absolument fidèle, y compris lorsqu’il s’écarte de la lettre de Husserl en refusant d’assimiler autrui à un “autre moi“, afin de respecter -mieux que ne le faisait Husserl- l’altérité radicale du Premier Etranger. L’ensemble de son œuvre témoigne ainsi de sa fidélité obstinée à cette thèse de son maître. Or, cette détermination du “premier non-moi” comme autrui n’est pas la seule possible, la seule autorisée par la démarche de Husserl. A cette question décisive –qui est le Premier Etranger ?- le fondateur de la phénoménologie avait aussi donné une réponse différente : dans certains manuscrits des années 30, il en venait en effet à désigner l’Ur-hylè, le “matériau” des sensations primaires dont le moi s’affecte originairement, comme l’Ichfremdekern, le “noyau” en moi de “l’étranger au moi”. La découverte d’un Autre-en-moi n’est donc pas une trouvaille de Lévinas ou de Derrida. A ceci près que, chez Husserl, il ne peut plus s’agir d’autrui, mais d’une altérité que je suis moi-même : car le moi “ne fait qu’un et de manière indissociable (in eins mit und ungetrennt) avec son soubassement hylétique le plus profond” (17). Ces sensations primaires de mouvement -de déplacement et de blocage, de tension et de détente- et ces Empfindnisse, ces “sentances” perceptives de chaleur ou de froid, de rugosité, de blancheur, etc. qui m’affectent avant toute visée intentionnelle d’un objet, tout cela appartient à ma vie immanente, ne fait qu’un avec moi -tout en se manifestant aussi comme autre que moi, comme l’annonce en moi de l’étranger-à-moi. Face à l’énigme du Premier Etranger, ce sont l’ensemble des démarcations traditionnelles entre le Même et l’Autre, le moi et autrui, l’immanence et la transcendance, qui vacillent. Des questions inédites surgissent alors. Si cet Autre=X est à la fois mien et étranger, comment se manifeste ce double caractère ? Son étrangèreté -qui ne m’est pas absolument étrangère- entraîne-t-elle forcément un clivage, un éclatement du moi ? M’est-il impossible d’arriver à reconnaître cet Etranger comme mien, comme une part opaque de moi-même ? De me réconcilier avec lui sans me confondre avec lui ? Quel rapport y aurait-il entre cette altérité immanente et la transcendance d’autrui ? Lorsque je rencontre autrui, ne vais-je pas projeter l’altérité de l’autre-en-moi sur cet autre hors de moi, lui conférer certains de ses traits, l’identifier à elle ? Autrui ne serait-il alors que ma doublure, la réplique ou le masque de l’étranger-en-moi ? Quelles en seraient les conséquences sur le plan de l’éthique ? S’il faut distinguer au moins deux manières de l’Autre, deux modes d’altérité, celle du visage d’autrui et celle de l’Autre-en-moi, le moment n’est-il pas venu d’en finir avec l’équivoque unicité du nom d'”Autre”, de renoncer au monothéisme de l’Autre ?

Ces questions, Lévinas ne pouvait se les poser, parce qu’il demeurait fidèle à la première thèse de Husserl, celle qui détermine l’étrangèreté originaire comme autrui. Fidélité qui se maintiendra à travers toutes les surenchères successives, d’abord lorsqu’il identifiera autrui au tout-Autre, puis lorsqu’il le réintroduira en moi comme un Autre-dans-le-Même. Ce qu’il refuse à chaque fois de considérer, c’est la possibilité d’une autre altérité, plus radicale que celle d’autrui. Il lui est arrivé cependant d’évoquer un “autre qu’autrui, autre autrement, autre d’altérité préalable à l’altérité d’autrui, à l’astreinte éthique au prochain”. Il précise que cet autrement Autre est “différent de tout prochain, transcendant jusqu’à l’absence, jusqu’à sa confusion possible avec le remue-ménage de l’il y a“, c’est-à-dire avec l'”insignifiance” impersonnelle de l’être (18). Mais cette archi-altérité n’est pas celle du Premier Etranger en moi, de la Ur-hylè husserlienne : c’est celle que désigne le nom de “Dieu”. Serait-elle identique à ce qu’il appelle l’Autre-dans-le-Même ? Ce qui nous reconduirait à la thèse classique d’un Dieu “plus intime à moi-même que moi-même”… Cette interprétation théologique me semble cependant fausse, précisément parce que Lévinas identifie l’Autre-dans-le-Même à autrui, à une altérité éthique distincte de l’altérité divine. Malgré tout, l’outrance de sa pensée devait l’amener à les rapprocher toujours plus étroitement, jusqu’à identifier l’illéité éthique du visage et la “gloire” du Sinaï, “l’énoncé de l’au-delà de l’être” et le nom de Dieu (p. 243). Sous l’unique nom d'”Autre”, se confondent désormais trois déterminations différentes, dont la différence, dès qu’elle pointe, est aussitôt recouverte et déniée.

