Mondes européens

L’argent, source de commerce équitable. Une petite étude lévinassienne

          L’anticapitalisme passe comme une lettre à la poste, parce que, pour son destinataire, il devrait, dépouillant l’homme du plaisir artificiel qu’est la compétition, faire place à une générosité sans limites. Ah ! s’enivrer déjà rien qu’à l’idée d’une communion universelle ! Fort de son bon sentiment, le radicalisme s’attaque alors au nerf de la guerre que constituerait par nature le libéralisme. Il cherche à conjurer la malédiction de l’argent qui appauvrit les hommes. Retour au troc ? Pas exactement. Il s’agit plutôt de développer un style d’échange qui interdise l’accumulation, le prêt et la spéculation. Un intermédiaire comme unité de compte non directement périssable n’est pas exclu — à condition qu’il n’interrompe pas l’échange. Pour l’anticapitaliste, en effet, l’indigence du système que représente le marché financier privilégie l’asocialité, puisque l’échange s’interrompt à l’instant où l’on paie. Il s’agit donc de territorialiser l’échange de telle sorte que l’appartenance foncière de la personne au groupe la situe, moralement, sans répit, en position ou de créditeur ou de créancier envers celui-ci. Quand l’enracinement prend le pas sur le sens de la réserve ou quand l’écologie se substitue à l’économie… Précisons ce que recouvre l’« esprit » des systèmes d’échanges locaux.

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          Pour l’anthropologue antilibéral, la pauvreté est une invention de la civilisation, entendons : de la modernité. Le développement, lié à l’aveuglante idée de progrès, bouleverse la vision cosmique du monde et les repères culturels auxquels les sociétés traditionnelles adhéraient. Ainsi, au lieu de persister à savoir (d’un non-savoir) que son bien-être et sa survie dépendent de sa participation essentielle à l’écosphère que le réseau traditionnel intègre à sa vie sociétale, l’homme moderne, en individualisant la réalité, en la circonscrivant dans les concepts, brise, par cette spéculation qui domine son objet, sa coïncidence avec l’environnement et se nourrit paradoxalement d’une destruction systématique des liens qui le rattachent à son identité d’être-au-monde. Le pseudo monde moderne entraîne de la sorte dans son sillage un cortège d’individus rudimentaires, pas même affolés par le caractère essentiellement non durable de leur développement. Atomisant la société, le progrès engendre des problèmes de délinquance, de drogue : des comportements qui échappent à la rationalisation des échanges.

          On ne combattra dès lors efficacement la pauvreté, entendue dans un sens non purement matériel, qu’en désargentant la satisfaction de nos besoins auxquels on n’a de cesse, en Occident, de faire miroiter ce qu’ils ne peuvent pas posséder. À cet effet, les sociétés traditionnelles doivent nous inspirer. (1) Celles-ci forment des communautés réelles parce que le système d’évaluation y est, justement, autre : les choses n’y circulent pas, en fonction d’un instrument universel d’échange fixant leur prix, mais la monnaie y est destinée à maintenir la stabilité du système social et du cosmos lui-même. Elle sert à nouer des alliances « et à payer la compensation due pour les morts, que ceux-ci aient été tués par simple meurtre ou dans un combat. » (2) Là où les économistes (classiques) ne verront que le caractère irrationnel d’une monnaie primitive à usage spécifique, encombrant, indivisible, ne changeant de mains qu’en fonction de règles particulières, il faut y voir la richesse d’une représentation plus concrète qui resserre les liens du vivant et empêche la rupture des relations existantes. La transaction elle-même engage toute une affectivité. La monnaie demeure le prolongement d’une sphère où se joue une parenté directe avec les puissances protectrices. Toute monnaie y est de qualité parce qu’elle exprime, à chaque fois, un potentiel différent des autres, ne représente pas ainsi l’étalon d’un monde homogène corseté par la mesure. La moralité, le contrôle social, c’est ici l’affectif, l’accès immédiat — c’est-à-dire sans que la chose ne soit posée face au sujet dans la connaissance — au fond dont on a besoin pour s’établir. La couleur du local n’est pas simple attribut de la chose, sa vibration est rayonnement des profondeurs de l’essence. L’argent, en somme, serait sale parce qu’il n’a pas d’odeur, cette exposition de et à l’intime (le fond de l’être). Stupeur donc : bien que les points d’ancrage se révèlent être d’ores et déjà là, la modernité s’y avère résolument insensible. Mieux : elle reste insensible à son insensibilité.

