Mondes européens

Entretien avec Alain Fleischer

Plusieurs livres d’Alain Fleischer ont paru ces derniers mois. Deux volumes réunissant ses textes sur la peinture, la photo, le cinéma, la littérature ; une réécriture du Marchand de Venise ; une autobiographie fictive, Moi, Sàndor F., et en septembre paraît un de ses plus étranges et plus beaux romans, Courts-circuits. S’il y a un livre qui devrait faire pâlir cet improbable concept de « littérature-monde », c’est bien celui-là.

 

Les laboratoires du temps et L’empreinte et le tremblement. Galaade Éditions, 2009.

La vision d’Avigdor ou le Marchand de Venise corrigé. Le Cherche Midi, 2008, 233 p.

Moi, Sàndor F. Éditions Fayard, 2009, 394 p.

Courts-circuits. Le Cherche Midi, 2009, 477 p.

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Pour quelle raison t’es-tu mesuré à Shakespeare en osant réécrire son Marchand de Venise ?

Ça me fait plaisir que tu reviennes à ce livre car il est passé complètement inaperçu. Dans le premier livre que j’ai publié chez Philippe Sollers, aux éditions Gallimard, qui s’intitulait Immersion, il y a un personnage qui est un prince juif de Venise, Avigdor Sforno, à qui je prête le travail – qu’il fait depuis cinquante ans – d’étudier Le marchand de Venise. Il entreprend en fait de corriger ce texte assez monstrueux et de donner ainsi une leçon à Shakespeare. Puis un jour, je me suis dit que ce serait bien que ce travail soit fait réellement. J’ai donc accompli la tâche que je prêtais à l’un de mes personnages. J’ai commencé par lire deux ou trois traductions de ce livre, qui n’a jamais été bien traduit. J’ai décidé de ne rien supprimer du texte de Shakespeare, je me suis simplement permis de le pousser un peu plus loin dans sa vérité, pour le démasquer. J’ai aussi créé un personnage supplémentaire, le petit neveu de Shakespeare, un fouteur de merde qui passe son temps sous les jupes des filles, mais qui dit aussi quelques vérités à tout ce petit monde. J’ai ainsi tenté de mettre en lumière une certaine teneur abjecte du contenu de la pièce. Sans doute Shakespeare a-t-il été influencé par l’ambiance de son époque. Le marchand de Venise n’était pas le premier livre antisémite, déjà Marlowe et d’autres….

J’en viens à ton deuxième livre paru récemment, Moi, Sàndor F. L’histoire est celle de cet oncle, né en 1917, qui va mourir à vingt-sept ans, en 1944, dans un train qui le conduit vers Auschwitz. Or, c’est l’année où toi, tu nais…

 

Ce personnage de Sàndor F. est déjà un fantôme dans d’autres de mes livres. Il apparaît dans Quelques obscurcissements, à la fin de L’Amant en culottes courtes. Je le découvre à l’anniversaire de mes vingt ans puisque mon père, par pudeur, n’a jamais voulu évoquer l’histoire de ma famille. C’est ma tante qui m’a appris l’histoire de cet oncle et de ma famille, dont celle de mes grands parents qui, eux, sont morts à Auschwitz, gazés. Un autre oncle s’est suicidé quand il a compris ce qui allait lui arriver. Les deux seuls survivants sont donc mon père et ma tante, car ils faisaient leurs études à l’étranger.

Sàndor F. était le frère préféré de ma tante, laquelle voyait en moi sa réincarnation. Elle m’a mis en tête que physiquement je lui ressemblais beaucoup. J’étais aussi doué des mêmes traits de caractère. Je suis né en janvier 1944 et en février, peu avant sa mort, Sàndor a envoyé une carte postale à mon père, qu’il m’a montrée, où il lui disait qu’il était très heureux d’apprendre ma naissance et qu’il espérait me connaître un jour.

De cet oncle, je savais peu de choses, qu’il aimait la musique, la photographie, comme moi… Mais j’en savais plus sur le mode de vie de ma famille, cette bourgeoisie juive discrète qui ne vivait pas dans le centre de Budapest, mais dans un faubourg ouvrier. Mon père ne parlait que des épisodes joyeux de sa jeunesse, de ses aventures de collégien noceur, farceur, buveur, passant son temps avec les Tziganes à courir les filles. J’ai pu ainsi reconstituer un peu de ce monde où avait vécu mon oncle. Ce que je lui prête de moi, c’est ce qui me manque de lui, ce que je ne sais pas de lui. Il y a un va-et-vient entre « je me souviens » et « j’imagine », deux formules récurrentes. « Je me souviens » car il y a des choses que j’ai apprises de lui par petits bouts, mais aussi « je me souviens que j’imagine » et « j’imagine que je me souviens ». Cet exercice, je l’ai fait en réponse à la proposition de la collection Alter Ego : se projeter de façon autobiographique, donc en restant soi, dans un autre, dans le corps d’un autre, dans les lieux d’un autre, dans l’époque d’un autre. L’autre, en l’occurrence devient une espèce d’oncle-frère, ce qui me met dans une situation très étrange, car si je deviens Sàndor, je deviens le frère de mon père. Cela m’a d’ailleurs éclairé sur mes relations avec de dernier. Je me suis rendu compte que je me sentais plus son frère que son fils. J’aimais l’idée que je pouvais lui ressembler. C’est comme si nous avions été de la même génération.