C’est cette confusion entre différentes dimensions de l’Autre -qu’elle soit ou non délibérée, là n’est pas la question- qui caractérise la seconde éthique : sous ce terme, Lévinas juxtapose certains traits de l’altérité=X (son obsédante proximité, sa pré-injection en moi) et ceux d’autrui en tant que tout-Autre : son extériorité infinie, sa séparation radicale d’avec le moi. Cette double condition de l’Autre, ces deux caractères incompatibles seront affirmés simultanément, si bien que l’altérité du tout-Autre s’introduit comme telle jusqu’au noyau du moi et le fait éclater. Pour décrire cette situation paradoxale où l’être-soi se définit comme fission du soi, arrachement à soi, il parle d’un “corps se dénudant de sa peau”, d’une “hémorragie d’hémophile”. Il ne saurait s’agir, là encore, de simples métaphores, mais d’une inscription charnelle des hyperboles éthiques. Le corps ne figure pas, il est en vérité “la contraction de l’ipséité” ; le sujet est “de chair et de sang”, “entrailles dans une peau, et ainsi susceptible de (…) donner sa peau” (p. 124). Détermination de l’ego comme “moi incarné” (p. 127) qui témoigne encore de la fidélité de Lévinas à Husserl, à sa conception d’un moi qui serait originairement Ichleib, “chair d’ego”.

Ce sont tous les motifs de la seconde éthique qui se laissent alors réinscrire dans ce registre charnel, où le motif de la peau jouera un rôle majeur. Du moi “acculé à soi”, rivé à son ipséité, Lévinas dira qu’il est “mal dans sa peau” (pp. 164 et 175), enserré dans “la tunique de Nessus de (sa) peau” (p. 173). Il décrira l’Autre-dans-le-moi comme une “écharde qui brûle ma chair”, un “autre-dans-la-peau” (p. 181) ; et la vulnérabilité du moi, son exposition sacrificielle à l’Autre comme une “dénudation au-delà de la peau” (p. 84). Le penseur retrouve ainsi -peut-être sans le savoir- la thèse de Freud définissant le moi comme une “projection de la surface corporelle”, un “moi-corps”, c’est-à-dire un moi-peau. Mais sa fonction n’est pas la même : pour le fondateur de la psychanalyse, la “peau” est une surface de protection (corporelle ou psychique), un Reizschutz qui aide le sujet à résister aux excitations venues du monde extérieur ou du ça (19). Chez Lévinas, il s’agit au contraire d’une zone d’exposition qui rend possible la perforation du moi par l’Autre. Au lieu de m’envelopper, de me protéger, elle me fait subir une sorte d’évagination où le dedans de ma chair se retourne au dehors, exhibant mon intimité la plus secrète. La “dénudation” dont il parle est celle d’un “écorché vif”, un déchirement qui m’arrache à moi, et c’est ma “propre” peau qui se déchire elle-même : à la limite, il n’y aurait “plus d’opposition entre avoir une peau et être excorié ou écorché” (20). Tous ces motifs vont réapparaître dans sa nouvelle manière de considérer la caresse. En la déterminant comme “le ne-pas-coïncider du contact”, comme une “déhiscence” où se révèle le “décalage entre l’approche et l’approché” (p. 144), c’est-à-dire l’irréductible distance qui se maintient entre le moi et l’Autre au sein du moi, le seconde éthique paraît poursuivre des analyses antérieures, exposées dans Le temps et l’Autre, puis dans Totalité et infini. Toutefois, si la caresse y était déjà définie comme un “au-delà du contact” -une “faim” toujours inassouvie, une épreuve de “l’insaisissable” (21)– ces analyses rendaient compte de la non-coïncidence, de l’incessante “évasion” de la chair caressée en invoquant la vulnérabilité de l’Autre, la “fragilité extrême” du féminin qui l’amène à se dérober, à éviter tout contact charnel comme une “profanation” de sa pudeur. Dans la perspective d’Autrement qu’être, la caresse atteste toujours d’une vulnérabilité, mais ce n’est plus celle de l’Autre, de l’Aimée : c’est celle du moi dans sa dévotion, son “immolation” à l’Autre. En caressant le corps de l’Autre, je me blesse, je m’écorche à son contact ; je me laisse lacérer par ce corps que je caresse, déchirer par lui jusqu’à lui “faire don de ma peau”. A vrai dire, cet écorchement précède toute caresse, tout contact externe avec l’Autre, puisque je l’ai dans la peau, qu’il m’a depuis toujours perforé, arraché à moi-même. “Surenchère de tangence”, où les motifs glissent d’hyperbole en hyperbole -de la pré-injection à la perforation, puis à l’écorchement et l’hémorragie- au point de faire de la blessure, d’une “blessure à en mourir”, la vérité de la caresse et de tout rapport à l’Autre. Pour paraphraser un auteur dont Lévinas cherchait à se démarquer, mais qui s’avère plus proche de lui qu’il ne le croyait : l’Autre-en-moi, c’est l’enfer.

