Il était beau, le jeune Céline. Les femmes qui l’ont connu en témoignent. Épouse, maîtresses, amies, toutes ont été sous le charme. Un solide gaillard, carrure athlétique, belle gueule d’acteur de cinéma dont l’allure virile était tempérée par une séduisante nuance de féminité annonçant une fragilité intérieure et communiquant au personnage une sorte d’aura romantique. La grâce, quoi ! Reportons-nous aux photos de lui datant des années 1920-1930, on comprend que beaucoup de femmes aient craqué. Et puis il y a les yeux. Ah ! ces yeux et ce regard du Louis Destouches, des yeux d’un gris-bleu très clair avec des nuances de vert. Écoutons sa fille Colette : « Ce qui impressionnait d’abord, c’était son regard, intense, inquisiteur et subjuguant. Ses yeux bleus impossible d’y couper, l’impression de ne plus rien avoir à soi. Quand j’étais petite, ses yeux se posaient sur moi avec une douceur et une chaleur que je n’ai pas oubliées. IIs exprimaient une grande tendresse… ». Si le visage fatigué, amaigri du Céline âgé, tel qu’on peut le voir dans les divers enregistrements télévisés qui ont été faits de lui, ne conserve rien de la prestance, de la mâle beauté ni de la douceur un peu hautaine des années de l’écriture du Voyage, les yeux, ces mêmes yeux bleus sont toujours là, illuminant le visage, lui restituant sa jeunesse. C’est probablement avec cette douceur, cette chaleur, cette tendresse, évoquées par sa fille, que le regard de Céline se posaient sur les femmes qu’il a aimées, qui l’ont aimé. Qu’il fût en plus « bien balancé », comme dira sa copine Arletty, ne pouvait qu’ajouter à sa séduction.
Alors, homme à femmes, Céline ? Sûrement pas. Cette horrible expression ne s’applique pas à lui. Céline n’est pas un dragueur, pas un don juan. C’est un timide avec les femmes, un délicat, un raffiné. Rien à voir avec un Drieu la Rochelle, l’homme couvert de femmes, pris dans les embarras d’une sexualité déjantée. Rien non plus avec un Morand dont les très misogynes et très répugnantes pages sur les femmes, dans son Journal, n’ont rien à envier, dans le registre de la vulgarité et de la surenchère haineuse, à celles sur les Juifs. Soit dit en passant, à côté de la légitime indignation suscitée par l’antisémitisme de Céline, il est étrange de constater la curieuse mansuétude, voire impunité, dont ont bénéficié d’autres écrivains, antisémites notoires, bons écrivains au demeurant, plus malins, plus propres sur eux, je veux dire l’un sans doute parce qu’il était chrétien, comme Jouhandeau, l’autre parce qu’il fut ambassadeur et promis à l’Académie Française, comme Morand… Paradoxe : c’est d’un de ses pires ennemis, Jean-Paul Sartre, que Céline serait probablement le plus proche par la manière dont l’un et l’autre se comportèrent (performances sexuelles mises part) avec les femmes qui leur furent attachées.