L’exercice a donc consisté à me servir de tout ce que je détenais réellement comme informations sur cet oncle, et sur le petit monde où il vivait, et à supposer avec une certaine vraisemblance ce que j’ignorais, à inventer des pans entiers de sa vie. Ce fantôme qui rodait déjà dans certains de mes livres, étant donné le côté absolument tragique de son sort, je n’aurais pas pu en faire un personnage de roman traditionnel, mais en le sauvant de l’oubli, j’ai l’impression d’avoir payé ma dette envers lui. J’ai sauvé sa mémoire. Même publié à cinq cents exemplaires, un livre existera toujours.

As-tu parfois éprouvé scrupules à prêter des aventures imaginaires à des personnages réels et qui plus est font partie de ta famille ? Je pense à ces belles scènes sexuelles…

 

Ça m’est arrivé, effectivement. Je lui ai prêté ce que j’aurais pu vivre, moi, en m’inspirant de situations que j’ai connues et en les transposant. Mais il m’a fallu, à certains moments, dépasser une forme d’autocensure, particulièrement quand j’évoque ses premières aventures sexuelles et quand je touche à la question plus délicate de l’inceste.

L’inceste est un thème récurrent de tes livres et dans le dernier paru, Courts-circuits, tu te livres à une défense et illustration de la prostitution. Pas très moralement correct tout ça.

 

Ma conviction est que toute activité humaine n’a qu’une finalité sexuelle. Le sexe de la femme est au centre de tout. Nous, les hommes, sommes à la périphérie, et nous sommes perpétuellement attirés vers le centre.

Cela rejoint le livre ce que tu as écrit sur la nature fondamentalement pornographique de la photographie.

 

Tout à fait. L’objectif premier et final de toute photographie, c’est une vision pornographique. La pornographie a été inventée par la photographie. Avant la photo, il y avait de l’érotisme dans l’art, depuis toujours. Mais la pornographie, qui implique des personnes qu’on peut reconnaître, se livrant à des actes incontestables et compromettants au regard de la morale dominante, a été inventée par la photo. Ma défense et illustration de la prostitution implique que je refuse tout jugement moral sur cette pratique et sur la sexualité en général.

Dans Courts-circuits, toutes les histoires se terminent en effet par des scènes sexuelles. On a le sentiment d’un livre extrêmement composé, car les histoires s’emboîtent entre elles avec une rigoureuse logique et pourtant, tu y insistes, ton roman n’obéit à aucune composition. Quel est le point de départ du récit ?

 

Le point de départ, comme dans tous mes livres, est extrêmement ténu. Un type arrive dans une petite ville de Bohême qu’il ne connaît pas. Il a faim et soif, il cherche un restaurant. La ville est déserte. La seule boutique ouverte c’est celle d’un tailleur. Il entre dans l’idée de demander s’il y a un restaurant ouvert et finalement il se commande un manteau. À partir de cette histoire un peu absurde, me vient aussitôt le besoin qu’apparaisse une jeune fille. Il en croise donc une en ressortant de la boutique, qui apporte à manger au vieux tailleur. Je découvre alors que tout le livre doit, pour sa fin, me reconduire à cette jeune fille et au manteau qui me sert à la retrouver. Voilà qui est acquis dès le début. Le principe du récit, c’est que l’on quitte un personnage, à commencer par le narrateur, pour en suivre un autre, et un autre, et un autre, ainsi de suite.

Ta méthode d’écriture, tu le sais, laisse tes lecteurs perplexes et admiratifs, tu l’évoques longuement dans le livre…

 

          Je dicte tous mes livres à Danièle, ma compagne, avec qui j’ai passé un contrat. Les termes ? Je travaille principalement au mois d’août. Je commence le matin, à huit heures. Elle est là, avec l’ordinateur, pour saisir, et sa présence m’oblige à passer aussitôt à l’acte. Prêt ou non, je dois me jeter à l’eau. C’est cette dictée qui me fait dire ce que j’ai à dire. Je trouve en dictant. Je n’ai jamais de plan, jamais de notes, je ne prépare rien, je suis incapable de projeter un livre. Je ne suis capable que d’écrire et de trouver ce que j’ai à dire en écrivant. Dans la situation de devoir dicter, m’apparaît ce que j’ai à dire. J’écris donc sans inscrire.

