Mondes européens

De l’irrationalitĂ© dans “Les fleurs du mal” de Charles Beaudelaire

Lire la peur chez Jean Delumeau et Charles Baudelaire : De La peur en Occident à Les fleurs du mal

INTRODUCTION

HĂ©ritiĂšre du rationalisme auquel ont abouti les combats des LumiĂšres, la France passe, Ă  maints Ă©gards, pour le pays oĂč les attitudes ont toujours Ă©tĂ© marquĂ©es par le recours Ă  la pensĂ©e positive, fondĂ©e sur des Ă©vidences que tout esprit peut Ă©tablir ou concevoir. Ce postulat semble justifier, du moins en partie, l’affirmation de LĂ©opold SĂ©dar Senghor qui lui valut des reproches de la part de certains intellectuels africains : il Ă©tait alors soupçonnĂ© de rĂ©duire le NĂšgre Ă  l’émotion, lui qui voyait en la raison une caractĂ©ristique de l’hellĂ©nisme. Une telle prĂ©disposition Ă©loigne toute idĂ©e susceptible de susciter une rĂ©flexion sur de potentielles influences d’élĂ©ments irrationnels sur les comportements des Français, quand bien mĂȘme l’on conviendrait que certaines attitudes individuelles s’inscrivent dans la durĂ©e des schĂšmes mentaux collectivement Ă©tablis. En fait, comment penser comme les sociologues que l’individu apparaĂźt comme un Ă©chantillon social sans voir dans certains de ses actes un reflet du groupe auquel il appartient ?  La tentation est grande, qui nous pousse Ă  le percevoir comme théùtre de certaines mentalitĂ©s observables dans son groupe, mentalitĂ©s qui peuvent l’avoir prĂ©cĂ©dĂ© de trĂšs loin quand elles n’accompagnent pas son Ă©poque. Cette tentation justifie notre projet de lire Les Fleurs du mal de Charles Baudelaire au prisme de la peur, dans la perspective d’établir des comparaisons avec le travail de Jean Delumeau dans La Peur en Occident (XVIĂš– XVIIĂš SiĂšcles). Il sera question de dĂ©passer les travaux d’historiens sur la construction d’une nation comme Marc Ferro (2006), Jacques Marseille (2002), sur les grands moments de l’évolution d’un pays (AndrĂ© Larange, 2008) ou  la dĂ©marche par laquelle Suzanne Citron propose un regard nouveau sur l’enseignement du passĂ© de la France tel qu’il est dispensĂ© aux Ă©lĂšves en hexagone (2008). Nous entendons faire de la lecture des poĂšmes un Ă©clairage sur les schĂ©mas conceptuels en vigueur en France, en partant du principe que l’écriture de Baudelaire a dĂ» subir l’impact des gĂ©nĂ©ralitĂ©s inhĂ©rentes Ă  sa sociĂ©tĂ©.

Un regard entre la sociocritique et l’histoire Ă©clairera cette exploration des idĂ©es et des formes d’expression auxquelles ce poĂšte a recours dans l’écriture de son recueil, allant de la croyance aux malĂ©fices comme Ă  la divination, du lointain aux tĂ©nĂšbres quand il ne nourrit pas des apprĂ©hensions au sujet de la mer ou de la femme. A terme, il sera loisible d’établir en quoi l’artiste rejoint l’historien des mentalitĂ©s, inscrivant dans son texte les indices de certaines constantes ayant Ă©tĂ© Ă  l’origine des habitudes de jugement et des comportements perceptibles dans la France de ses contemporains ou de ses prĂ©dĂ©cesseurs. Aussi sera-t-il possible d’établir des distances entre ce que Delumeau dĂ©crit et la production de Baudelaire, celles-ci signalant par le fait-mĂȘme la façon dont le poĂšte prend en charge des savoirs historiques sur sa sociĂ©tĂ©. Dans le cadre de cette Ă©tude, nous prenons l’édition Livre de poche classique de Les Fleurs du mal, recueil publiĂ© Ă  La Librairie GĂ©nĂ©rale Française en 1973 et qui sera signalĂ© dans les  rĂ©fĂ©rences par Les Fleurs.

Entre forces invisibles et superstitions

La peur des forces invisibles en France, nous dit Delumeau, s’étend aussi aux tĂ©nĂšbres qu’aux revenants (1978 : 103-119) ; alors, des croyances s’y expriment, qui justifient des actes vĂ©cus comme de vĂ©ritables rituels, accompagnant les citoyens dans leurs dĂ©marches vis-Ă -vis des entitĂ©s spirituellement concevables. D’oĂč les propos de Delumeau : « Beaucoup d’EuropĂ©ens d’autrefois, [dont des Français] ont considĂ©rĂ© celui que l’église appelait Satan comme une puissance parmi d’autres, tantĂŽt bĂ©nĂ©fique, tantĂŽt malĂ©fique, suivant l’attitude adoptĂ©e envers lui » (86)[1].  Baudelaire se fait l’écho de cette croyance dans « Les litanies de Satan », poĂšme dans lequel il s’adresse au Diable ; celui-ci nous paraĂźt dotĂ© d’atouts favorables Ă  maints Ă©gards : il jouit d’une supĂ©rioritĂ© sur les autres anges tant dans le domaine du savoir  que dans ses traits physiques, lui « le plus savant et le plus beau des anges » (v. 1). Le poĂšte voit en lui une victime de la fatalitĂ©, ce « Dieu trahi par le sort et privĂ© de louanges » (V.2), et la suite des vers s’oriente comme vers la rĂ©paration d’une injustice faite Ă  Satan auquel il reconnaĂźt au passage l’omniscience (V.7), le rĂŽle dĂ©terminant auprĂšs des chercheurs, cette « lampe des inventeurs » (V. 40), l’aptitude Ă  rĂ©vĂ©ler les richesses cachĂ©s Ă  l’humanitĂ© (V. 19-20) et la disponibilitĂ© Ă  consoler les faibles (31), les exclus (V. 10, 43- 44) et les marginaux (29).

