Chroniques Mondes européens

Histoire de la Morue au Portugal

 En collaboration avec Loïc Le Cam

L’histoire des plats de morue au Portugal vient de très loin avec des causes qui sont à la fois géographiques, climatiques, politiques, religieuses, économiques et culturelles.

Essayons d’y voir un peu plus clair et pour cela nous allons commencer par remonter dans le temps, jusqu’à l’époque préhistorique.

Mais avant, rappelons-nous comment on obtient le sel.

La principale technique repose sur l’utilisation optimale de l’évaporation solaire et sur le vent dans les marais salants. L’eau passe de bassin en bassin avec une hauteur en eau de plus en plus faible et une saturation en sel de plus en plus forte. Elle va passer de 30g de sel par litre à 250g et plus au fur et à mesure de l’évaporation avant d’être récolté, stocké puis séché.

Avec le soleil et le vent, l’océan Atlantique, les estuaires du Tage et du Sado, le Portugal était naturellement doté pour la production du sel.

Les archéologues ont démontré que dès le néolithique (4000 ans avant JC) beaucoup de lieux de production de sels marins existaient dans ces régions, apportant une solution efficace pour la conservation et le transport des aliments.

C’est aussi grâce à ce sel que les échanges alimentaires réguliers sont devenus possibles entre le littoral (fournissant poissons et autres produits de la mer) et l’intérieur des terres (pour le pain et les viandes).

Au 3ème siècle avant JC, avec l’arrivée des Romains, la salaison des poissons a connu un essor spectaculaire.

Les occupants ont, en effet, construit des usines généralement à la périphérie de villes mais parfois aussi dans les villes (on peut encore en voir des traces à Lisbonne).

Ces usines, dont les bassins avaient généralement un contenu de 250 m3, pouvaient, particulièrement au Portugal, atteindre le volume exceptionnel de 1429 m3 notamment à Tróia (le plus grand centre romain de salaisons connu à ce jour).

De tels bassins remplis de 80% de poissons et à 20% de sel permettaient de traiter 750 tonnes de poissons avec 350 tonnes de sel et ainsi de remplir plus de 45 000 amphores de 35 l !

En quoi consistait cette étape de salaisons effectuée dans ces usines ?

La production de salaisons implique des règles immuables. En premier lieu, le poisson doit être vidé immédiatement. Pour éviter que le poisson ne se corrompe, le sel doit être en quantité suffisante.

Deux techniques sont employées :

  • La première se nomme salage par saumurage : le poisson doit être placé dans un bassin et couvert par la saumure dégagée par les tissus du poisson dès les premières heures. Les bassins des ateliers de salaisons que l’on rencontre en plusieurs points du bassin méditerranéen illustrent bien ce procédé.
  • L’autre technique, dite du salage à sec, consiste à superposer des couches de poissons et de sel, l’eau et la graisse expulsées par les poissons étant éliminées. Mais on ne sait pas si cette seconde technique a été pratiquée dans l’Antiquité.

La production portugaise était à la fois consommée sur place et exportée dans tout l’empire romain.

Venons-en maintenant à l’incidence de ce savoir-faire sur la pêche à la morue

La première question que l’on peut se poser est de savoir pourquoi aller si loin (à Terre Neuve) pour pêcher des poissons alors qu’ils étaient si nombreux et à portée de mains le long de la côte portugaise, à Lagos, aussi bien qu’à Lisbonne ou Porto ?

Pour le comprendre, là encore, il faut remonter à la préhistoire, période pendant laquelle le climat en Europe était suffisamment frais pour permettre la pêche, à proximité des côtes, de gros poissons tels que les thons, les requins, les espadons, les dorades coryphènes et même les baleines.

Le réchauffement climatique appelé « Petit optimum médiéval » entre les 10ème et 13 ème siècles a chassé certains de ces gros poissons vers le nord et les marins portugais les ont tout simplement suivis à partir du début du 16ème siècle.

C’est là qu’ils ont pêché en grand nombre le cabillaud, ces gros poissons qu’ils attrapaient le plus souvent à la ligne plutôt qu’au filet, les pêchant en se calfeutrant toute la nuit dans des tonneaux afin de pouvoir résister au froid terrible de ces contrées.

Mais compte tenu des distances, il fallait ensuite, être capable de le conserver pour le voyage du retour.

L’évolution des techniques de conservation s’est donc faite en 2 temps :

  • Dans une première période, la pêche était débarquée à terre, à proximité des lieux de collecte (stockfish) et séchée au soleil, puis réembarquée pour être amenée sur les lieux de vente. Coûteux en termes de temps donc d’argent, les pêcheurs ont rapidement cherché à améliorer cette étape.

  • C’est alors que des marins, en 1500, probablement des basques (d’après l’historien Antonio Marques da Silva), ont eu l’idée d’embarquer du sel sur leurs navires et d’opérer la première partie du processus de conservation (salage) sur leurs bateaux permettant ainsi le transport sans dommage.

C’est seulement à l’arrivée dans les ports de destination que la morue était alors séchée afin de prolonger encore sa durée de garde pour être stockée ou bien revendue même à l’export !