C’est cela qui est extraordinaire, car tu n’as jamais la phrase sous les yeux.

 

Pendant longtemps, j’ai pris à mon compte la réponse qu’avait faite Sartre, quand il est devenu aveugle, à un journaliste qui lui objectait qu’il pourrait dicter. Sartre lui avait répondu non, car « le style, ça se regarde ». Ça m’avait paru évident. La littérature, ça se regarde. C’est une composition de signes noirs sur blanc. On ne peut juger de l’écriture qu’en la regardant. On ne peut juger un texte qu’en voyant la ligne au-dessus et celle qui arrive. Finalement, tout cela est faux. La littérature, ça s’écoute. La langue est d’abord orale. Il y a des langues sans écriture. Celle-ci arrive très tardivement dans l’histoire des langues. Je me rends compte maintenant que je peux dicter pendant huit heures d’affilée sans avoir besoin de voir, sans que le texte soit de l’image. Phrase par phrase, je mémorise la construction. Même dans le cas d’une phrase très longue. À chaque point, je sais où j’en suis. Je sais les mots que j’ai répétés volontairement, j’ai en mémoire la ponctuation, le rythme, les assonances… C’est en fait un exercice mental très simple. Et par ailleurs, en dictant tu es soulagé de tout le processus d’écriture qui met le corps, la main et l’œil au travail, qui les fatigue. Tu es là, voûté, face à ta feuille de papier. Quand j’écris sans inscrire, je suis dans un repos du corps. Souvent je ferme les yeux pour me représenter des choses sans être distrait. Je suis dans un état idéal de l’écriture puisqu’elle n’a plus sa matérialité. Rien ne freine, il n’y a pas de fautes de frappe, pas d’écran qui fatigue l’œil. L’écriture à la main n’en parlons pas ! J’ai une écriture terrible, que parfois je n’arrive pas à relire moi-même. Je dicte donc dans un idéal de la production du texte. Mais il y a un piège à cela, c’est que se trouvent parfois favorisées les dimensions sonore et musicale de la langue. Ça peut griser de dicter des phrases qui deviennent de la musique. Seulement, mon travail consiste à ce que la langue et le sens aillent le plus loin possible dans cette fusion. Si je fais des phrases longues, ce n’est pas du tout par coquetterie, c’est parce que je veux épuiser un sujet. Je m’empare d’un thème, d’une description, d’une scène, d’un personnage, et j’ai envie qu’il ne me reste plus rien à en dire. Tout cela ne me vient que dans le temps de l’écriture. Je suis incapable de projeter le déroulement d’un livre, les péripéties d’un récit. Quand je commence un livre, j’ai le début, parfois le thème. Cela se résume à deux lignes, à un souvenir que je traîne depuis des années. Pendant tout le temps de la dictée, le texte se dépose virtuellement sur un support pour moi énigmatique. Je ne le vois pas, je ne regarde pas l’écran. La dictée autorise la vitesse. C’est un peu comme une photo que l’on prend avec un appareil argentique. On a pris la photo, mais on ne sait pas si elle est bonne ou pas, si elle est surexposée ou floue. Il faut attendre de la développer pour qu’elle apparaisse. Pour moi c’est pareil, j’attends huit heures et c’est seulement à la fin de la journée, quand je suis fatigué et que je n’ai plus d’idées, que j’ai absolument besoin de voir. Le texte doit se révéler à moi, comme une photo se révèle, et qu’il redevienne une image, comme le disait Sartre quand il affirmait que « le style, ça se regarde ». J’effectue alors une sortie papier des dix, quinze pages que j’ai dictées. J’apporte très peu de corrections. Le texte est joué à quatre-vingt-dix voire quatre-vingt-quinze pour cent lors de la dictée. Je pourrais faire aussi une comparaison avec la sculpture en bronze. Le sculpteur fait son moule, coule le bronze dedans, quand il démoule, c’est joué à quatre-vingt-dix pour cent. Après, il va se contenter de patiner, limer, rassembler, souder, mais c’est joué.

Les villes, les paysages que tu décris longuement, sont-ils des lieux que tu connais ?

 

La plupart du temps, je ne parle que des lieux que je connais. Parfois, j’enrichis la connaissance ou je ravive ma mémoire en allant chercher des informations, comme un nom de rue que j’ai oublié. Même dans une fiction, j’aurais beaucoup de mal à situer une histoire dans une ville où je ne suis jamais allé.