Cette exaltation cĂŽtoie une dĂ©nonciation du rĂŽle nĂ©faste jouĂ© par Dieu, coupable aux yeux du poĂšte de l’exclusion de l’homme du paradis terrestre. Une ironie se perçoit ici, justifiant l’inversion des rĂŽles traditionnellement dĂ©volus au CrĂ©ateur et Ă  Satan, au point que celui-ci est prĂ©sentĂ© comme l’unique recours de l’homme dans la dĂ©tresse, d’oĂč ce refrain quatorze fois repris dans le poĂšme « O Satan, prend pitiĂ© de ma longue misĂšre ». Cette litanie s’achĂšve par une supplique qui consacre l’hommage Ă  Satan et implore une intervention dĂ©terminante sur l’ñme du poĂšte. Et, sans connaĂźtre de bornes, cette exaltation couvre autant les « hauteurs du Ciel » que les « profondeurs de l’Enfer », assurant de ce fait un rĂšgne  Ă©tendu sur tout l’univers. Contrairement au constat fait par Delumeau, cependant, aucune dimension malĂ©fique n’est prĂȘtĂ©e Ă  l’objet de cette croyance : il s’agit lĂ  sans doute de la marque d’une Ă©volution dans la mentalitĂ© au dix-neuviĂšme siĂšcle, Ă©volution liĂ©e au goĂ»t naissant de la provocation par de nouveaux libertins comme Baudelaire ou Ă  l’imagination poussĂ©e au-delĂ  des croyances Ă©tablies, en quĂȘte d’autres repĂšres moraux ou spirituels.

Cette croyance se fonde sur l’une des idĂ©es-phares du recueil : l’ennui, que le poĂšte hisse au-dessus du diable. C’est donc dans une dĂ©marche purement philosophique que semble s’inscrire le discours sur le mal qui domine le monde, comme l’établit l’une des rĂ©flexions faites « Au lecteur » (5-6) :

Sur l’oreiller du mal, c’est Satan TrismĂ©giste/ Qui berce longuement notre esprit enchantĂ©,/ Et le riche mĂ©tal de notre volontĂ©/ Est tout vaporisĂ© par ce savant chimiste./ C’est le Diable qui tient les fils qui nous remuent/ Aux objets rĂ©pugnants nous trouvons des appas,/Chaque jour vers l’enfer, nous descendons d’un pas.

A l’instar de ses prĂ©dĂ©cesseurs face Ă  la « montĂ©e du satanisme » (Delumeau, 1978 : 304-326) Baudelaire brandit le spectre du mal, « la peur sans doute du dĂ©mon partout prĂ©sent, auteur de la folie et ordonnateur des paradis artificiels [
] associĂ©e dans la mentalitĂ© commune Ă  l’attente de la fin du monde » (310). S’y lit une vision pessimiste de son Ă©poque, Ă  laquelle il associe le goĂ»t prononcĂ© pour les alcools, les parfums exotiques, les plaisirs dĂ©mesurĂ©s, entre autres. C’est dans ce contexte que se situe sa croyance Ă  Satan ; mais c’est surtout pour mieux mettre en exergue un mal qui lui est supĂ©rieur, pire que tous les autres vĂ©cus ou imaginables par ses contemporains :

Il en est un plus laid, plus mĂ©chant, plus immonde !/Quoiqu’il ne pousse ni grands gestes ni grands cris,/Il ferait de la terre un dĂ©bris/Et dans un bĂąillement avalerait le monde ;/C’est l’ennui !-l’Ɠil chargĂ© d’un pleur involontaire,/Il rĂȘve d’échafauds en fumant son houka/Tu le connais, lecteur, ce monstre dĂ©licat (Les Fleurs, 7).

Cet extrait illustre une mentalitĂ© selon laquelle l’ennui est pire que Satan, ce qui installe Baudelaire dans le romantisme au cƓur duquel se situe l’expression du mal du siĂšcle ou le spleen. Il Ă©voque une peur collective intĂ©grĂ©e dans les esprits tel un poncif, mais, comme par gradation, il s’élĂšve au-dessus de celle-ci pour exprimer l’étendue d’un sentiment caractĂ©ristique de son Ă©poque. DĂšs lors, celui-ci apparaĂźt comme la nouvelle figure de ce que dĂ©crit Delumeau, malgrĂ© une apparence que seules suggĂšrent la comparaison, la personnification et l’hyperbole sous forme de « mĂ©taphore filĂ©e » MichaĂ«l Riffaterre (1979).

En revanche, comme ses ancĂȘtres observĂ©s sur trois siĂšcles avant lui, mais pour d’autres raisons, Baudelaire croit au malĂ©fice, aux forces du mal, une croyance qui se double de la prise en compte des signes perçus comme des prĂ©sages. Dans cette logique, certaines donnĂ©es atmosphĂ©riques en apparence sans pertinence se voient donnĂ©e une signification dĂ©terminante sur le cours des Ă©vĂ©nements qui leur succĂšdent.  Il en va ainsi de la cohĂ©rence entre une vision du monde et un ciel prĂ©curseur d’orage.

En effet, Ă  cotĂ© de la croyance en l’existence des forces du mal et leurs intrusions dans la vie quotidienne, il y a le moment ; une telle symbolique s’établit entre le moment du jour et des Ă©vĂ©nements qu’il est possible de voir se manifester des corrĂ©lations plutĂŽt curieuses entre l’instant et ce qui relĂšve purement de l’imaginaire. C’est le cas des heures qui laissent Ă©chapper des entrailles de la terre toutes les forces malĂ©fiques comme dans « CrĂ©puscule du soir » ; ici, la fin du jour est associĂ©e au crime :

Voici le soir charmant, ami du criminel, / Il vient comme un complice Ă  pas de loup [
] /Cependant des dĂ©mons malsains dans l’atmosphĂšre/S’éveillent lourdement comme des gens d’affaires/ Et cognent en volant les volets et l’auvent/ A travers les lueurs que tourmente le vent (101-102).

Ainsi, les soirĂ©es sont sinistres. Le soir est Ă©galement comparĂ© au loup car c’est son heure de prĂ©dilection, une association justifiĂ©e par des croyances anciennes au cƓur desquelles cet animal fonde une peur collective.

