La psychanalyse est une pratique, entre thérapie et culture, qui intervient dans la sexuation des êtres humains. Les identités féminine et masculine n’étant pas des données seulement naturelles (biologiques) ni seulement sociales au sens des théories du gender, elles se construisent dans des expériences qui forment les singularités humaines et qui sont le terrain sur lequel se négocie l’insertion de ces dernières dans les réalités sociales. La psychanalyse n’est donc pas une philosophie. Pourtant, la saisie conceptuelle des modalités de son intervention a des conséquences sur les prétentions ontologiques de la philosophie, sur ce qu’il convient d’entendre par l’universalité de la pensée conceptuelle, sur les logiques et les rhétoriques de la négation, sur la problématique du contingent et du nécessaire.
Telle est la perspective que je souhaite expliciter et mettre à l’épreuve, car elle traverse mon travail dans ses différents axes : la pluralité des approches du corps, en particulier dans la confrontation entre psychanalyse et neurobiologie, la réévaluation de ce que construit une philosophie dans le nouage entre des intérêts passionnels et une logique, l’articulation, dans chaque cas déterminée, de concepts et de fantasmes prise comme guide pour préciser ce que la pensée doit aux pulsions dans les rêves et les symptômes, mais aussi dans l’art, et dans les formes de pensée qui s’exposent comme universelles.
Dans mon travail sur Corps et langage en psychanalyse. L’hystérique entre Freud et Lacan (1983), je réfléchissais sur le statut du corps en psychanalyse, c’est-à-dire sur l’écart qu’il convenait de prendre par rapport aux deux traditions occidentales de la pensée du corps, celle d’Aristote et celle de Descartes, pour concevoir ce que Freud nomma corps érogène et pulsion. Il s’agissait aussi de réfléchir sur la confusion de ce que les premiers psychanalystes nommèrent “psychosomatique” et de prendre la mesure de la divergence des deux constructions, physiologique et pulsionnelle, du corps. Ce premier volet de mes travaux a trouvé un nouveau départ dans la confrontation entre la psychanalyse et la neurobiologie depuis 1995, confrontation que je poursuis dans le cadre du Centre d’Études du Vivant
Dans La Folie dans la raison pure. Kant lecteur de Swedenborg (1990), il s’agit de comprendre jusqu’à quel point un système philosophique, ici la théorie transcendantale de l’objet dans la Critique de la raison pure peut être saisie comme effectuant l’articulation d’une logique nouvelle de la négation et d’une rencontre fantasmatique de Kant avec un penseur fou : Swedenborg. Le texte philosophique est compris comme tissant chaîne et trame ces deux directions hétérogènes, actives dans la pensée et repérables dans les textes. Il convient alors de sortir de l’idée fausse que les écrits kantiens sur la folie sont des écrits de jeunesse, sans importance autre que locale dans l’accomplissement systématique des trois Critiques…. C’est pourquoi j’ai présenté une traduction, parue chez Garnier-Flammarion, de l’Essai sur les maladies de la tête (1764), et examiné précisément de quelle manière les Rêves d’un voyeur d’esprits expliqués par des rêves de la métaphysique (1766) restent l’un des thèmes centraux de la Critique de la raison pure (1781). L’Analytique transcendantale et la dialectique transcendantale s’organisent en effet, dans la première Critique… comme le conflit réel (théorie de l’objet) et le conflit dialectique (antinomie de la raison pure). Le premier, grâce à la mise en jeu d’une grandeur négative qui se distingue à la fois d’une négation ontologique et d’une contradiction logique permet de concevoir comment se forment des objets réels dans la connaissance ; le second, le conflit dialectique, permet de comprendre comment dans les raisonnements sur l’idée de monde, la pensée rate l’objet, en composant mal l’usage du négatif et la modalité de l’existence. Or c’est là le ressort de ce que Kant nomma une folie de la raison (Wahn), dont il s’applique à étudier les mécanismes et la logique pour saisir en quoi ce délire de la raison, caractéristique de l’idéalisme leibnizien, se rapproche et se distingue du délire de Swedenborg, prophète des autres mondes. L’organisation même de la première Critique, l’opposition entre la dialectique et l’analytique, la théorie de la modalité, l’idée d’une critique de la raison, la table des formes du “rien” qui fait suite à l’examen de la constitution d’un “quelque chose”, tous ces thèmes décisifs reçoivent alors un éclairage nouveau. Ce qui me retenait dans ce travail était de comprendre autrement qu’on ne le fait d’ordinaire ce qui fait l’invention d’une grande pensée philosophique : malgré sa volonté affirmée de fonder non seulement l’idée de la connaissance mais aussi toutes ses propres affirmations, une grande philosophie doit à l’articulation d’une passion (l’horreur éprouvée à la lecture des Arcanes célestes de Swedenborg) et d’une logique de la négation la définition de ses thèmes et de son champ propre.