         Les repères apparaissent donc sacrés. Ils existent au même titre que les fétiches : les choses tiennent à un univers où le visible et l’invisible se confondent, hors de tout partage possible. Une leçon de « solidarité » nous est alors donnée :

« Vivre, pour un individu donné, c’est être engagé actuellement dans un réseau complexe de participations mystiques avec les autres membres, vivants et morts, de son groupe social, avec les groupes animaux et végétaux nés du même sol, avec la terre même, avec les puissances occultes protectrices de cet ensemble, et des ensembles plus particuliers auxquels il appartient plus spécialement. » (3)

L’anthropologue (non engagé) dira ailleurs plus sèchement :

« Quelle communion intime […] les représentations collectives de la mentalité prélogique n’assurent-elles pas entre les êtres qui participent les uns aux autres ! L’essence de la participation est que précisément toute dualité s’efface, et qu’en dépit du principe de contradiction, le sujet est à la fois lui-même et l’être dont il participe. » (4)

          Vivre, pour l’anthropologue antilibéral, c’est alors se conformer à un Ordre spontané, qui ne dévie jamais de son cours et inclut ainsi tous les rapports corrects et vertueux entre les hommes. Il ne les informe pas, il les détermine. Chaque acte prend en considération aussi bien les hommes que le monde, car le corps social ne se compose pas seulement d’individus, mais vibre, pénétré qu’il est par les échos d’une sagesse issue de la nuit des temps et dont l’influence, par conséquent, ne prend jamais fin :

« Alors qu’il nous a fallu attendre que la science occidentale souffre de sa trop grande compartimentation pour envisager une construction de l’objet qui prenne en compte l’ensemble des disciplines nécessaire à sa compréhension, les savants locaux que sont les experts autochtones ont d’emblée une vision intégrée et systémique du fonctionnement des écosystèmes dont ils se considèrent comme partie prenante. Cette vision ne peut elle-même être séparée d’une pensée sociocosmique ou religieuse qui intègre une éthique environnementale. La protection de la nature ne peut en effet se concevoir comme un domaine séparé lorsque l’on conçoit sa propre survie comme une conséquence d’un don de soi des autres êtres vivants. » (5)

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          Contre Aristote, nous voudrions rappeler ici, avec Emmanuel Levinas, que l’argent n’est pas seulement digne d’estime, mais qu’il représente une « catégorie philosophique ».

On a coutume, lorsqu’on approche Levinas, d’y voir le penseur emphatique d’un sujet brûlant de désir pour l’autre, dans l’impossibilité, cependant, de renaître de ses cendres. L’auteur d’un sujet livré à l’autre, dépossédé par lui dans une interminable consumation, inspirerait alors la promotion du potlatch dont on n’aurait retenu que l’idée de dépense pure. Mais Levinas n’est pas de ceux qui, au nom de la pensée et de l’autre qui la convoque, se retirent du monde, pour se nourrir de racines et être disposés à se laisser surprendre par le cri de l’altérité, au détour d’un sentier forestier, inconnu des cartes.

« On a beau qualifier de chute, de vie quotidienne, d’animalité, de dégradation et de matérialisme sordide, l’ensemble des préoccupations qui remplissent nos longues journées et qui nous arrachent à notre solitude pour nous jeter en relations avec nos semblables, ces préoccupations n’ont en tout cas rien de frivole. On peut penser que le temps authentique est originellement une extase, on s’achète une montre ; malgré la nudité de l’existence, il faut, dans la mesure du possible, être décemment habillé. Et quand on écrit un livre sur l’angoisse, on l’écrit pour quelqu’un, on passe à travers toutes les démarches qui séparent la rédaction de la publication et l’on se conduit, parfois, comme un marchand d’angoisse. » (6)

          En bon phénoménologue, Levinas sait que la spontanéité économique doit trouver un sens positif dans l’architectonie anthropologique.