En effet, la peur du loup, relatĂ©e par Delumeau (1978 : 89-91)  Ă©tablit une nette similitude avec l’image Ă  laquelle Baudelaire l’évoque dans « SĂ©pulture » (110). Elle est d’ailleurs rehaussĂ©e par l’évocation des « sorciĂšres », autre Ă©pouvantail prĂ©sent dans l’inconscient collectif des Français surtout au seiziĂšme siĂšcle : « Vous entendrez toute l’annĂ©e/ sur votre tĂȘte de condamnĂ©e/ Les cris lamentables des loups/ Et des sorciĂšres famĂ©liques,/ Les Ă©bats des vieillards lubriques ». Sous l’aspect d’une interrogation rhĂ©torique qui trahit plutĂŽt une certitude mentalement Ă©tablie, la figure de la sorciĂšre est liĂ©e Ă  la perdition, au mal, et c’est avec ironie que le poĂšte l’interpelle : « Adorable sorciĂšre, aimes-tu les damnĂ©s ? » (Les Fleurs, p.77). La croyance Ă  un jour porte ouverte aux forces du mal est Ă©galement trĂšs marquĂ©e dans la sociĂ©tĂ© française.

Autre cause de peur, la date du 13, surtout quand elle coĂŻncide avec un vendredi, chargĂ©e d’une dimension malĂ©fique. Dans « L’examen de minuit », il affirme : « La pendule, sonnant minuit,/Ironiquement nous engage/A nous rappeler quel usage/ Nous fĂźmes du jour qui s’enfuit:/Aujourd’hui, date fatidique, / Vendredi treize, nous avons,/MalgrĂ© tout ce que nous savons, /MenĂ© le train d’un hĂ©rĂ©tique » (262).

Faut-il y voir une interprĂ©tation liĂ©e Ă  la mythologie chrĂ©tienne selon laquelle l’un des douze apĂŽtres, le treiziĂšme des convives de la Sainte CĂšne, a trahi JĂ©sus, le mĂȘme jour oĂč un autre, Pierre  a reniĂ© celui-ci ? Sans doute, puisque quatre vers semblent Ă©voquer cette double rĂ©alitĂ© prĂ©dite par la victime : « Nous avons blasphĂ©mĂ© JĂ©sus,/ Des Dieux le plus incontestable !/ Comme un parasite Ă  la table/ De quelque monstrueux CrĂ©sus » (263).

Viennent aussi, sous des aspects assez fugaces mais sans manquer de pertinence, des peurs que Baudelaire Ă©prouve vis-Ă -vis de plusieurs Ă©lĂ©ments, y compris des donnĂ©es antinomiques ; si bien qu’il est difficile de dire de quoi il n’a vraiment pas peur. Ce sentiment s’éprouve pour le haut et le bas, le silence, la parole, l’action, le dĂ©sir et le rĂȘve, et la peur du sommeil s’apparente Ă  celle d’un grand trou. Le gouffre figure de ce fait le nĂ©ant, la disparition de l’ĂȘtre. Alors, l’apprĂ©hension qu’il suscite est l’expression de l’insĂ©curitĂ© vĂ©cue Ă  l’égard de l’invisible, des tĂ©nĂšbres comme en rend compte Delumeau (Id. : 103-119) et, au-delĂ , de tout, surtout, des animaux : «Les chacals, les panthĂšres, les lices, / Les singes, les scorpions, les vautours, les serpents, / Les monstres, glapissants, hurlants, grognant, rampants» (Les Fleurs, 6). On peut ainsi remarquer la mĂ©fiance vis-Ă -vis du semblable. L’Autre, y compris le voisin, est Ă©galement objet de peur, perçu comme une menace dans la mesure oĂč « rien ne lui Ă©chappe » (72). Un autre aspect de la peur en France   mĂ©rite une Ă©tude particuliĂšre : il s’agit de la mer et du lointain.

De la mer à l’imaginaire

Le lointain comme la mer, est objet de frayeurs, de grande peur. Lieux mystĂ©rieux et lointains, ils incarnent Ă  la fois l’inconnu et le danger et servent de prĂ©texte Ă  d’innombrables reprĂ©sentations que seule se fait l’imagination. Celle-ci, ainsi que le laissent voir les travaux de Delumeau (1978 : 49-62), donne de la mer l’image d’une Ă©tendue terrifiante, perception qui remonte au moyen Age et dont nous rappelons ici quelques illustrations : perçue comme des lieux sinistres oĂč l’on n’ose s’aventurer. La mer est synonyme de nĂ©ant. Ces deux notions se retrouvent prĂ©sentes dans Les Fleurs du mal.

Dans « L’Albatros » (Les Fleurs, 179-180), texte essentiellement Ă©crit pour illustrer la condition du poĂšte, Baudelaire Ă©voque le voyage des marins dans « le navire glissant sur les gouffres amers » (V.4). Ce vers nous rappelle des idĂ©es sur la navigation en mer, qui inspire les craintes dont quelques textes rendent compte ci-aprĂšs, en commençant par cet extrait oĂč monstre et Ă©lĂ©ment marin constituent un couple redoutable :

Le premier desditz XV signes précédents le jour du grand jugement général sera quand la mer se eslÚvera XV coudéz par-dessus les plus haultes montaignes du monde. Le IIe signe sera que les poissons et les monstres de la mer apparoistront sur la mer en faisant moult grands cris. Le IIe signe sera que la mer et toutes les eaux des autres riviÚres ardront et brusleront au feu venant du ciel (B.N. Paris, rés. Z855 rés. D4722. Cf. M. LECLERC, La Crainte de la fin du monde pendant la Renaissance, mémoire de maßtrise dactyl., Paris I ; 1973, p. 195-196).

Est-il un thĂšme plus banal que celui de la colĂšre de l’ocĂ©an ? Une mer calme est prise d’un soudain courroux. Elle gronde et rugit. Elle reçoit toutes les mĂ©taphores de la furie, tous les symboles animaux de la fureur et de la rage [
] Les mĂ©taphores de la mer heureuse et bonne [sont] donc moins nombreuses que celles de la mer mauvaise (Gaston Bachelard, L’Eau et les rĂȘves, 1947 : 230-231).