Dans Les Constructions de l’universel (1997) , j’essaie de saisir la pertinence ou l’impertinence du concept d’universel lorsqu’il s’agit de comprendre comment la pensée conceptuelle se détache de son auteur, et je compare de ce point de vue l’art, la philosophie, l’analyse des rêves. J’essaie également d’évaluer la pertinence du projet de Lacan de produire une logique de la sexuation, et le degré d’autonomie d’un tel projet par rapport aux ambiguïtés internes du concept logique et philosophique d’universel. L’idée lacanienne de décrire le masculin et le féminin comme des positions différentes, qu’on puisse écrire comme des fonctions faisant intervenir un terme unique et abstrait, le phallus réduit à une lettre, présente cet intérêt d’autoriser une conception de la sexuation qui ne soit pas essentialiste. Pourtant, Lacan s’arrête en chemin : comme il pense le rapport des sexes en assignant une fonction centrale à un terme unique, le phallus, il ne parvient pas à situer le féminin autrement qu’au bord de toute élaboration symbolique du désir. Du point de vue conceptuel, il ne voit pas qu’une logique de la négation reconduit la confusion même du concept philosophique d’universel qui désigne, depuis Kant, à la fois la quantité universelle des sujets concernés par la loi morale ou la castration, l’inconditionnalité de l’obligation que fonde cette loi et la sérialité indéfinie des désirs “pathologiques” qui sont soumis à la loi. Que ce soit chez Kant, chez Sade ou chez Lacan, ce syncrétisme de l’universel me paraît lié à des fantasmes masculins concernant le manque des objets du désir, inscrit a priori dans une structure des signifiants du sujet. Cette construction présuppose aussi que l’expérience de la culpabilité se transformerait comme de soi-même en rapport à “la Loi”. Il convient donc de reprendre à nouveaux frais la question de la différenciation du féminin et du masculin, et d’abord d’entendre autrement que par des préjugés théoriques les épreuves par lesquelles les objets pulsionnels entrent dans un rapport que Freud nommait, sans définir suffisamment ce terme, “substituabilité”. Que les objets de pulsions soient substituables implique qu’ils puissent être perdus mais pas nécessairement qu’ils soient indifférents c’est-à-dire équivalents dans leur fonction de voile du manque. Mon hypothèse est que c’est sur ce terrain que se différencient le féminin et le masculin, la seule logique de l’universel, même précisée par des formes inédites de la négation ne suffisant pas à le concevoir. Il est donc décisif de rouvrir le rapport des constructions théoriques de la psychanalyse à la clinique.
C’est pourquoi, dans Tout le plaisir est pour moi (2000), j’essaie de rendre compte de ce qu’est la pensée d’un(e) psychanalyste : de quels concepts a-t-il besoin dans son travail quotidien, de quels débats-par ailleurs fort intéressants épistémologiquement-peut-il se passer après un siècle d’existence de la pratique et des théories analytiques, comment crée-t-il un espace de pensée où son implication clinique s’articule avec les notions théoriques qu’il a faites siennes ?
Les concepts dont je ne peux pas me passer dans l’élucidation de ma pratique de la psychanalyse sont ceux de pulsion, de plaisir, de déplaisir et d’angoisse, de répétition et de transfert. Il me paraît qu’il convient de s’en tenir au sens étymologique du terme de “symbolique” pour comprendre à la fois la formation des symptômes et les destins pulsionnels dont les objets sont plutôt inadéquats à la satisfaction qu’ils organisent que manquants ou indifférents.
Cette critique, menée d’abord pour elle-même et à partir d’exemples cliniques, du caractère trop absolu du thème du « manque à être » dans la pensée lacanienne m’a amenée à revisiter, dans mon dernier ouvrage-Deleuze et la psychanalyse. L’Altercation (P.U.F. 2005)-, la confrontation entre la philosophie de la vie et de l’immanence chez Deleuze et les apports de la psychanalyse.
Deleuze, puis Deleuze et Guattari, tombent-ils juste dans leur critique violente lorsqu’ils déclarent : « le désir ne manque de rien et surtout pas d’objet ». L’objet dans la théorie freudienne des pulsions est-il un terme inutile qui asservit les circuits de désir à une instance transcendante au lieu de comprendre comment les désirs sexuels tracent eux-mêmes leurs voies, comme le font les masochistes et les arts érotiques libérés de l’obsession de la jouissance ? Et quelle est l’importance de ce débat avec la psychanalyse dans l’idée même d’une philosophie de l’immanence telle que la définit Deleuze ?