À propos de la justice qui nous inquiète tous, Levinas écrit : « c’est illusion ou hypocrisie que de supposer que naissant en dehors des rapports économiques, elle puisse se maintenir en dehors, dans le règne du pur respect. » (7) Berçant l’auditeur d’illusions, la vision antilibérale, chargée d’affectivité, recèle en réalité le cauchemar d’un monde abandonné à la démesure, où l’attachement de l’homme à soi et à son réseau a le goût du sang qui monte à la tête. Un monde mystérieux, fait de présages, un monde où personne, — puisque l’on devine des arrière-pensées, à chaque instant, au fond des regards en situation, braqués les uns sur les autres —, n’écoute ce qui se dit. On parle sans raison. Plutôt que la sécheresse du sens propre, l’empire de la synecdoque distillant la chaleur « humaine ». (8) On ne parle pas vraiment, on charme, on se laisse entraîner là où l’impossible se donne ; visions apocalyptiques. Qui ne dit mot, effectivement, consent. — La justice, cependant, a pour vocation de se mêler de ce qui ne regarde pas notre clan. La justice ne se rend pas sans abstraction et sans tiers.

L’argent, dira-t-on, corrompt les volontés. Il ne force pas seulement l’homme à vendre ce qu’il possède, mais, dans la transaction, c’est l’homme lui-même qui se vend ou est acheté : « l’argent est toujours à un degré quelconque salaire. » (9) L’argent « n’attire pas une chose, mais une volonté qui, en qualité de volonté, en qualité de ‘‘pour soi’’, aurait dû être immunisée contre toute atteinte. » (10) Toutefois, pour atteindre une volonté, « le coup doit se porter là où l’adversaire s’est absenté ». (11) En d’autres termes, ladite corruption, en infléchissant la volonté, du même coup, la reconnaît. Un monde où l’humain ne s’opposerait pas à sa réification, un monde qui ne serait qu’enchaînement causal de gestes utiles à la consommation, serait un monde où l’argent ne pourrait pas circuler. La transaction suppose ce que le phénoménologue appelle une souplesse, une adresse, une capacité de repli, dans l’instant même où l’on s’expose. Adresse non pas en tant que réserve de forces insoupçonnées par l’adversaire, susceptibles d’être découvertes par un autre, mais adresse en tant que trace d’une singularité absolument singulière se refusant à la perception, au concept ou à l’addition. L’argent est ainsi l’élément en vertu duquel la personne s’intègre à l’ordre des marchandises — tout en demeurant personne. Il « est le moyen terme par excellence. […] . […] l’élément abstrait où s’accomplit la généralisation de ce qui n’a pas de concept, l’équation de ce qui n’a pas de quantité. » (12)

Il s’agit, par ailleurs, de comprendre que l’argent, ouvrant cette configuration économique où les individus sont égaux entre eux, parce qu’ils peuvent être comparés, c’est du temps, effectivement. Le temps, c’est-à-dire, à nouveau, cette souplesse inscrite dans une existence qui peut voir arriver les choses. « Détente ou distension — ajournement par lequel rien n’est encore définitif, rien n’est consommé ». (13) Il y a toujours, en effet, au fond de l’existence, quelque chose de l’ordre de l’obsession, un attachement à soi qui se traîne indéfiniment, une lassitude (dont le phénomène de la dépression — le fait de toucher le fond — constitue une attestation empirique), que la grâce du temps suspend. Avec le temps qui est de l’argent, le fait d’être rivé à soi, comme un corps qui voudrait fuir son ombre, une main se détendre et lâcher ce à quoi elle tient, comme un estomac alourdit par ce qu’il déguste, — s’ouvre en maîtrise de soi.

« Pouvoir universel d’acquisition et non pas chose dont on jouit, il [l’argent] crée des relations qui durent au-delà de la satisfaction des besoins par les produits échangés. Il est le propre des hommes capables de laisser attendre leurs besoins et désirs. Ce qui est possédé dans l’argent, ce n’est pas l’objet, mais la possession d’objets. Possession de la possession, l’argent suppose des hommes disposant de temps, présents dans un monde qui dure au-delà des contacts instantanés, hommes qui se font crédit, qui forment une société. » (14)

Le commerce consacre le pouvoir d’un sujet qui, par delà ce qui le possède, découvre des choses durables, transportables, pouvant être mises de côté et, parce qu’elles ne résistent pas à leur acquisition, ordonne le sujet à des alter ego. Et, si au cours de la négociation, nous nous faisons « avoir », comme on dit, la chose est, toujours, en soi, récupérable. Une récupération non idéologique : celle de la conscience, précisément, du savoir-faire.