Pas homme à femmes, Céline, donc, mais homme ayant aimé les femmes, ayant été aimé par les femmes, ou plus justement dit : ayant aimé des femmes, ayant été aimé par des femmes. Relisons le volume des Lettres à des amies publié par Gallimard en 1979. Premier constat : beaucoup d’étrangères, point commun avec Aragon, et grande différence avec Breton qui avouait dans une enquête sur la sexualité qu’il lui était impossible de faire l’amour avec une femme noire et qu’il ne supportait pas un accent étranger chez une partenaire sexuelle. Erika Irrgang, rencontrée par Céline en 1932 est une étudiante allemande ; Cillie Ambor, gymnaste, est autrichienne, d’origine juive ; Évelyne Pollet, écrivain, est de nationalité belge ; Karen Marie Jensen, danseuse, est danoise ; la danseuse Élizabeth Craig, probablement son seul vrai grand amour, est américaine. Toutes, et les Françaises comprises — la pianiste Lucienne Delforge, la journaliste Élisabeth Porquerol — sont très jeunes quand Céline fait leur connaissance. À l’endroit de chacune, il se comporte en amant et en père très protecteur. Les lettres qu’il leur adresse comptent parmi les plus insolites et les plus émouvantes de la littérature épistolaire amoureuse. Céline conseille, morigène, fait la leçon, en appelle à son expérience de médecin. À l’une : « Faites du sport », « Pas d’amour sans préservatif, ou alors PAR DERRIÈRE ». Il se force à jouer les cyniques. Les hommes ? « Exploitez-les, c’est tout », « Devenez franchement vicieuse sexuellement ». À une autre, après avoir rappelé le souvenir ému qu’il gardait de ses cuisses, il reproche, au lieu de parler et penser « popo » comme lui, de se complaire dans l’effusion lyrique, de se laisser bercer par les ritournelles du « parlez-moi d’amour ». Dès qu’il sent une certaine poix sentimentale envahir le discours, Céline se cabre. Pudeur de sa part. Ce n’est pas le sexe qui est tabou chez lui mais la roucoulade amoureuse. Sans doute manifeste-t-il aussi un réflexe de défense presque animal contre une tentative de mainmise sur lui qui mettrait en péril la liberté qu’exigent son travail et sa vie d’écrivain ? Pour couper court et étouffer le départ de feu naissant de la jalousie, il relance sa correspondante sur les plaisirs du sexe, lui proposant une coucherie à plusieurs ou l’incitant à bien « s’amuser » avec d’autres hommes en pensant à lui. « On peut aimer bien des gens à la fois. C’est une vérité qu’on ne trouve guère qu’en mourant », lui écrit-il. Ou, en désespoir de cause, il conseille à sa jeune amante d’épouser son prétendant du moment, un « homme noir et poilu » qu’elle pourra faire « cocu » à la première occasion. À la romancière Évelyne Pollet, il apportera son aide pour la publication d’un roman qu’elle peine à faire éditer, prenant sur son temps pour lire le manuscrit et suggérer corrections et améliorations. Céline n’abandonne jamais les femmes qu’il a aimées. En dépit de ses dénégations, c’est un sentimental et un fidèle à sa façon. Et quand il juge qu’il ne peut faire autrement que de rompre et s’éloigner, il console ainsi son « petit chéri » (la musicienne Lucienne Delforge) : « Je suis bien plus avec les gens quand je les quitte ». Et pour qu’elle soit sans regrets, il prend soin de se dévaluer à ses yeux. Il lui parle de sa « puante personne », comme à d’autres il se qualifiait de « cochon », de vieux « débauché » malade, mettant ainsi en pratique à leur endroit le principe de base du « je à la merde », selon lequel avant de commencer à écrire, il était recommandé de se couvrir soigneusement de « merde ».