Dans ces cinq livres, est pratiquée une philosophie de la contingence-contingence du rapport entre des discours qui appréhendent un “même” objet, et contingence du réel pour la pensée qui approche ce dernier par une pratique ou un savoir-, que je souhaite développer.
I. Les formes du contingent
Est contingent ce qui aurait pu ne pas être. Dans la pensée aristotélicienne de l’ontologie, la contingence s’oppose à la nécessité : est nécessaire en effet ce qui ne peut pas ne pas être. Et cette nécessité prend deux formes solidaires l’une de l’autre : premièrement, même si l’être se dit en de multiples manières, la philosophie consiste à rapporter, par l’unicité d’un discours, ces multiples formes de l’être à une analogie fondamentale qui en traverse la diversité. Toute région de l’être, en effet, devient intelligible lorsque le philosophe la saisit en la mesurant par les concepts de la puissance et de l’acte, et en pensant son mode d’être comme une manière spécifique, pour une matière indéterminée, d’être saisie par une forme qui accomplit la détermination dont cette matière est capable. Dans cette pensée, le hasard n’est que la limite de la détermination dont un être est capable. Un seul discours recueille la disparité apparente de ce qui est et ramène cette disparité à l’unité de la mesure commune que fournissent les concepts de matière et de forme. Il n’y a de science que du nécessaire, même dans une pensée du devenir, lorsque la philosophie première mesure chaque étant à l’actualisation dont il est capable. Unité du discours qui parcourt toutes les formes de l’étant et impossibilité d’un hasard ontologique vont de pair.
La pensée contemporaine se caractérise au contraire comme l’exploration d’un contrepoint cohérent à l’ontologie d’Aristote : un réel est saisi à l’articulation de plusieurs discours qui, loin de se raccorder par la grâce d’une analogie fondamentale, signalent plutôt l’existence de ce réel grâce à une discordance interdiscursive que l’on peut, dans chaque cas, décrire. La discordance repérable entre plusieurs discours qui investissent ce qu’on nomme d’abord la même région du réel est comme l’indice, dans la pensée, de l’effectivité de ce réel qui contraint la pensée à l’aborder sur ces modes disjoints.
Entre la contingence du réel pour la pensée, qui saisit néanmoins ce qu’il a d’intelligible, et le fait qu’il n’est saisi comme réel qu’à l’entrecroisement en chicane de plusieurs disciplines, il y a un rapport d’implication mutuelle que je souhaite faire apparaître. Est réel, en effet, ce qui est saisi à l’entrecroisement de plusieurs discours et pratiques qui n’ont pas de modèle commun et qui ne sont pas pour autant dans un rapport de simple juxtaposition, ni dans un rapport de contradiction. Prenons quelques exemples : lorsque Michel Foucault, dans L’Histoire de la folie à l’âge classique, définit ce qu’il nomme le “grand renfermement”, il pose la réalité d’un changement de statut de la folie qui a lieu à l’articulation de différents registres de la réalité historique : la mesure administrative qui a consisté à enfermer dans les anciennes léproseries devenues inutiles, les libertins, les sans-travail et les fous n’a pas de logique commune avec les raisons qui ont amené Descartes à concevoir d’une manière neuve et plus exclusive le rapport de la raison à la folie. Or, s’il y a une réalité du “grand renfermement”, c’est précisément parce que ce que dénote cette expression se trouve à l’articulation de plusieurs séries dont il ne suffit pas de dire, avec Antoine Augustin Cournot, qu’elles seraient divergentes au sein d’une conception homogène de la causalité ; ces séries participent, bien plutôt, de processus hétérogènes, se recoupant cependant un point qui détermine un réel.