Et des recherches, assez rĂ©centes, permettent de remonter au discours sur ce sentiment, discours que nous reprenons avec l’imprĂ©cision qui entoure son auteur :

Il est certain qu’entre les dangers qui se rencontrent au passage de cette vie humaine, il n’y en a point de tels, de pareils ni de si frĂ©quents et ordinaires que ceux qui adviennent aux hommes qui frĂ©quentent la navigation de la mer, tant en nombre et diversitĂ© de qualitĂ©s qu’ùs violences rigoureuses, cruelles et inĂ©vitables, Ă  eux communes et journaliĂšres, et telles qu’ils ne sauraient assurer une seule heure du jour d’ĂȘtre au nombre des vivants (J.P.T , Rouen, 1600. Cf. M –Th. FOUILLADE et N. TUTIAUX, 1972 : 110).

En outre, dans « l’homme et la mer », (Les Fleurs, 28- 29) la mer se couvre plutĂŽt de mystĂšre, au mĂȘme titre que l’homme ; son sein est un vaste univers encore inconnu et plein de surprises. Pour cette raison, l’homme doit du respect Ă  la mer autant qu’à sa personne.

Homme libre, toujours tu chĂ©riras la mer !/ La mer est ton miroir ; tu contemples ton Ăąme /  Dans le dĂ©roulement infini de sa lame, / Et ton esprit n’est pas un gouffre moins amer. / Tu te plais Ă  plonger au sein de ton image ;/ Tu l’embrasses des yeux  et des bras, de tes abimes,/ O mer, nul ne connait tes richesses intimes,/ Tant vous ĂȘtes jaloux de garder vos secrets !

L’énigme qui entoure l’Homme et la mer se double de son insondable profondeur, qui a pour corollaire le combat sĂ©culaire qu’ils se livrent, emportĂ©s par le goĂ»t du « carnage et la mort ». Cette image rappelle une prĂ©disposition mentale dĂ©crite par Delumeau, lui qui remarque que jusqu’encore en 1637, « de diffĂ©rentes façons la mentalitĂ© collective nouait des liens entre mer et pĂ©ché » (Id. : 58). Au-delĂ  des dangers physiques qu’elle reprĂ©sente pour l’homme, elle est aussi risque de corrosion morale ; d’oĂč la tentation forte de l’assimiler Ă  la tristesse ou au deuil comme dans « causerie », (87) ou « le cygne » (119).

Dans ce contexte, partir en mer, expose Ă  la perte inĂ©vitable, comme ces «matelots oubliĂ©s dans une Ăźle » (213) victimes d’un destin toujours vainqueur par lequel est traquĂ© tout navigateur. C’est par cette vision que Baudelaire s’exprime dans « l’irrĂ©mĂ©diable » (95-96), Ă©voquant « un navire pris dans un pole, / comme en un piĂšge de cristal, / cherchant par quel dĂ©troit fatal/ Il est tombĂ© dans cette geĂŽle. » L’on comprend la rĂ©volte du poĂšte face au sadisme de la mer qui se rĂ©jouit de la chute de l’Homme faible, vaincu et humiliĂ©. L’ocĂ©an  s’en tire avec l’image d’un monstre froid, visiblement conçu pour le malheur de l’Homme, d’oĂč la haine du poĂšte : « Je te hais, OcĂ©an ! Ce rire amer de l’homme vaincu, plein de sanglots et d’insultes, je l’entends dans le rire Ă©norme de la mer. » (« Obsession », Les Fleurs, 202). Ainsi, Ă  la peur de la mer, dĂ©jĂ  prĂ©sente chez les anciens, rĂ©pond la haine de Baudelaire, un sentiment supplĂ©mentaire qui s’inscrit sans doute dans l’effort du poĂšte de rendre compte des diverses manifestations de son univers psycho-sentimental. Une fois de plus, la peur se voit prise en charge par l’écriture d’un artiste romantique. Elle peut alors s’accompagner des reprĂ©sentations imaginaires, racontant des rĂ©alitĂ©s hideuses comme celle au centre d’un voyage en mer («Voyage Ă  CythĂšre », Les Fleurs : 136-139).

De la femme et des ténÚbres

Compagne de l’homme, la femme est un autre sujet de rĂ©flexion pour les romantiques, figure prĂ©sente dans des poĂšmes comme « La colĂšre de Samson », « Wanda » ou « La Sauvage » sous la plume d’Alfred de Vigny (1973). Baudelaire l’aborde comme source d’ennui, parfois de dĂ©sirs, chante sa beautĂ©, quand elle n’est pas prĂ©sentĂ©e comme « un agent de Satan » (Delumeau, Id. : 398-443).

Dans (« Le portrait », Les Fleurs : 191), elle est un objet de culte, chantĂ©e telle une merveille dont le souvenir survit Ă  la destruction par le temps. Dans « Parfum » (189-10) comme dans « La Chevelure » (184-186), elle procure le plaisir des sens, dans une synesthĂ©sie qui mĂȘle l’olfactif, le toucher et les rĂ©manences du passĂ©. Cette divinitĂ© de l’amour nous est aussi dĂ©crite sous l’aspect d’une Ɠuvre d’art dans « Le Masque » (180-182). Alors, le contraste entre sa sensualitĂ© et sa duplicitĂ© Ă©clate, offrant Ă  voir « la sincĂšre face renversĂ©e Ă  l’abri de la face qui ment ». Ici apparaĂźt l’image de la femme-Eve, associĂ©e Ă  la mort de l’homme. La mĂ©taphore du premier vers de « Les deux bonnes sƓurs » (Les Fleurs : 130) est assez significative Ă  ce sujet, manifestation d’une assimilation entre un Ă©rotisme coupable et la perte de l’humanité : « La DĂ©bauche et la Mort sont deux aimables filles ». Le poĂšte dĂ©nonce alors le caractĂšre insatiable de ces « chercheuses d’infini » qu’il dĂ©crit dans « Femmes damnĂ©es » (Id. : 130), hypocrites, Ă  la fois « vierges » et « dĂ©mons » ou « monstres », « dĂ©votes et satyres », capable de procurer « de terribles plaisirs et d’affreuses douceurs » (131). Le registre de l’oxymore auquel il recourt ainsi justifie sa mĂ©fiance face Ă  ce partenaire dont le charme physique tranche d’avec une culpabilitĂ© morale qui dĂ©sillusionne ; d’oĂč cet aveu dans la derniĂšre strophe de « La Fontaine de sang » : « J’ai cherchĂ© dans l’amour un sommeil oublieux ;/ Mais l’amour n’est pour moi qu’un matelas d’aiguilles /Fait pour donner Ă  boire Ă  ces cruelles filles ! »(Les Fleurs : 132)

