Les exégètes de la littérature médiévale ont pris l’habitude de considérer que le merveilleux féerique se déclinait sur deux modes : l’un panique, et c’est Morgane, la fée qui nous attire dans les rêts d’un univers inconnu dont nous ne sortirons peut-être jamais ; l’autre refamiliarisant, et c’est Mélusine, la fée civilisatrice qui se laisse apprivoiser pour couvrir de ses dons l’homme qu’elle a élu, « Mélusine maternelle et défricheuse », comme le disait Jacques le Goff, petite sirène avide des jambes des hommes ou ondine à la recherche d’une douceur de vivre inconnue d’elle, et qui, presque toujours, retourne à son élément, ayant constaté son incompatibilité avec un quotidien qui ne l’est que pour nous. André Breton, bien avant les médiévistes, avait intimement reconnu ce double mouvement en écrivant successivement sa rencontre avec la morganienne Nadja puis avec la mélusinienne muse d’Arcane 17.
A bien y regarder, pourtant, et avant même d’en référer à nos expériences personnelles, les choses ne sont pas toujours aussi claires qu’il peut paraître. Le Lanval de Marie de France nous présente l’exemple archétypal, en son début, du conte morganien. Le héros ne quittera cependant pas pour autant la cour arthurienne et la fée, se faisant fugitivement mélusinienne, se rendra même chez le roi breton, dans l’œil du cyclone, pour sommer son amant de choisir : le dilemme, il est vrai, sera de courte durée et l’aspect fondamentalement morganien de la fée confirmé par la décision de Lanval de quitter désormais un royaume dans lequel il y a incontestablement « quelque chose de pourri ». On peut voir dans cette conclusion du seul lai de Marie de France à se dérouler à la cour d’Arthur un pied-de-nez au rêve de civilisation proposé dans les mêmes années par Chrétien de Troyes, infatigable apôtre des « lumières » dans cette nuit du Moyen Âge, nuit qu’il me paraît pourtant loisible de préférer, dans son fourmillement d’étoiles, à la clarté trop crue d’un graal dont on n’a inlassablement scruté la forme que pour éviter de se rendre compte qu’il cachait peut-être tout simplement un attrape-nigauds.
Alors décidément, Morgane contre Mélusine ? N’y a-t-il pas toujours plus à gagner à pénétrer l’inconnu qu’à vouloir ramener à toute force la création à nous ?
Mais voilà Mélisande, héroïne moyenâgeuse perdue dans la forêt symboliste de Maeterlinck. Son nom fait manifestement signe à celui de Mélusine. En est-elle un avatar ? Elle n’apportera pourtant nulle prospérité, nul bonheur durable à la cour du vieux roi Arkel. Golaud, qui l’a découverte, est déjà un homme déclinant, et son frère Pelléas ne serait lui-même encore « qu’un enfant ». Et quelle étrange Mélusine que celle qui fait dire à celui qui se propose de la ramener au monde civilisé « je crois que je me suis perdu moi-même »…
D’où la question : les vrais Mélusines ne seraient-elles pas essentiellement des Morganes en puissance ? (ou en impuissance ?) Raymondin, l’amant de Mélusine (dans les romans médiévaux), ne saurait même entrevoir l’existence de la merveille : son regard indiscret par le trou de la serrure provoque la fuite sans retour de la fée. Que ne va-t-il la rejoindre ? C’est qu’il ne semble pas en avoir la capacité, et que, surtout, le monde à bâtir ne saurait être que notre monde. Mais quelle dérision que l’évocation de cette fortune montante des « Lusignan » qui, au moment où s’écrivent les romans narrant les aventures du fondateur de leur lignée, ont déjà de beaucoup dépassé le temps de leur apogée ! Le discours « civilisateur » pourrait-il n’être ici qu’un leurre, destiné à cacher cette vérité fondamentale qu’il n’est de vie que dans l’autre monde, d’existence aboutie que dans le refus du domestique et du quotidien ?
Peut-être convient-il que nous nous jetions ici nous-même à l’eau. Facilité du discours scientifique : il permet de parler sous le couvert des fables qui, pour ne pas être toutes uniment rassurantes, n’en sont pas moins hors de nous, objets et non sujets de notre quête. Tous les jeux sont permis, certes, excepté celui de se prendre à lui. Jamais le savant, usât-il de l’ironie la plus acerbe, ne brise le miroir des mots qu’il tend à ceux qui le lisent. Pour qu’advienne l’aventure il faut fermer le livre ; Don Quichotte lui-même le savait bien.
Ainsi moi-même, ici, — sauf à me taire — je ne pourrai jamais que suggérer un geste impossible. Pourtant les êtres fés sont partout, et cela pour la simple raison que ce ne sont en définitive pas eux qui possèdent, mais bien nous qui leur conférons leur pouvoir. Ce que la littérature du Moyen Âge et des contes ne pouvait dire que sur le modèle de l’allégorie, feignant de situer en dehors de nous-mêmes le pouvoir de faire apparaître et disparaître l’autre monde, il n’est que trop évident que nous pouvons le susciter à notre gré ; plus : nous sommes condamnés à le faire vivre de et uniquement par nous-même. Le fantastique, nous dit-on, génère malaise et angoisse. Qui ne voit, cependant, qu’il nous met, sans que nous ayons à faire le moindre effort, face à ce que nous avons toujours plus ou moins obscurément rêvé, tout en nous empêchant d’y participer en acteur véritable ? Pour être pleinement accepté, le merveilleux est paradoxalement plus volontaire : puisque l’irrationnel y est un donné, l’aventureux, contrairement à ce qui se passe dans le fantastique où nous sommes embarqués bien plus de force que de gré, n’est jamais donné d’avance et doit toujours être conquis. Mélusine, parce que Raymondin la réduit au déni qu’il lui oppose, c’est la tentation paresseuse — pour conjurer le fantastique — de réduire la merveille aux normes de l’humanité moyenne ; Morgane, en revanche, nous requiert sans cesse et nous exhorte infatigablement d’un « oseras-tu ? » qui claque comme un fouet à nos oreilles sourdes.
A la question « Vous arrive-t-il de croiser des fées ? », celui qui répond « oui, et j’ai en ai peur » (inversant le « non, mais j’en ai peur » de Mme Du Deffand à qui l’on demandait si elle croyait aux spectres) passera peut-être pour un lâche. Pourtant, n’est-ce pas cette peur seule qui peut nous garantir que nous sommes sur la bonne route ? Toute rencontre est une aventure ; c’est pourquoi tout « autre » reconnu comme tel cache un être fé, pour peu qu’on veuille prendre ce risque de se laisser entraîner non là où il veut mais là où nous voudrons aller avec lui. L’autre en lui-même ne possède aucun pouvoir de contrainte : la fée de Lanval répond à un désir de ce dernier, elle ne le précède pas ; tout au plus lui donne-t-elle une forme. Mais l’inconnu n’est jamais en-dehors de nous, il est en nous, là où nous ne voulons généralement pas le chercher car nous le confondons avec un « tout autre » dont la familiarité nous aveugle. Il est le graal noir de la fée Morgane, l’objet même qui fait de nous le sujet de notre quête.