Le second exemple sera celui du corps dans l’articulation du biologique et du pulsionnel, telle qu’on peut la concevoir après Freud. Comme on sait, c’est par différence d’avec les paralysies motrices organiques, dont la symptomatologie peut être rapportée à la structure du système nerveux, que Freud a découvert les paralysies hystériques. La réalité de ces troubles n’est établie que parce qu’une autre construction du corps, qu’il nomma corps érogène et, plus tard, pulsion, croisait la construction du corps effectuée par la physiologie nerveuse, tout en étant incompatible avec elle. Il y a, certes, un point de contiguïté entre le corps biologique et le corps pulsionnel. Ce sont, en effet, dans l’expérience clinique, les “mêmes” lieux du corps qui, dans un cas, servent aux échanges physiologiques avec le milieu de l’organisme, et qui, une autre fois, constituent les zones sur lesquelles les rapports de l’infans avec les autres humains deviennent les marques et les lettres à partir desquelles se décident pour lui les configurations de plaisir, de déplaisir et d’angoisse où se forgent ses fantasmes. S’il y a une réalité du corps, c’est parce que ce qu’on nomme corps est à l’articulation de ces deux disciplines qui n’ont pas de langage commun. Il est vain de vouloir réduire le corps pulsionnel au corps biologique ou le corps biologique au corps pulsionnel, puisque le corps dans sa réalité est approché comme ce qui oblige à construire ces disciplines hétérogènes, impossibles à unifier et se rapportant par là à un réel dont l’identité est conçue lorsqu’on renonce à le penser comme l’analogon des deux disciplines qui le déterminent. Dire “ce qu’on nomme corps est à l’articulation de deux disciplines qui n’ont pas de langage commun” ou dire ce qu’on nomme déraison est ce réel déterminé comme l’articulation d’une mesure administrative et d’un texte philosophique qui pourtant n’ont pas de modèle ni de référent commun, c’est, chaque fois, employer une proposition négative. Mais cette négation “n’avoir pas de modèle commun” renvoie en fait à des procédures positives d’accès à un réel, le réel étant le corrélat du rapport disjonctif des discours qui l’appréhendent. La formule négative à laquelle on a eu recours signale seulement qu’une telle méthode s’éloigne d’une détermination du réel comme analogon des discours pluriels qui l’appréhendent : il y a réel là où l’apparence analogique peut être critiquée comme illusoire grâce à la divergence explicitée des disciplines qui rendent compte de leur partialité exclusive.
II. Le réel et la vérité, chez Freud et chez Kant
Il va de soi que si le réel est ce qui induit une désarticulation descriptible des discours et des pratiques qui l’appréhendent, la vérité ne peut plus être définie comme l’adéquation du concept et de l’objet. La vérité d’un savoir, qui peut lier pratiques et discours, est plutôt l’inadéquation réglée et déterminable de concepts pluriels avec un réel. Si on appelle désarticulation le rapport des discours divergents qui investissent un même objet, et inadéquation l’hétérogénéité persistante de l’objet par rapport au concept qui permet de le saisir, il y a naturellement un rapport entre la désarticulation des discours et l’inadéquation réglée qui caractérise le rapport du discursif au réel. Sur l’un de ces deux aspects, celui qui renonce à l’idée que la vérité est l’adéquation du concept et de l’objet, Kant fait parfois figure de précurseur : qu’est-ce que l’idée de synthèse transcendantale, dans les jugements de connaissance sinon la mise en évidence d’une hétérogénéité de ce qui est intuitionné et de ce qui est conçu ? Hétérogénéité qui est la condition de la connaissance, et que le schématisme règle sans l’abolir ; il est un passage de la Critique de la raison pure où Kant va jusqu’à formuler qu’il y a, dans la synthèse transcendantale elle-même, l’indice que le réel est différent d’elle-même qui, pourtant, le détermine par ses catégories et que, dès lors, on ne peut plus définir simplement la vérité par l’adéquation du concept et de l’objet.
Lorsqu’il établit le site métaphysique de sa pensée, il le nomme idéalisme transcendantal et réalisme empirique. Ces termes signifient que c’est justement parce que l’espace et le temps ne sont pas des propriétés des choses que l’on est fondé à dire que les objets dans l’espace sont réels, différents de la représentation qui les appréhende. Or, pour établir ce point, il raisonne sur la différence de deux expériences, élémentaires et fictives, qui concernent le temps : lorsqu’on parcourt des yeux un édifice, l’acte par lequel on le perçoit est successif, mais l’objet existe comme simultané. La preuve, c’est que notre regard peut parcourir le bâtiment de bas en haut ou de haut en bas, il appartient essentiellement à l’objet d’être indifférent à la variation spatio-temporelle de la synthèse subjective qui l’appréhende. Au contraire, lorsque je parcours des yeux le mouvement d’un bateau, la synthèse subjective qui me permet de suivre ce mouvement est toujours successive, mais je ne suis pas libre de percevoir le mouvement du bateau à l’envers, contrairement à ce qui se passait pour la maison. Ce qui fait la réalité du bateau et de la maison pour ma pensée, c’est qu’ils imposent des caractères temporels différents, non pas à la synthèse qui les appréhende, mais à ce qu’on serait tenté d’appeler, avec Husserl, le corrélat noématique de la synthèse subjective. Mais Kant n’est pas Husserl, il tient à rester métaphysicien, il n’a aucune raison de “suspendre la thèse du monde”. Bien au contraire, l’analyse du rapport entre les synthèses transcendantales et leurs objets est le moyen de “réfuter l’idéalisme”. Or il le fait en installant la contingence du réel au cœur de la synthèse transcendantale qui l’appréhende. On pourra négliger, par rapport à ce qui nous retient aujourd’hui la conception non relativiste de l’espace et du temps. L’important est qu’il fonde sa position métaphysique, qu’il nomme réalisme empirique, sur une méditation de la différence, je dirai en accentuant l’enjeu de ce terme, sur une méditation de l’hétérogénéité du réel par rapport à la pensée qui le saisit. Et cette hétérogénéité se détermine dans la comparaison de deux synthèses transcendantales. Est réel pour Kant ce qui fait la différence, dans l’appréhension subjective, entre percevoir une maison et percevoir un bateau en mouvement. Or cette perspective philosophique n’a pu s’établir qu’à partir d’une rencontre du penseur avec le risque que la pensée, en se définissant comme idéalisme, soit presque identique à un délire, celui de Swedenborg. Cette “mauvaise rencontre”, cet événement contingent, loin de dévaloriser la pensée kantienne, montre plutôt comment la contingence “affecte” une philosophie, même lorsque celle-ci se définit comme fondatrice et transcendantale.