J’en viens à l’essentiel : les femmes, quel rôle ont-elles joué à leur insu dans l’écriture des livres de Céline ? Dans les lettres que celui-ci adresse dans les années trente à son amie autrichienne, Cillie Ambor, des passages devraient retenir l’attention, lesquels, pour ma part, m’amènent à risquer une interprétation sur l’apparition et la montée en puissance des délires antisémites de l’auteur de Bagatelles pour un massacre et sur leur décroissance, voire leur disparition. Début 1933, voilà le même homme, celui qui va bientôt être l’aveuglement même devant la tragique folie dans laquelle l’Europe et le monde vont être plongés, qui fait précocement preuve d’une lucidité politique et d’une intuition prophétique dont bon nombre de ses confrères écrivains, y compris de gauche, sont alors privés. Ses avertissements à son amie juive se font pressants : « Il semble bien qu’Hitler doive finalement écraser l’opposition comme en Italie », « Je me demande si vous êtes en sécurité à Vienne, si l’Hitlérisme ne va pas envahir aussi l’Autriche (…) Demain l’Europe entière sera faciste [sic] et pour longtemps ! », « Si cet Hitlérisme vous envahit quel abominable tourment alors ! »… Est-il aventureux de soutenir que là où il y a femmes, les démons céliniens sont en déroute ? Là où les femmes manquent, la bête immonde se réveille. Femmes à nouveau : la revoilà muselée et réduite à l’impuissance. Pour preuve, l’écriture des pamphlets, notamment Bagatelles pour un massacre et les Beaux draps…
Les fameux pamphlets, dont beaucoup parlent et que si peu ont lus (et de toute évidence pas notre actuel ministre de la Culture, vu la pantalonnade dont il nous a donné récemment le lamentable spectacle lors de son agitation commémorative). La thèse convenue veut que l’œuvre de Céline comprenne d’un côté les horribles pamphlets littérairement nuls et, de l’autre, les impeccables romans indemnes de toute trace de racisme et d’antisémitisme. C’est à se demander si ceux qui n’ont pas lu les pamphlets auraient lu les romans… On sait que Céline admiraient les danseuses et que les femmes qu’il a aimées étaient toutes d’une grande beauté physique. Prenons les premières pages, admirables (eh oui !), de Bagatelles. Les femmes y sont présentes, des danseuses justement. « Dans une jambe de danseuse le monde, ses ondes, tous ses rythmes, ses folies, ses vœux sont inscrits !… Jamais écrits !… Le plus nuancé poème du monde !… ». C’est ce poème jamais écrit que Céline, lui, écrit. Notamment dans le ballet Naissance d’une Fée qui ouvre Bagatelles. Et puis, après cette quarantaine de pages qui valent celles de romans, les femmes, ces « fées » disparaissent. Plus que des hommes. Catastrophe ! Le poème laisse place à une prose haineuse, ordurière. 300 pages de boue ! Et, à nouveau, dans les dernières pages, miracle ! Une femme vient de réapparaître. Nathalie, le guide qui l’accompagna lors de son voyage en Union Soviétique. Elle se manifeste à lui par une lettre. Et soudain, le monstre baisse le mufle, l’hystérique scénographie de la haine cède devant le souvenir ému de cette Russe. Le poème reprend ses droits. Place à la musique, à la danse et à un nouveau ballet. « Musique !… ailes de la danse. Hors la musique tout croule et rampe… Musique édifice du rêve !… »
Dans Les Beaux draps, dont l’écriture et la publication suivent celles de Bagatelles, la bête immonde s’est réveillée, le cauchemar a repris, la haine antijuive se déchaîne, l’exécration ordurière fait s’affaisser l’écriture. L’homme du ressentiment Destouches est une fois de plus en proie à ses démons, l’écrivain Céline, lui, est en coma prolongé. Plus trace de ce fameux style dont il était si fier. Reste un ressassement gâteux qui s’étend sur plus de 200 pages. Et puis, une fois encore, le miracle : une femme surgit de la nuit, cette fois pas une splendide étoile de ballet, non une pauvre vieille femme comme Céline en a vu défiler au cours de sa carrière de médecin. Elle surgit puis, fuyant le froid de sa maison et la solitude, elle s’enfonce dans la nuit d’une sinistre banlieue. « 86 ans !… comme ça toute seule. Sans chien ni chat… avec sa canne, sa mantille, et puis son falot ! ». Dernières pages : le grand Céline est comme ressuscité par la grâce d’une vieillarde dont la frêle silhouette se confond avec le noir de la nuit. « Que tout se dissipe ! ensorcelle ! virevolte ! à nuées guillerettes ! Enchanteresses ! ne sommes plus… écho menu dansant d’espace ! fa ! mi ! ré ! do ! si ! … plus frêle encore et nous enlace… et nous déporte en tout ceci !… à grand vent rugit et qui passe !… ».
Les femmes, les déesses, les fées, « coquines-ci, mutines-là ! », sont revenues, la musique, la danse, la lumière aussi. Le grand vent qui les accompagne a balayé tous les miasmes, toutes les ordures. Tout n’est plus que « charges de joie ».