L’avantage de cette technique était double :

  • Elle permettait un gain de temps et de productivité important pour les pêcheurs
  • Elle proposait une approche gustative bien meilleure puisque le poisson conservait sa souplesse alors que dans la première méthode il devenait dur, trop dur pour être véritablement apprécié.

La pêche moderne de la morue était née et ce nouveau type de conservation lui procurait une saveur qui fut certainement une des causes importantes de son succès au Portugal.

Mais si la morue salée puis séchée possède une qualité gustative remarquable, elle ne peut pas expliquer, à elle seule, l’engouement de tout un peuple.

Trois autres facteurs sont à prendre en compte : la religion, le trafic commercial (conséquence des grandes découvertes) et le prix de la morue.

La religion :

  • Le Portugal est un pays qui a toujours été très religieux.

Dans ce contexte, les interdits alimentaires prônés par la religion catholique étaient très respectés et suivis :

      • Tous les vendredis pour le vendredi saint et souvent le samedi.
      • La période du carême pour 40 jours.
      • Tous les mercredis pour les mercredis des cendres.
      • Le début de chaque saison de l’année, etc.

Au total ces interdictions de viande pouvaient représenter jusqu’à plus de la moitié des jours de l’année.

Les protéines animales étaient alors recherchées dans le poisson.

La morue était idéale grâce à sa durée de conservation permettant transport et stockage.

Les grandes découvertes :

  • Les voyages vers les Indes duraient environ 6 mois pendant lesquels il fallait assurer la nourriture à bord. Ils embarquaient des poissons et des viandes salées, des biscuits et des animaux vivants. Pour ces derniers les conditions d’hygiène étaient compliquées ralentissant leur utilisation.

A noter que les coqs étaient embarqués, non pour l’alimentation mais pour « sonner » l’heure du réveil !

Quant aux poules elles étaient plutôt réservées à la confection de la célèbre Canja da Galinha (soupe au poulet originaire d’Inde – kanji), bouillon dans lequel elles étaient mélangées avec du riz. Cette soupe était alors destinée aux malades, comme remède contre les rhumes, les problèmes de digestion ou les maladies bénignes.

  • Il a alors surtout fallu se contenter de poissons et de viande salés et séchés qui correspondaient bien aux besoins alimentaires des équipages et qui ont contribué aussi à habituer les palais portugais à ce gout si particulier de la morue.

Le prix de la morue

  • La morue, au 16ème et 17ème siècle, se retrouvait surtout dans les assiettes des curés, des moines et du peuple. Les nobles et les bourgeois riches, lui préféraient à l’époque le poisson frais pêché sur les côtes portugaises mais beaucoup plus cher.

A tire d’exemple, au 17ème siècle, un merlu frais coûtait 35 reis tandis que la morue en valait 4.

Nobles et bourgeois étaient maintenus dans leur idée de ne pas consommer de morue par les médecins eux-mêmes.

Par exemple, le médecin personnel de Jean V du Portugal au milieu de 18ème, (Francisco da Fonseca Henriques) écrivait :

« La morue est un type de merlu très dur, la digestion est très difficile et convient aux personnes qui travaillent et font beaucoup d’exercice. C’est un aliment pour les pauvres et les paysans. Il ne faut pas la consommer, surtout pour les personnes délicates ou sédentaires » 

Quelle mauvaise publicité pour la morue !

Mais malgré cela, au 19ème siècle, notre morue a retrouvé le chemin des assiettes des gens aisés. Pourquoi ?

En fait les Portugais avaient suspendu la pêche à la morue aux 17ème et 18ème siècle parce que leurs bateaux de pêche étaient souvent attaqués par des corsaires français, anglais ou hollandais.

Le Portugal de l’époque, n’avait pas les moyens de protéger à la fois les routes commerciales des Indes et du brésil et les pêcheurs.

A l’époque, les nouveaux « seigneurs » des bancs de Terre Neuve étaient les Anglais et les Français.

Pendant cette période, la morue consommée au pays était achetée aux Anglais et aux Français qui eux étaient intéressés par le sel portugais. Mais à partir du 19ème siècle les positions européennes furent assouplies, permettant une reprise des campagnes de pêche par les flottes portugaises qui, au 20ème siècle, ont connu un nouvel essor avec « l’État Nouveau » et sa célèbre « Flotte Blanche » (Le Portugal était officiellement un pays neutre pendant la Seconde Guerre mondiale. Afin que les navires de pêche puissent traverser l’Atlantique sans être torpillés par un sous-marin, ils ont été peints en blanc, signe de cette neutralité).

Une seconde raison probable de cette reprise de la consommation de la morue fut l’évolution du savoir-faire culinaire qui multipliait les façons de l’accommoder.

D’ailleurs, la morue est apparue dans les menus du Collège des Nobles (organisme d’éducation des jeunes nobles) dès la fin du 18ème puis dans les menus des grands hôtels au 19ème siècle.

Par exemple, un dîner du 19ème à l’hôtel Lawrence de Sintra (qui est le plus vieil hôtel de la péninsule ibérique) est décrit par l’écrivain Eça de Queiroz en ces termes : « le diner à Laurence a duré jusqu’à 8h. Quand la morue est apparue, ce fut un triomphe. »

Pour notre plus grand bonheur, cette tradition de la morue figure toujours aux cartes des grands restaurants et des grands hôtels… comme des petits !