Parmi les disciplines qui ne s’articulent qu’en chicane et qui permettent de saisir un réel comme le corrélat de cette chicane construite par la pensée, il en est deux que je privilégie : la psychanalyse et la philosophie. L’intérêt de la psychanalyse, ce n’est pas seulement qu’elle impose de repenser le rapport du fantasme au concept au sens où le fantasme désignerait une des conditions anthropologiques qui contribuerait à déterminer l’ouverture, la perspective d’une construction conceptuelle. Non, l’intérêt philosophique de la psychanalyse, c’est qu’elle radicalise ce bouleversement des rapports entre le contingent et le nécessaire, car
1. elle s’emploie à penser la nécessité d’une différence en elle-même contingente dans ses contenus, car il n’y a pas de détermination essentielle du masculin et du féminin. La différence sexuelle se cherche nécessairement et ne se trouve jamais à travers toutes les dimensions, sociale, psychologique, intellectuelle de l’existence. Et cette question sans réponse laisse son empreinte sur tout ce qui n’est pas elle : déterminations sociales, systèmes de pensée, rôles symboliques, etc. Toute pensée est traversée par l’exigence inéliminable d’avoir à donner des contenus à cette différence, qui seront toujours des contenus d’emprunt ; Le paradoxe est le suivant : les pensées par lesquelles les sujets humains cherchent à se construire une identité en tant qu’êtres sexués, c’est-à-dire leurs fantasmes sont nécessaires : ils ne peuvent pas ne pas être. Et pourtant, dans leur contenu, ils ne peuvent trouver de la garantie dans l’être. Et pas plus dans des constructions socio-historiques que dans une nature. Même si la différence anatomique des sexes intervient comme l’un des matériaux avec lesquels chaque sujet humain imagine sa place comme être sexué, ce n’est pas elle qui donne la structure des dispositifs symboliques par lesquels ce non-être d’un genre spécial qu’est la sexualité humaine, s’inscrit dans nos actes et dans nos pensées.
2. C’est aussi par la spécificité du champ empirique qu’elle explore que la psychanalyse a affaire à un nouage particulièrement clair du contingent et du nécessaire : dans l’aléa des rencontres amoureuses se joue la nécessité des configurations d’altérité qui ont formé à la fois la structure de nos désirs et nos identifications avec des traits venus de l’Autre. Par “aléa” des rencontres amoureuses, il faut entendre, non pas simplement ce qu’on appelle communément le hasard des rencontres, mais le fait que ce qui est attirant chez les autres qui suscitent nos passions, renvoie à ce qui, de nous-mêmes, nous est inconnu, nous échappe d’une manière qui est tout sauf hasardeuse. Ces traits inconnus nous constituent mais nous n’y avons pas accès directement. Nous ne les découvrons comme nôtres, et souvent dans la révolte et la récusation, que parce que c’est tel “objet” et non tel autre qui suscite notre passion. L’effet de contingence tient ici à l’aspect de révélation sur soi, mais venue de l’autre, qui cristallise ce qui, de nous-mêmes, nous échappe.
La face de la contingence est donnée ici par les objets rencontrés ; la face de la nécessité, mais c’est le même phénomène, par les lettres qui résument nos identifications, c’est-à-dire l’impact de l’altérité en nous.
Freud l’avait clairement énoncé et Lacan l’a développé, les traits identificatoires qui singularisent les humains sont des lettres : par leur matérialité, ces lettres sont, comme je le disais plus haut, les marques du rapport à l’autre qui produisent, d’une manière chaque fois unique pour chaque humain, l’érogénéité du corps. Comme lettres, elles sont aussi ce qui meut les pensées par lesquelles un sujet humain en proie au plaisir, au déplaisir et à l’angoisse, cherche à formuler qui il est comme homme ou comme femme, étant entendu qu’à cette question il n’y a nulle réponse en termes d’essence ou d’être. Ce qui se déchiffre dans une cure analytique, grâce aux points d’identité qui s’établissent entre ce qui est agi dans le transfert et ce qui se dit, c’est, à travers la répétition des rêves, des rencontres amoureuses et des pensées d’un humain, l’arrangement de traits venus de l’Autre qui structurent sa vie, sa pensée et ses actes. Il s’agit là d’une nécessité qu’il ne maîtrise pas mais qui le constitue. Que nous ne maîtrisons pas mais qui nous constitue.