       A cet enfer où nous précipite l’outrance de la seconde éthique, comment serait-il possible d’échapper ? Comment penser le contact charnel sans le surdéterminer à travers une série d’hyperboles ? En le décrivant tel qu’il se donne, ni comme caresse, ni comme blessure, mais simplement comme contact, comme le toucher d’une chair par une chair. A travers quelle expérience singulière ce phénomène se donne-t-il originairement ? A en croire Husserl, c’est dans ce geste où la chair touchante reconnaît la chair touchée comme sa propre chair -cela même que Merleau-Ponty nommera l'”entrelacs”, le “chiasme” tactile. Tel qu’il est décrit dans Ideen II ou dans Le visible et l’invisible, le phénomène le plus originaire du contact charnel est cette épreuve de soi où ma chair se touche elle-même en train de toucher. Cette analyse classique, Lévinas refuse d’en tenir compte -tout à fait délibérément : parce qu’elle suppose la priorité de l’auto-affection sur l’hétéro-affection, et qu’il a posé comme principe que l’incarnation se joue au contraire “dans une intrigue plus large que l’aperception de soi ; intrigue où je suis noué aux autres avant d’être noué à mon corps” (p. 123). Si l’on admet ce postulat, l’on devra en conclure que le contact est forcément altéré, disjoint de soi par l’altérité de la chair étrangère : “dans le contact même, le touchant et le touché se séparent, comme si le toucher s’éloignant, toujours déjà autre, n’avait avec moi rien de commun” (p. 137). C’est pour cela que “la caresse sommeille en tout contact” (p. 122 note) et, en toute caresse, la blessure. Lorsqu’il définit le toucher comme une exposition déchirante à la chair de l’Autre, qu’il refuse d’envisager l’éventualité d’une auto-affection tactile, Lévinas demeure encore fidèle -jusqu’en ses implications ultimes- à la thèse de Husserl identifiant le Premier Etranger à autrui. C’est précisément cette thèse qu’il est temps de mettre en question. A l’épreuve du chiasme, je découvre en effet qu’un irréductible écart se creuse entre ma chair et elle-même : je fais l’expérience d’un étranger en moi, d’une archi-altérité anonyme qui ne se ramène pas à l’altérité de l’Autre, que ce soit celle de l’alter ego ou du visage d’autrui, ou celle que nomme le nom de “Dieu”. En moi aussi, le touchant et le touché se séparent, comme si ma chair était “toujours déjà autre” -et pourtant je découvre que cette autre chair que j’effleure est un autre pôle de ma chair ; que le Premier Etranger que je rencontre est une part de ma propre chair, qui se dissimule à elle-même et s’appréhende à tort comme une Chose transcendante. Avant de me nouer aux autres, je me suis d’abord noué à ma chair, c’est-à-dire à moi-même.

Ainsi, il est temps d’en revenir à Descartes, mais à un autre Descartes que celui que célèbre Lévinas : au Descartes de la II° Méditation métaphysique, celui qui découvrait dans la vérité originaire de l’ego un point de résistance à l’emprise de l’Autre, de ce grand Trompeur qui se révélera finalement comme une illusion où l’ego s’aveugle sur lui-même. Gardons-nous d’une méprise : s’il s’agit bien de se recentrer sur l’ego, d’affirmer la priorité de son auto-donation sur toute donation transcendante, cela ne veut surtout pas dire que la vulnérabilité, l’obsession, le traumatisme, tout ce martyre du Soi que décrit admirablement Lévinas auraient comme par magie disparu. Mais leur signification serait profondément différente : si l’Etranger qui me hante n’est autre que moi-même, nous pouvons désormais envisager, par-delà le déchirement et la détresse, la possibilité d’un moi-chair réconcilié avec lui-même, qui serait parvenu -jusqu’à un certain point- à surmonter ses hantises. Dans cette perspective, toute la dimension de l’éthique devra être reconsidérée, car c’est ma relation primordiale à moi-même, à ma propre chair, qui fonde la possibilité de mon rapport à l’Autre, et l’altérité d’autrui apparaît désormais comme une projection transcendante de cette archi-altérité que je rencontre d’abord en moi. Ce qui laisse ouverte la question de savoir comment, à travers cette figure-écran, ce spectre que je projette sur l’Autre, je pourrais malgré tout me frayer un chemin vers lui, m’approcher des autres en vérité, au-delà de l’obsession et du phantasme (22). De cette phénoménologie du moi-chair -de cette ego-analyse encore à élaborer- l’éthique de Lévinas nous aurait donné d’emblée une sorte d’antithèse, une version en négatif, au sens où l’on parle d’un “négatif” photographique. Elle en aura aussi été l’un des révélateurs privilégiés. Autant dire que notre proximité avec lui est plus intime qu’il ne pourrait sembler : que notre dette à son égard “s’accroît dans la mesure où elle s’acquitte”.