Du coup, l’on peut faire la jonction entre elle et le vampire, la « mĂšre-ogresse,[
], personnage aussi universel et aussi ancien que le cannibalisme lui-mĂȘme, aussi ancien que l’humanité » (W. LEDERER, 1970 : 41). Monstre femelle dĂ©noncĂ©e par Baudelaire, elle rappelle par son image de destructrice la dĂ©esse hindoue, Kali, dont Delumeau nous parle en ces propos :

Belle et assoiffĂ©e de sang, elle est la dĂ©esse dangereuse Ă  qui il faut sacrifier chaque annĂ©e des milliers d’animaux. Elle est le principe maternel qui impulse le cycle du renouveau. Elle provoque l’explosion de la vie. Mais en mĂȘme temps elle rĂ©pand aveuglĂ©ment les pestes, la faim, les guerres, la poussiĂšre et la chaleur Ă©crasante (1978 : 402).

D’une certaine façon, cette image rejoint dans les mentalitĂ©s hellĂ©niques celle des Amazones « dĂ©voreuses » de chair humaine ; des Parques qui coupaient le fil de la vie, des Erinyes « effroyables », « folles » et « vengeresses », si terribles que les Grecs n’osaient pas prononcer leur nom, Ă  en croire Delumeau(Op. Cit.). En effet, Baudelaire se limite Ă  donner Ă  la femme des qualificatifs et Ă  lui trouver des images, comme ceux nous avons mentionnĂ©s plus haut, donnant parfois Ă  sa beautĂ© des effets de la fascination et de la prĂ©dation. «Le Vampire » (Les Fleurs : 46-47) rĂ©sume l’irrĂ©sistible charme de la femme sur l’amant dans un jeu oĂč le forçat s’attache Ă  la main qui entrave constamment sa libertĂ©. Inspirant Ă  la fois peur, respect et contemplation, rĂȘvĂ©e et condamnĂ©e, la femme devient chez Baudelaire une Ă©nigme, dont il essaie de trouver les secrets quand il Ă©crit « AllĂ©gorie » :

Elle marche en déesse et repose en sultane ; / Elle a dans le plaisir la foi mahométane,/Et dans ses bras ouverts que remplissent ses seins,/Elle appelle des yeux la race des humains./Elle croit, elle sait, cette vierge inféconde /Et pourtant nécessaire à la marche du monde,/Que la beauté du corps est un sublime don /Qui de toute infamie arrache le pardon (Les Fleurs : 133).

La suffisance, le narcissisme, l’hĂ©donisme, et surtout le sentiment d’ĂȘtre indispensable, voilĂ  autant de traits qui justifient l’orgueil et pousse la femme jusqu’à l’insouciance face Ă  la mort, plus prĂ©occupĂ©e de la satisfaction de l’instant prĂ©sent que de l’Enfer ou du Purgatoire (Op. Cit.). Alors se rĂ©vĂšle son systĂšme de valeur, vraisemblablement limitĂ© Ă  ses atouts physiques qui vite se transforment en objets sensuels. D’oĂč ces confidences qu’elle fait au poĂšte dans « Les MĂ©tamorphoses du vampire »:

Moi, j’ai la lĂšvre humide, et je sais la science /De perdre au fond d’un lit l’antique conscience./Je sĂšche tous les pleurs sur mes seins triomphants,/Et fais rire les vieux du rire des enfants./Je remplace, pour qui me voit nue et sans voiles,/La lune, le soleil, le ciel et les Ă©toiles !/Je sais, mon cher savant, si docte aux voluptĂ©s,/Lorsque j’étouffe un homme en mes bras redoutĂ©s,/Ou lorsque j’abandonne aux morsures mon buste,/Timide et libertine, et fragile et robuste,/Que sur ces matelas qui se pĂąment d’émoi,/Les anges impuissants se damneraient pour moi !(Les Fleurs : 135).

A cet aveu peut se rattacher la perception de la femme comme un « mal magnifique, plaisir funeste, venimeuse et trompeuse » (Delumeau, 1978 : 403), dont l’empire, fait d’apparente fragilitĂ© et d’implacable tyrannie sur l’homme, trahit sa duplicitĂ© en mĂȘme temps que les pĂ©rils qu’elle reprĂ©sente. Le poĂšme de Baudelaire, qui dit aussi l’extrĂȘme dĂ©sillusion de l’amant  face Ă  sa partenaire de jeu Ă©rotique, partenaire transformĂ©e en vampire ; de quoi justifier la question  et un constat ci-aprĂšs qui en disent long sur les mentalitĂ©s: « Comment ne pas redouter un ĂȘtre qui n’est jamais si dangereux que lorsqu’il sourit ? La caverne sexuelle est devenue la fosse visqueuse de l’enfer » (Delumeau, Op. Cit.). Comme pendant des siĂšcles avant lui, Baudelaire participe Ă  la « diabolisation de la femme » Ă  la lecture de plusieurs de ses textes qui nous rappellent ces vers de L. Grignon de Montfort Ă  l’aube du siĂšcle des LumiĂšres : « Femmes braves, belles filles/Que vos charmes sont cruels/Que vos beautĂ©s infidĂšles/Font pĂ©rir les criminels » (Gendrot, 1966, cantique XIII : 1162)

D’oĂč la tentation du meurtre contre l’ivrogne rĂ©voltĂ© contre l’empire de sa partenaire :

Ma femme est morte ! Je suis libre !/ Je puis donc boire tout mon soul. / Lorsque je rentrais sans un sou, / ses cris me dĂ©chiraient la fibre/ autant qu’un roi je suis heureux,
/ je l’ai jetĂ©e au fond d’un puits/ et j’ai mĂȘme poussĂ© sur elle/ tous les pavĂ©s de la margelle/ nul ne peut me comprendre (« Le Vin de l’assassin », Les Fleurs : 157-159).