Le premier et le second aspects de la contingence sont liés. En effet, l’accès à nous-mêmes en tant que ce “nous-mêmes” nous échappe fraye sa voie dans cette région de non-être ou nous cherchons à nous définir comme femme ou homme, c’est-à-dire dans des fantasmes. La contingence, ici, a plusieurs formes : elle concerne à la fois le caractère aléatoire des rencontres qui, dans l’amour sexué, réactive, à travers des détails imprévisibles, la structure des objets qui causent notre désir. Elle concerne aussi la double face de la lettre, venue de l’autre, érogène et signifiante. Elle concerne enfin le caractère introuvable de la sexuation dans l’ordre de l’être. Mais cette contingence nourrit la nécessité d’une quête fantasmée de ce que peuvent être le masculin et le féminin, quête par laquelle l’unicité des êtres humains se forme. Et les aléas des désirs s’inscrivent dans la nécessité des identifications à des traits de l’Autre qui nous constituent et qui font l’objet, sinon d’une science, du moins d’un savoir.
Or il existe une liaison explicite, chez Freud lui-même, entre une théorie de la connaissance, qui peut s’inscrire sous le registre de l’inadéquation, réglée et déterminable, du concept et de l’objet, et la théorie du désir, déterminé comme rencontrant par hasard dans d’autres humains ce qui échappe au sujet dans la structure de ses désirs. Cette philosophie freudienne peut se résumer en deux phrases, extraites des chapitres 17 et 18 de l’Esquisse d’une psychologie scientifique : “C’est à même (sur) l’humain d’à côté qu’un humain apprend à connaître” et “Ce que nous appelons des Choses sont des restes qui se soustraient au jugement”. Le réel c’est ce qui échappe aux jugements et pratiques qui visent à l’assimiler. On pourra comparer, sur ce point, les formulations de Freud et celles de Lacan, lorsqu’il lit L’Esquisse de Freud, dans les Séminaires II et VII. Lacan distingue le réel et la réalité. Freud, lui, dans l’Esquisse, ne séparait pas le Réel et la réalité : tout jugement de connaissance, même lorsqu’il porte sur un réel inanimé, se fait “à même l’Autre”, c’est-à-dire, “à même l’humain d’à côté (Nebenmensch)“. Cet Autre est en partie assimilable par la pensée, et, dans la logique aristotélicienne à laquelle se réfère Freud après Brentano, cette assimilation consiste dans la liaison des prédicats à un sujet logique. Dans “S est P, Q, R”, “P, Q, R” représentent ce que le sujet de la connaissance peut assimiler de ce qu’il s’efforce de connaître, et ce à quoi il peut s’identifier tout en l’identifiant. Mais le sujet logique, précisément comme noyau stable de ce qui est à connaître, reste étrange et étranger pour la pensée qui veut le connaître. Le réel, c’est ce sur quoi vient échouer la connaissance. La permanence même du sujet logique, c’est-à-dire de la substance aristotélicienne, est faite d’inquiétante étrangeté, ou encore de la face obscure de l’Autre. Il n’y a donc pas de raison de distinguer aussi radicalement que chez Lacan, connaissance et savoir, ou encore Réel et réalité. Peut-être y a-t-il donc un rapport entre la contingence telle qu’elle est appréhendée, sous divers aspects, dans le champ régional de la psychanalyse et la contingence dont sont affectées les notions modernes de science et de vérité.
III. Clinique des négations et philosophie de la négation
Mais cette réévaluation de notions ou principes philosophiques à laquelle nous convie la psychanalyse ne se centrera pas exclusivement sur la question de la contingence. La pratique de la psychanalyse invite à être attentif à la manière dont les analysants usent de toutes les formes de négation, grammaticale, stylistique, logique, pour transformer l’organisation de leurs pulsions.