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(1) Cf. “Questions et réponses”, De Dieu qui vient à l’idée, Vrin, 1982, pp. 141-143.

(2) Autrement qu’être, p. 177. Je me référerai ici à la 2° édition, Livre de Poche-Biblio, 1990 (les références à ce livre seront désormais insérées dans le corps du texte).

(3) “Violence et métaphysique”, L’écriture et la différence, Seuil, 1967, p. 149.

(4) C’est, me semble-t-il, l’interprétation que propose aujourd’hui J.M. Salanskis.

(5) Cf. sa préface à la seconde édition de De l’existence à l’existant, Vrin, 1978, ou encore sa préface à l’édition américaine d’Autrement qu’être.

(6) De Dieu qui vient à l’idée, p. 143.

(7) Op. cit., Nijhoff, 1984, pp. 172-176, etc.

(8) R. Calin, Lévinas et l’exception du soi, PUF, 2005, p. 242.

(9) Ricœur avait su reconnaître “l’énormité du paradoxe consistant à faire dire par la méchanceté le degré d’extrême passivité de la condition éthique” -cf. Autrement, lecture d'”Autrement qu’être” de Lévinas, PUF, 1997, p. 24 -et déjà Soi-même comme un autre, Seuil, 1990, pp. 390-392.

(10) Cf. Totalité et infini, p. XIII et 170, et En découvrant l’existence, Vrin, p. 172. Sur cette interprétation de l’in-fini où le in- signifie à la fois le “non” et le “dans”, renvoyons à De dieu qui vient à l’idée, pp. 105-106.

(11) Cf. “Violence et métaphysique”, pp. 167-168, etc. Paradoxalement, au moment où Lévinas semble céder à l’objection derridienne en pensant désormais l’Autre comme “Autre-dans-le-Même”, Derrida paraît au contraire se rallier à la position de Lévinas et admettre la possibilité d’un tout-Autre. Dans Faire part (Lignes, 2005), j’ai essayé de décrire ce chassé-croisé et ses conséquences sur la pensée de Derrida.

(12) Op. cit., p. 29, cf. aussi p. 93.

(13) “L’expérience de la pensée”, Questions t. III, Gallimard, 1966, p. 21.

(14) Sur ce point, la pensée de Lacan me paraît plus ouverte aux différents modes de donation de “l’autre” -plus “phénoménologique” si l’on veut.

(15) Je retrouve ici l’interrogation sur l'”insondable antériorité” de l’Autre lévinassien exposée -de manière assez exaspérée- par M. Haar dans “L’obsession de l’Autre”, Emmanuel Lévinas, Cahier de l’Herne, 1991, rééd. Livre de Poche, p. 526.

(16)Das an sich erste Fremde (das erste “Nicht-Ich”) is das andere Ich” – Husserl, Méditations cartésiennes §49, Vrin, p. 90 (traduction modifiée).

(17) Cf. les textes cités par N. Depraz, “Temporalité et affection dans les manuscrits tardifs de Husserl”, Alter n°2, 1994, p. 72-73.

(18) De Dieu qui vient à l’idée, p. 115. Il m’est impossible d’examiner ici cette “confusion possible” entre le non-sens de l’Autre et celui de l’Etre, qui inquiète et déstabilise tout l’édifice lévinassien.

(19) Sur cette thèse de Freud, exposée notamment dans l’essai sur Le moi et le ça, et ses implications théoriques et cliniques, on se rapportera au livre de D. Anzieu, Le Moi-peau, Bordas, 1985.

(20) J.L. Chrétien, “La dette et l’élection”, Lévinas, Cahier de l’Herne, p. 271.

(21) Cf. Le temps et l’autre (1946), rééd. PUF, 1983, p. 82-83, et Totalité et infini, p. 233-238. Analyses dirigées sans aucun doute contre Sartre, qui concevait au contraire la caresse comme une prise de possession de l’Autre : une tentative (d’ailleurs vouée à l’échec) pour capturer sa liberté en l’incarnant.

(22) Sur toutes ces questions, je me permets de renvoyer à mon livre Le moi et la chair, introduction à l’ego-analyse, Cerf, 2006.