Ce crime semble s’inscrire dans la quĂȘte d’un bonheur de substitution face Ă  la dĂ©sillusion Ă  laquelle conduisent la cupiditĂ© l’hypocrisie et l’intransigeance fĂ©minines. De fait, il peut enfin boire, libĂ©rĂ© de celle qu’il espĂšre pouvoir oublier. Cela sonne comme un Ă©cho lĂąche du projet de Grignon (Cf. Supra) puisque celui-ci dĂ©clare son intention de livrer bataille Ă  la femme : « Tant que je serai sur la terre [
] Je vous dĂ©clare la guerre ». L’ivrogne assassin, au contraire, tue sa compagne sur une route obscure  oĂč elle rĂ©pond Ă  son rendez-vous. Nous pensons que face Ă  la duplicitĂ© de la femme, il dĂ©veloppe une mentalitĂ© faite aussi d’hypocrisie, de lĂąchetĂ© et de violence meurtriĂšre, autant de manifestations intĂ©rieures Ă  une Ăąme perturbĂ©e, perceptibles au siĂšcle du romantisme. Ainsi, la perception de la femme suscite une vague de sentiments, dont l’expression s’inscrit aussi dans l’évolution de l’art. Cela ouvre la voie Ă  d’autres innovations Ă  propos de la peur, qui rendent compte de l’évolution des schĂšmes mentaux avec le temps.

GoĂ»t du voyage et appel de l’ailleurs

Nous avons Ă©tudiĂ© plus haut les apprĂ©hensions qu’a suscitĂ©es la mer  en France pendant des siĂšcles; Ă  la base de celles-ci se trouve une reprĂ©sentation terrifiante des rĂ©gions Ă©loignĂ©es du pourtour mĂ©diterranĂ©en, le voyage en mer exposant Ă  d’ineffables dangers que seule l’imagination permet de concevoir. Il suffit, pour s’en convaincre, de lire ce que Moura remarque : « Bien des images de l’Afrique [
] sont issues de cette dichotomie premiĂšre, oĂč se sĂ©parent une rĂ©gion connue, intĂ©grĂ©e Ă  l’empire romain, et un ailleurs indistinct, propice aux lĂ©gendes » (1998 : 24). En effet, rĂ©sumant des reprĂ©sentations contenues dans des lĂ©gendes du Moyen Age, Jean Devisse et Michel Molat ont pu Ă©crire :

Le climat de l’Afrique est dominĂ© par un incessant soleil qui brunit les hommes, dessĂšche la terre, l’empĂȘchant par lĂ  de produire des rĂ©coltes “normales”. Hommes et bĂȘtes ne sont pas moins conditionnĂ©s par ces facteurs excessifs. Emplie jadis de ces monstres que sont les Ă©lĂ©phants, l’Afrique demeure peuplĂ©e d’une faune exceptionnelle : rhinocĂ©ros, girafes, scorpions, autruches, dromadaires sont connus des Occidentaux par l’intermĂ©diaire des textes exĂ©gĂ©tiques qu’inspire leur forme insolite. Mais  on n’ignore pas non plus l’exigence des dragons gigantesques dont le cerveau recĂšle des gemmes, des fourmis gĂ©antes, des sphynges. (
) Le Nil, l’Atlas, les collines du Rif ne recĂšlent pas de moins dangereux mystĂšres que le reste d cette terre brĂ»lĂ©e » (1979 : 55).

Delumeau fait remarquer d’ailleurs que jusqu’au XVe siĂšcle en Europe, l’on pense que la mer bout Ă  l’équateur et que les antipodes sont inhabitĂ©s, voire inhabitables (Op. Cit. : 62), et dans Chronique de GuinĂ©e, G.E. de ZURARA, rapportant les propos des marins portugais quand Henri le Navigateur leur demande d’aller au-delĂ  du cap Bojador (au sud du Maroc), longtemps connu comme « le cap de la peur », Ă©crit : «Il est manifeste, disaient-ils, que, au-delĂ  de ce cap, il n’y a ni hommes ni lieux habitĂ©s. Le sol n’y est pas moins sablonneux que les dĂ©serts de Lybie oĂč il n’y a ni eau, ni arbre, ni herbe verte » (1960 :69-70). Cette perception est renforcĂ©e par Camoens, auteur du portrait suivant fait d’un colosse imaginaire aux approches du cap de Bonne-EspĂ©rance : « Son visage [est] sombre, ses yeux caves, son maintien terrible et farouche, son teint pĂąle et terreux ; sa chevelure souillĂ©e de terre et crĂ©pue, sa bouche noire et ses dents jaunes » (Luis de Camoens, Les Lusiades, V, : 39).

En revanche, sous la plume de Baudelaire, le goĂ»t du voyage et de l’exotisme semble prendre une revanche sur la mĂ©fiance qu’a longtemps inspirĂ©e la mer. La dĂ©couverte de l’ailleurs s’en trouve prisĂ©e, le lointain n’est plus objet de peur et de frayeur, mais de fascination et d’épanouissement.

Dans le poĂšme « le voyage », (Les Fleurs : 169-170) Baudelaire appelle au rĂȘve de l’ailleurs, Ă  la dĂ©couverte de l’horizon, au voyage. Loin de la tentation du repli sur soi-mĂȘme s’impose le projet de partir pour des horizons lointains, pour sortir du mal-ĂȘtre, quand ce n’est pas pour des dĂ©couvertes ou pour fuir « l’infĂąme patrie ». La mer n’inspire plus la peur, mais une curiositĂ© toujours inassouvie, au grĂ© du « rythme de la lame ». Dans cette logique, pense-t-il, « les vrais voyageurs sont « ceux lĂ  seuls qui partent/ pour partir, cƓurs lĂ©gers, semblables aux ballons, / de leur fatalitĂ©, jamais ils ne s’écartent, / et sans  savoir pourquoi, disent toujours : Allons ! ». S’y lisent l’appel incessant Ă  l’évasion, Ă  la rupture avec la monotonie, la quĂȘte du contact avec l’inconnu et l’attraction exercĂ©e sur l’esprit par des dĂ©sirs d’échapper Ă  la terre natale dĂ©sormais perçue comme hostile Ă  tout Ă©panouissement. Ici, l’attachement au terroir cĂšde le pas Ă  la contemplation de l’ailleurs. Au-delĂ , le lointain est la figure mĂ©taphorique de la libĂ©ration de l’esprit, portĂ© par l’imagination vers des espaces que les barriĂšres matĂ©rielles ne sauraient limiter ni corrompre, ni troubler. Et le poĂšte peut clarifier cette dĂ©marche dans « ÉlĂ©vation » (Les Fleurs : 14-15) :