Tu dis ne pas avoir de projet, mais ces histoires qui s’emboîtent les unes dans les autres aboutissent toutes, on l’a dit, à une scène sexuelle. Au moins cela, était-ce établi au départ ?

 

J’ai besoin de ces scènes, mais elles ne sont jamais prévues à l’avance. J’ai absolument besoin d’elles pour écrire. C’est d’ailleurs ce que donne la conclusion du livre. Ce narrateur que l’on finit par retrouver trois mois plus tard en Bohême se dit que l’hiver arrive et qu’il est grand temps d’aller chercher le manteau qu’il s’était commandé. En fait, ce dont j’avais besoin, en tant qu’auteur du livre, c’était de me donner l’occasion de retrouver cette fille, de la décrire, de la déshabiller. Je voulais retourner à elle, car elle m’avait plu quand elle est apparue dans le livre, quand je l’ai imaginée.

Après coup, je me suis également rendu que dans de nombreux épisodes du roman, les personnages apparaissent au moment où leur vie bascule. Ainsi, un écrivain choisit de vivre sur un bateau, un jeune Juif Ukrainien émigre à Montevideo, une jeune femme est assassinée, un type se pend dans son appartement de San Paulo, un vieux frère découvre la sexualité sur le tard avec un cadavre… Deux choses semblent être des obsessions fortes pour moi : l’envie de créer une femme avec des mots, pour ensuite la déshabiller avec des mots et faire l’amour avec elle, avec des mots ; le désir de changer de vie. Décision que j’ai prise dix mille fois, sans jamais la tenir. Ces deux thèmes ont à voir l’un avec l’autre. Changer de vie et rencontrer une nouvelle femme, c’est la même chose. Il y a un fantasme absolu chez moi, qui fait d’ailleurs l’objet de l’un des épisodes du livre : être dans un pays que je ne connais pas, en Biélorussie par exemple – c’est d’ailleurs là que je situe un des épisodes -, être dans un train, arriver dans la gare d’une ville où personne ne s’arrête, où je ne connais personne, dont je ne connais pas non plus la langue. Sur le quai il y a une fille qui me plaît, je descends et je reste vingt ans avec elle. Une femme pourrait être la totalité de mon bonheur dans un lieu où il n’y aurait rien d’autre qu’elle.

Certains de tes amis font irruption dans Courts-circuits, des écrivains, des peintres, des cinéastes. Un Godard inhabituel fait son petit tour…

 

En effet, c’est la première fois que dans un livre de fiction je glisse, sans les présenter comme tels, des fragments autobiographiques. Dans d’autres livres, j’avais pris l’habitude de les signaler. Ici, on ne sait pas alors si le « je » est celui du narrateur ou celui d’un personnage fictif ou réel. Je renverse même les rôles en interviewant un personnage qui est moi.

Oui Godard. J’évoque notamment ce film que j’ai fait sur lui, plus particulièrement les passages qui ont été coupés ou ses propos tenus en voix off. Je rappelle cette phrase qu’il a prononcée un jour et qui m’a semblé être une horreur, mais dont il s’est très vite défait en passant à un autre sujet. C’était au moment des attentats suicides palestiniens. « Finalement, a-t-il dit, les attentats suicides des Palestiniens, c’est un peu comme ce qu’ont fait les Juifs en se laissant enfermer dans les chambres à gaz pour faire exister l’État d’Israël ». Dans le film, j’ai adopté la position d’un filmeur muet. Je l’ai laissé parler avec les interlocuteurs qu’il a choisis, parfois avec des étudiants qu’on lui avait proposés. Il a joué le jeu. Il a été réellement présent. Je me suis abstenu d’intervenir, y compris dans les moments où vraiment j’avais envie de le moucher. J’ai tenu bon mais j’ai souhaité lui répondre. Ce livre en est l’occasion. Je n’exclus d’ailleurs pas de reprendre un jour, dans un autre livre, la totalité des propos tenus dans le film, pour y répondre à nouveau plus longuement. Le titre pourrait m’être donné par Godard lui-même, quand il parle du passage du muet au parlant. Il dit quelque chose d’assez joli : « On a poussé trop vite le cinéma à parler comme si on forçait un enfant à parler. Il fallait le laisser muet plus longtemps. » Mon livre pourrait donc s’intituler La réponse du muet au parlant. J’étais le muet, moi, dans cette affaire et c’est lui qui parlait. Mais, ai-je besoin de le préciser, je n’avais absolument pas préparé la venue de Godard dans mon livre. Je le répète : je suis incapable de convoquer qui que ce soit autrement qu’en écrivant.