Le logicien Frege s’intéressait aux “pensées sans porteur”. Freud, lui, dans les mêmes années 1920, s’intéresse à la négation parce que cet opérateur grammatical et logique lui paraît caractériser la manière dont un sujet “porte ses pensées”, pourrait-on dire. Nier un contenu de pensée dans un jugement, c’est se mettre à distance d’un mouvement pulsionnel qui nous habite, grâce au fait que celui qui s’exprime se constitue en sujet de la connaissance qu’il prend de ce mouvement. Se mettre à distance, c’est refuser, dira-t-on. Mais les choses sont plus complexes. Car ce refus de quelque chose en soi-même qui prend la forme de la connaissance qu’on en prend n’est pas un refus absolu. Il y a pire, dans la vie de l’âme, que la négation. Il y a plus destructeur, pour soi et pour l’autre : il s’agit alors d’exclure radicalement ce qui nous fait mal dans ce qui, du coup, devient le dehors, hostile par constitution, qu’on n’admettra plus du tout en soi. Dont il ne saurait être question qu’il nous concerne. Ce que Freud appelle, à la fin de son texte, “le négativisme de tant de psychotiques” est cette conduite d’apparence linguistique incapable d’inventer le compromis avec le “mauvais” qu’invente au contraire la négation. Exclure, dire non à tout, c’est s’enfermer dans un refus absolu du monde, qui peut prendre la forme du mutisme ou d’un délire paranoïaque, dans lesquels les ressources de ces deux petits mots “ne…pas”, ne sont pas trouvées. Au contraire, nier ou dénier – selon les premières traductions françaises de la Verneinung-, c’est aller faire une reconnaissance dans ce qu’on avait aboli en le rejetant sans paroles dans les ténèbres extérieures. “Vous allez pensez que je veux vous dire quelque chose d’offensant, avec cette idée qui me vient, mais non ce n’est pas le cas”. Telle est la structure de l’exemple dont part Freud, qui insiste sur l’aspect créateur du recours au langage, qui forme vraiment le sujet lorsqu’il sait employer les mots “ne…pas” de telle manière qu’ils enveloppent et fassent surgir de façon déterminée ce qui était rejeté. Les psychotiques au contraire, ceux qui disent “non” à tout bout de champ, ne parviennent pas à ce jeu avec ce qu’ils récusent que permet la négation.
C’est à dessin qu’en présentant comme il vient d’être fait la négation, en faisant se rejoindre dans un court-circuit le début et la fin du texte freudien, j’ai fait pour le moment l’économie de la rencontre avec la problématique logique du jugement. Freud, en effet, rencontre cette dernière puisqu’il est élève de Brentano. Mais en même temps, ce qu’il a à dire sur la négation vient d’ailleurs : d’une réflexion sur la proximité et la différence entre le réel extérieur entendu comme ce qui a été exclu de soi, et le pouvoir qu’a le langage, grâce à la négation, de revenir par le savoir sur l’exclu. Ce n’est pas une acceptation de ce qui a été exclu, mais c’est une possibilité de ne pas en rester à un “ne rien vouloir en savoir” si radical qu’il ne peut même se dire.
Pour que ce dispositif de la négation puisse s’effectuer, il faut que le sujet puisse méconnaître un contenu en l’attribuant à un autre : “Vous allez penser que…, mais non, ce n’est pas le cas !” ; et d’autre part, c’est le mauvais que détient l’autre. La réflexion freudienne ouvre donc sur une problématique de l’altérité et non pas sur une ontologie. La négation n’a pas rapport à la question du non-être, mais à celle de la violence exercée contre soi et contre l’autre. Si elle rencontre la logique du jugement, sur laquelle Husserl et Frege débattent, c’est que la liaison et la déliaison qu’effectue la copule dans les jugements respectivement affirmatifs et négatifs, sont l’un des actes par lesquels les pulsions se structurent. C’est aussi que l’idée freudienne selon laquelle le réel c’est ce qu’on exclut de soi comme tellement mauvais qu’on n’en peut rien savoir, fait paraître sous un nouveau jour la question du pli entre être et discours, que la logique élabore en distinguant le jugement d’attribution du jugement d’existence : ce n’est jamais qu’à son corps défendant qu’on saisit un élément de réel. Et ce corps qui se défend en pensant, c’est celui qu’organise la Verneinung. La négation n’a pas rapport au non-être, elle a rapport à la différence entre être exclu et exister. On se demandera s’il existe encore un dénominateur commun entre l’abord philosophique de la question de l’être, l’abord logique de celle de l’existence, et l’abord psychanalytique du réel. Pourtant, ces divergences se définissent dans l’examen de ce qu’est un jugement.
Il nous faudra donc prendre la mesure de l’articulation entre la question de la négation, en psychanalyse et celle de la contingence.
C’est à l’intérieur des illusions propres aux fantasmes, c’est-à-dire aux traces en nous des premières satisfactions qui ignorent la différence entre le désir et la réalité, que la négation a à s’instaurer.
C’est donc, comme il le soulignait à propos de l’un des exemples cités, dans le cadre d’une problématique des hallucinations, des illusions et des croyances qui s’élaborent dans la grammaire, dans le style, et même, disait-il, dans la logique de la pensée, que Freud considère la fonction des mots “ne…pas”.