Au dessus des Ă©tangs, au dessus des vallĂ©es, / Des montagnes, des bois, des nuages, des mers, / Par delĂ  le soleil, par delĂ  les Ă©thers, / Par delĂ  les confins des sphĂšres Ă©toilĂ©es, / Mon esprit, tu te meus avec agilitĂ©, /[
]Envole-toi bien loin de ces miasmes morbides ;/Va te purifier dans l’air supĂ©rieur.

L’attrait de l’ailleurs pousse mĂȘme jusqu’à l’exil. C’est le cas dans « L’invitation au voyage » (Les Fleurs : 73-75) : « Mon enfant, ma sƓur/ Songe Ă  la douceur / D’aller lĂ -bas vivre ensemble ! Aimer Ă  loisir/ Aimer et mourir/ Au pays qui te ressemble ». Alors, l’Orient n’est plus l’objet de reprĂ©sentations terrifiantes comme vu plus haut. C’est un univers idĂ©alisĂ©, et le poĂšte a recours Ă  un hymne pour le cĂ©lĂ©brer ; d’oĂč l’emploi de ce refrain en deux vers : « LĂ , tout n’est qu’ordre et beautĂ©,/ Luxe, calme et volupté ».

Inscrits trois fois dans le texte, ils symbolisent une trinitĂ© inĂ©dite, Ă  l’image de celle que le poĂšte entend constituer avec sa partenaire pour l’exil et l’ailleurs lointain. D’oĂč son invitation, soutenue par l’énumĂ©ration qu’il fait des charmes de la « splendeur orientale » (V . 23) ; et l’emplacement de cette expression au milieu du poĂšme dit l’idĂ©e gĂ©nĂ©rale par laquelle Baudelaire innove en prĂ©sentant une mentalitĂ© originale par laquelle il se dĂ©marque de ses prĂ©dĂ©cesseurs.

En effet, passant du rĂȘve Ă  la dĂ©sillusion dans « RĂȘve parisien » (230-233), il dĂ©mystifie la France chantĂ©e par les auteurs de la PlĂ©iade ; il peut alors s’insurger contre la tentation que le mirage de son pays peut exercer sur les Ă©trangers, et il interpelle une jeune dans « A une Mallabraise » : « Pourquoi, l’heureuse enfant, veux-tu voir notre France,/Ce pays trop peuplĂ© que fauche la souffrance,/Et confiant ta vie aux bras forts des marins,/Faire de grands adieux Ă  tes chers tamarins ? » (Les Fleurs : 254)

En revanche, parcourant le lointain, il n’y voit que beautĂ©s, charmes des femmes et paysages de rĂȘves, comme dans « A une dame crĂ©ole » (83-84) :

Au pays parfumĂ© que le soleil caresse, / J’ai connu sous un dais d’arbres tout empourprĂ©s, / Et de palmiers d’oĂč pleut sur les yeux la paresse, / Une dame crĂ©ole aux charmes ignorĂ©s. » Dans «Parfum exotique » (37), l’Ailleurs « est une Ăźle paresseuse oĂč la nature donne /Des arbres singuliers et des fruits savoureux/ Des hommes dont le corps est mince et vigoureux/ Et des femmes dont l’Ɠil par sa franchise Ă©tonne.

Ce dernier vers donne la pleine mesure de la fascination de Baudelaire pour l’ailleurs, lui qui, suite Ă  la dĂ©ception face au mensonge fĂ©minin relevĂ©e dans plusieurs poĂšmes plus haut, a conservĂ© beaucoup de la misogynie longtemps entretenue en Europe. En dĂ©finitive, le lointain n’inspire plus la peur, mais rassure et suscite mĂȘme la convoitise ou l’admiration. Par ailleurs, ses vastes Ă©tendues de terre, sa faune, ses parfums et ses hommes sont des Ă©lĂ©ments de curiositĂ©. Ces atouts seront sans doute Ă  l’origine de la mentalitĂ© qui provoquera l’entreprise coloniale. En outre, le goĂ»t pour l’exotisme, thĂšme romantique, engendre une mentalitĂ© nouvelle qui rompt avec la peur du lointain entretenue depuis l’époque mĂ©diĂ©vale ; celui-ci devient de ce fait un argument Ă  la fois poĂ©tique et le lieu de manifestation d’une rĂ©action sĂ©curitaire contre le mal du siĂšcle ressenti en Europe.

En effet, l’ici, Paris en l’occurrence, est le théùtre de la prĂ©caritĂ©, ce lieu oĂč le promeneur croise des passants insolites, tous des spectres d’une misĂšre extrĂȘme ainsi que le montrent les poĂšmes comme « Les Sept vieillards » ou « Les Petites vieilles ». Paris est la figure emblĂ©matique de ces vieilles capitales oĂč, Ă©crit-il dans ce dernier poĂšme, « mĂȘme l’horreur tourne aux enchantements » (V. 2), oĂč l’on trouve des ĂȘtres Ă©tranges, « ces monstres disloquĂ©s [qui] furent jadis des femmes ». Par cette autre attitude, Baudelaire prĂ©sente une mentalitĂ© sans commune mesure avec celle observĂ©e en France depuis plusieurs siĂšcles, sa ville n’inspirant dans son ensemble que spleen. Pour en sortir, il est tentĂ© par le recours Ă  diverses solutions comme l’alcool, les plaisirs interdits, entre autres. Dans le cadre de cette lecture, nous porterons le regard sur la mort, dans la mesure oĂč elle constitue l’un des axes de l’étude menĂ©e par Delumeau sur la peur.