Et, si, enfin, l’argent garantit un ordre social, c’est parce qu’il « laisse entrevoir une justice de rachat se substituant au cercle infernal ou vicieux de la vengeance ou du pardon. » (15) L’esprit de la justice tient à l’incomparable singularité : le dommage que subit une personne, souffrance inqualifiable, inflige une peine qui ne s’arrête pas, une blessure ouverte pour la fin des temps : œil pour œil. Mais parce qu’elle commande de très haut, la loi de l’éthique ne doit pas être appliquée à la lettre. En dehors de la sentence juridique en tant que forme supérieure de l’économie, le ciel s’abat sur la terre, l’effusion du sentiment vire en méthode de terreur, l’attachement à la singularité devient, au sens propre, une folie. Seule une justice attachée à la quantification des personnes interrompt le cycle de la vengeance ou du pardon (lequel, à ne s’en tenir qu’à lui, crée de l’impunité.)

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          Faut-il rappeler que cette analyse ne nous dispense pas de ne pas oublier les travers toujours possibles que montre une société articulée sur l’argent, s’achetant une bonne conduite ? Mais la justice, aussi tentée qu’elle puisse être de se renier, aussi apparente soit-elle, ne peut pas provenir « du jeu de l’injustice » (16), d’un peuple de démons. L’ambiguïté de l’argent constitue avant tout, en tant qu’institution de l’homme capable (l’esprit de compétition (competitio) signifie originairement la recherche d’un accord), l’égalité des personnes, que la puissance des uns sur les autres suppose. Autrement plus pervers sont ces groupes qui, sous couvert de responsabilité, confondant sensation et illumination, s’enthousiasment à vivre quelque chose d’autre que l’ordinaire en y désirant intimement, qu’ils le nomment ou pas, le religieux (17) ou le sacré. Cela s’appelle le ressentiment et non l’imagination. L’écologie dérive ainsi en écologisme : un culte où la peur n’est plus même bonne conseillère, ne dévoile plus son objet. L’inquiétude écologique devenant passionnelle, c’est-à-dire se prenant elle-même pour objet, l’écologisme se façonne comme univers fascinant. On y est bouleversé. Incapable donc, d’entendre raison. « Ah ! si la fin de l’homme m’était contée… »

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(1) Notre argumentation vise en particulier l’écologiste Edward Goldsmith dont les thèses servent ou peuvent servir d’appui à ceux qui se disent aujourd’hui « engagés ».

(2) Lucien LEVY-BRUHL, La mentalité primitive, Paris, PUF, 1960, p. 507.

(3) Ibid., p. 500.

(4) L. LEVY-BRULH, Les fonctions mentales des sociétés inférieures, Paris, Librairie Félix Alcan, 1912, p. 452.

(5) Marie ROUE / Douglas NAKASHIMA, « Des savoirs ‘‘traditionnels’’ pour évaluer les impacts environnementaux du développement moderne et occidental ».

(6) Emmanuel LEVINAS, Le temps et l’autre, Paris, PUF, 1983, p. 41 et 42.

(7) E. LEVINAS, Entre nous, Paris, Grasset, 1991, p. 50.

(8) Comprenons bien. Il ne s’agit pas de remettre en cause la structure empathique de l’un-pour-l’autre ou de l’un-à-la-place-de-l’autre qui fonde le règne métaphorique. Il s’agit d’en éviter l’inflation mortifère (dans le délire de culpabilité, par exemple) et de rendre compte d’autres dimensions répondant à la condition humaine mais non réductibles à l’empathie qu’elles trahissent.

(9) E. LEVINAS, Op. cit.

(10) E. LEVINAS, Totalité et infini, Paris, Le Livre de Poche, 1996, p. 254.

(11) Ibid., p. 248.

(12) E. LEVINAS, Entre nous, pp. 50 et 51.

(13) E. LEVINAS, Totalité et infini, p. 248.

(14) E. LEVINAS, Entre nous, p. 51.

(15) Ibid.

(16) Ibid., p. 50.

(17) Le religieux est ici consentement à une destinée — une neutralisation du sujet — à laquelle la divinité elle-même se voit livrée. On ne le confondra donc pas avec « la faiblesse de croire » dont l’impensable, Dieu pour le croyant, s’absente d’ores et déjà de l’univers. Une absence qui n’est cependant pas indifférence…