Ces affirmations seront considérées comme autant d’hypothèses à mettre à l’épreuve de la clinique de la psychanalyse : jusqu’à quel point peut-on décrire l’histoire de la sexuation d’un être humain, la formation des identités sexuées, l’organisation des fantasmes qui tentent de donner un contenu au féminin et au masculin, par la façon dont un sujet transige avec certaines expériences, menaces, et limitations de sa toute-puissance.
D’une autre manière encore, la pensée de Freud et celle de Kant se croisent sur la négation, ou plutôt sur les négations. Ce pluriel est là pour rappeler que la Verneinung n’est pas la seule manière, en psychanalyse, d’inventer un compromis avec ce qui attaque ou menace l’âme, la Seele. Freud différenciait, comme on sait la psychose, la névrose et la perversion comme trois manières de contourner ce que la distinction des sexes et l’existence de la mort impliquent de limitation. La psychose est un rejet absolu, une Verwerfung de ce qui est inassimilable-Jacques Lacan a traduit ce terme par le vocable de forclusion-, la perversion est un déni ou un désaveu de l’inassimilable, ce qui se dit en allemand Verleugnung-, et la névrose nie ce qui dérange, au sens longuement développé précédemment de la Verneinung. Dans toutes ces formes d’expériences, la manière de nier produit des formes de certitude, de croyance, et, par là, de rapport à la réalité différentes.
Or il convient de s’étonner de trouver chez Kant, lorsqu’il réfléchit sur les illusions ou les délires (Wahn) qui habitent la pensée humaine lorsqu’elle raisonne sur le rapport de la pensée au réel extérieur, le même type de distinction que celle que Freud travaille pour caractériser les diverses formes de négation de ce qu’on appelle la castration. Lisons le texte de la première édition de la Critique de la raison pure, intitulée “Paralogisme de l’idéalité”. Dans ce texte, Kant établit la réalité des objets dans l’espace. Mais il ne procède pas par démonstration, il critique de l’intérieur les diverses positions métaphysiques qui nient la réalité des objets dans l’espace. Pour distinguer l’idéalisme dogmatique-Berkeley, par exemple-, de l’idéalisme problématique-Descartes-, il emploie deux termes distincts : “L’idéaliste dogmatique serait celui qui nie (leugnet) l’existence de la matière, le sceptique celui qui en doute (bezweifelt), parce qu’il la tient pour non démontrée” (Surkamp Taschenbuch, tome IV, p. 381 ; P.U.F., Œuvres complètes, tome I, p. 1449). Les deux thèses métaphysiques sont explicitement présentées comme des croyances (Glauben), dont il s’agit de sortir autrement que par une démonstration. Le tort de ces thèses, en effet, est de penser que le rapport de la pensée au réel pourrait faire l’objet d’une démonstration. Il s’agit donc de sortir de ces croyances par une “mise hors de doute” de la réalité des objets dans l’espace, dès lors que la réalité de ces objets est extérieure pour notre représentation et non pas en soi. Ces textes sont d’une grande portée puisqu’ils accomplissent deux actes décisifs à la fois : ils caractérisent des thèses métaphysiques comme des croyances forgées par des négations, et, parce que le philosophe accepte de cheminer à l’intérieur des illusions pour trouver le chemin qui permet d’en sortir, ils définissent la position métaphysique de Kant lui-même comme un certain type de croyance, d’évidence, recevable parce qu’elle a su trouver le ressort des illusions précédentes. C’est la critique des illusions qui fait la vérité de l’idéalisme transcendantal joint au réalisme empirique. Le texte multiplie les termes qui décrivent ce que la pensée peut admettre en elle comme réel (annehmen), laisser valoir (gelten lassen), accorder (gestehen), et il s’agit de laisser valoir le témoignage (Zeugnis) de la perception en comprenant dans quelles conditions transcendantales il se produit, au lieu d’extravaguer sur une supposée nécessité de démontrer l’existence des choses extérieures. Cette idée qu’on ne va pas directement par des preuves à l’établissement de ce qu’est la réalité mais qu’il faut cheminer à travers les tentations d’illusions qui sont autant de négations mal placées pour trouver le juste jeu du négatif laisse à penser sur ce que pourrait être, dans le croisement entre la pensée de Kant et celle de Freud, une nouvelle pensée du rapport indirect des hommes à la réalité qu’aménagent les négations dont ils disposent.
Comme on le voit dans le va-et-vient que suit ma réflexion, dans ce chiasme qui organise les rapports entre psychanalyse et philosophie, il n’y a pas de discipline reine, qui fonderait le statut de l’autre, ni de métalangage qui serait indemne de connexions avec des champs de pensée dont il ne réduit pas l’extériorité. Tel me paraît être le statut contemporain de la pensée, et ce sont ces thèmes que je souhaite développer dans les prochaines années.