Mentalités croisées sur la mort

L’observation de Delumeau montre combien la crainte de mourir de faim est grande en France d’autrefois, culminant avec la disette et la Grande Peur de 1789[2]. L’historien remonte Ă  la pĂ©riode pharaonique avec l’histoire de Joseph, personnage biblique dont les talents d’interprĂšte des songes prĂ©servĂšrent l’Egypte de la famine. Appelant Dieu Ă  la protection contre la guerre, la peste et la faim, l’on exprime « une apprĂ©hension qui [colle] 
 aux saisons, Ă  l’écoulement des mois, voire des jours » (1978 : 213).

A l’inverse de cette crainte, Baudelaire semble recourir Ă  la mort comme l’ultime solution au mal de vivre qu’il Ă©prouve. Le nombre Ă©levĂ© des vers qu’il consacre Ă  ce thĂšme rĂ©vĂšle comme une obsession, qui le pousse Ă  dĂ©crire l’aprĂšs-vie comme dans « La mort des amants » (Les Fleurs : 163), oĂč il affirme : «  Nous aurons des lits pleins d’odeurs lĂ©gĂšres,/ Des divans profonds comme des tombeaux,/ Et d’étranges fleurs sur des Ă©tagĂšres ». Une perception moins terrifiante de la mort s’en dĂ©gage, qui allie douceur, senteurs agrĂ©ables et lumiĂšre contre les tĂ©nĂšbres des misĂšres de la vie. De mĂȘme, dans « La mort des pauvres » (164), elle est Ă  la fois la consolation et le but ultime de la vie, ce «seul espoir, qui comme un Ă©lixir, nous monte et nous enivre ». Dans cette prĂ©disposition mentale, elle peut ĂȘtre l’objet d’une contemplation pour l’humain lancĂ© dans la rĂ©alisation des Ɠuvres de l’esprit. Elle assure le triomphe posthume. « La mort des artistes » (165) s’appuie sur les sculpteurs damnĂ©s qui « n’ont qu’un espoir » : « C’est que la mort, planant comme un soleil nouveau/ fera s’épanouir les fleurs de leur cerveau ». Loin de la redouter, le poĂšte voit plutĂŽt dans la mort une ouverture pour guĂ©rir de l’angoisse du nĂ©ant qui le hante. Il n’est plus question d’y Ă©chapper comme durant la pĂ©riode dĂ©crite par Delumeau ; il s’agit pour le poĂšte de vivre en la contemplant sa propre mort, de l’organiser au besoin, sĂ©lectionner le site et les contours de sa sĂ©pulture. D’oĂč ses aveux dans « Le mort joyeux » (109) :

Dans une terre grasse et pleine d’escargots,/ je veux creuser moi-mĂȘme une fosse profonde,/ OĂč je puisse Ă  loisir Ă©taler mes vieux os/ Et dormir dans l’oubli comme un requin dans l’onde./ Je hais les testaments et je hais les tombeaux ;/ PlutĂŽt que d’implorer une larme du monde,/ Vivant, j’aimerais mieux inviter les corbeaux/ A saigner tous les bouts de ma carcasse immonde.

Allant au-delĂ  de la biensĂ©ance classique, Baudelaire dĂ©crit avec forces dĂ©tails les Ă©tats de la dĂ©composition de l’Homme aprĂšs la mort. Il en tire comme une dĂ©lectation, adoptant des positions bien Ă©loignĂ©es des idĂ©es et de l’esthĂ©tique anciennes. C’est un iconoclaste qui, par divers aspects, semble aspirĂ© par tout ce qui expose l’Homme Ă  la disparition physique. Cependant, cette attraction qu’exercerait la mort n’entame en rien la certitude de survivre grĂące Ă  l’art, la seule chose qui semble rĂ©sister au ravage du temps et du spleen.

Pour conclure

La lecture des Fleurs du mal laisse percevoir des attitudes par lesquelles Baudelaire ressemble Ă©trangement Ă  ses congĂ©nĂšres dĂ©crits par Delumeau dans La Peur en Occident. Une telle constante se dessine au sujet de la croyance aux superstitions, aux malĂ©fices ou Ă  la divination ou aux conceptions liĂ©es aux tĂ©nĂšbres et Ă  la femme que le poĂšte semble avoir vĂ©cu pendant une longue pĂ©riode allant du Moyen Age au XVIIIĂšme siĂšcle. Diabolisant la compagne fĂ©minine de l’homme, il tient Ă  son Ă©gard des propos fortement teintĂ©s de pessimisme, la rendant responsable de dĂ©sillusions et de trahisons dont celui-ci est victime, notamment en Europe. En revanche, il a Ă©tĂ© intĂ©ressant de voir comment il se dĂ©marque de ses prĂ©dĂ©cesseurs, notamment au sujet du lointain qu’il idĂ©alise en recourant Ă  l’exotisme. Dans cette perspective, l’ailleurs revĂȘt l’image d’un cadre oĂč tout semble propice Ă  l’épanouissement de l’ĂȘtre, si bien que mĂȘme le mensonge, caractĂ©ristique de la femme d’ici, cĂšde le pas Ă  la franchise. La rĂ©volution mentale du poĂšte s’étend aussi Ă  la mort : loin d’ĂȘtre redoutĂ©e, cette idĂ©e le hante, perçue comme une solution face Ă  l’inconfort vĂ©cu sous plusieurs formes. A terme, il est possible d’établir d’étroites parentĂ©s entre des pĂ©riodes de l’évolution mentale de la France, entendu que l’historien des mentalitĂ©s et l’artiste se prĂ©sentent comme des miroirs des schĂšmes de comportement ou de pensĂ©e collectifs, mĂȘme quand ceux-ci sont individuellement manifestĂ©s.

Références bibliographiques

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B.N.(1973), rés. Z855 rés. D4722. Cf. M. LECLERC, La Crainte de la fin du monde pendant la Renaissance, mémoire de maßtrise dactyl., Paris I .

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Notes

[1]Voir aussi J.Delumeau, « Les Réformateurs et la superstition », Actes du colloque de Coligny, Paris, 1974, p. 451-487.

[2] Lire G. Lefebvre, La Grande Peur de 1789, Paris, 1932 ou H. Dinet, « La Grande Peur en Hurepoix », Paris et Ile-de-France, t. XVIII-XIX, Paris, 1970