Introduction
On peut observer les liens entre agriculture et industrialisation à travers de multiples expériences de développement économique, récentes ou anciennes. On présentera ici une analyse de ces liens dans le cas de la révolution industrielle britannique au XVIIIe siècle, puis à travers les pays en développement, depuis les années 1920. Le cadre théorique général de l’analyse sera celui posé par Kuznets, dont on essaiera de montrer la pertinence dans ces deux contextes.
L’analyse de Kuznets
Simon Kuznets (1966) distingue quatre voies par lesquelles l’agriculture contribue à l’industrialisation : les produits, les marchés, les devises et les facteurs de production.
Produits : L’agriculture fournit la nourriture pour les travailleurs du secteur secondaire, ainsi d’ailleurs que pour tous les citadins ou ruraux engagés dans les activités de service. Elle produit également des matières premières qui seront transformées par l’industrie. Une agriculture productive fournira des produits agricoles bon marché, et réduira ainsi les coûts salariaux, ce qui permettra de faciliter l’accumulation du capital. Si au contraire la productivité agricole stagne, les prix alimentaires s’élèveront, ce qui entraînera la hausse des salaires nominaux et la baisse des profits et de l’investissement industriel. Par ailleurs, la croissance de la production agricole aura un effet déterminant sur la croissance économique globale, dans des économies en décollage où le monde rural reste dominant.
Marchés : le monde agricole est à l’origine d’une demande de produits manufacturés de tout type, et sa prospérité éventuelle permet de fournir des débouchés croissants à l’industrie, de même que sa stagnation bloque le développement industriel, les entreprises ne pouvant y écouler leur production. Là aussi, dans des pays où l’essentiel de la population est rurale, les pays aux premières phases de leur développement, ces débouchés sont cruciaux.
Devises : les produits agricoles constituent l’essentiel des exportations au départ, et sont donc les seuls à pouvoir fournir les devises nécessaires à l’importation des équipements, pièces, matières premières, dont l’industrie a besoin pour se développer. L’agriculture peut aussi permettre d’économiser des devises, en produisant des denrées jusque-là importées. Un échange fructueux tripartite se met alors en place : l’agriculture fournit des devises, lesquelles permettent d’acquérir des machines pour l’industrie, qui produit alors des biens manufacturés pour les paysans.
Facteurs de production : l’agriculture fournit de la main d’œuvre à l’industrie, d’abord parce que dans les agricultures traditionnelles il existe un surplus de travail à la productivité marginale nulle ou négative (cf. Modèle de Lewis, 1954), ensuite grâce à l’amélioration de la productivité agricole moyenne. En outre, le déplacement de travailleurs vers des activités où la productivité est plus élevée aura un effet favorable sur la croissance globale.
L’agriculture génère également une épargne pour le reste de l’économie. Secteur dominant, employant la majorité de la population, son épargne est essentielle et permettra de financer les investissements industriels. Cette épargne peut être transférée volontairement et directement, à travers les propriétaires fonciers qui investissent dans l’industrie, ou volontairement et indirectement, à travers le réseau des institutions de crédit, solution moins probable dans des pays où ces réseaux sont embryonnaires. Il pourra s’agir aussi d’une épargne forcée, imposée par les pouvoirs publics par divers moyens : impôts, prix bas fixés aux producteurs, confiscation d’une partie de la production… Ces différentes méthodes permettent de transférer le surplus économique de l’agriculture vers les secteurs considérés comme vitaux pour le développement du pays, i.e. l’industrie. Kuznets estime « qu’un des problèmes cruciaux de la croissance économique moderne est d’arriver à extraire du produit agricole un surplus pour le financement de l’investissement industriel, sans briser en même temps la croissance de l’agriculture. » Certains pays ont réussi ce délicat processus, c’est à l’évidence le cas de la Grande-Bretagne au XVIIIe siècle, encore qu’à l’époque il n’y avait pas de politique consciente de cela. D’autres plus récemment, notamment en Asie, ont également réussi à mettre en place un développement équilibré agriculture/industrie, d’autres enfin ont poussé trop loin la ponction sur l’agriculture, surtout en Afrique, décourageant les producteurs et ruinant ainsi leur développement économique général.
Révolution agricole et révolution industrielle au XVIIIe siècle
La production agricole a augmenté au XVIIIe siècle en Grande-Bretagne grâce aux nouvelles méthodes qui accroissent productivité et rendement, mais aussi par la mise en exploitation de davantage de terres. L’emploi agricole est à peu près stable et se situe aux alentours de 1,5 million de personnes. Le déclin agricole est relatif, et non absolu, les autres secteurs connaissent une croissance plus forte et voient leur emploi augmenter plus rapidement (tableau I).
Tableau I
Répartition de la population active et origine du
Revenu national en % du total
|
1700 |
1760 |
1800 |
1840 |
Emploi agricole |
61,2 |
52,8 |
40,8 |
28,6 |
Emploi industriel |
18,5 |
23,8 |
29,5 |
47,3 |
Revenu agricole |
37,4 |
37,5 |
36,1 |
24,9 |
Revenu industriel |
20,0 |
20,0 |
19,8 |
31,5 |
Source : Crafts, 1994
La production agricole totale aurait à peu près doublé du début à la fin du siècle : de 32 millions de boisseaux à 65 millions pour les grains (céréales, pois, fèves) ; de 370 à 888 millions de livres pour la production de viande ; de 40 à 90 millions de livres pour la laine. Les estimations des taux de croissance annuels donnent un trend ascendant de l’ordre de 0,5 à 1% entre 1700 à 1831, avec un ralentissement marqué de 1760 à 1780 (lié à des facteurs climatiques, et politiques comme les guerres avec la France), tableau II.
Tableau II
Croissance de la production agricole de 1700 à 1831 en % annuel
1700-1760 |
0,6 |
1760-1780 |
0,1 |
1780-1801 |
0,8 |
1801-1831 |
1,2 |
Source : Crafts et Harley, 1992
Les rendements (production par unité de surface) ont augmenté d’environ 15 boisseaux de blé à l’acre vers 1750 à 20 en 1800 et 28 en 1850. Ils correspondent à ceux des régions les plus productives du continent, mais la productivité (production par travailleur) aurait augmenté bien davantage en Angleterre que dans les autres pays européens (de plus de 60 % entre 1650 et 1800, contre moins de 20 % en France), plaçant le pays largement en tête par rapport au continent, à l’exception de la Hollande. La production par agriculteur aurait ainsi été d’un tiers plus élevée qu’en France pour des rendements équivalents, ce qui est confirmé par les observations des voyageurs de l’époque comme Arthur Young.
L’Angleterre est alors en passe de devenir le grenier de l’Europe, vers le milieu du siècle. Elle deviendra cependant son atelier, grâce à la révolution industrielle, et plus encore l’atelier du monde (workshop of the world). Cette situation fournit à Ricardo l’occasion d’illustrer sa nouvelle théorie, celle des coûts comparatifs, dans un passage lumineux. Le pays, du fait de sa double révolution, a un avantage absolu dans les deux secteurs au début du XIXe, agriculture et industrie, par rapport à ses voisins continentaux, il choisira cependant de se spécialiser dans l’industrie, là où il a à l’évidence un avantage comparatif :
A country possessing very considerable advantages in machinery and skill and which may therefore be enabled to manufacture commodities with much less labour than her neighbours, may in return for such commodities, import a portion of the corn required for its consumption, even if its land were more fertile, and corn could be grown with less labour than in the country from which it was imported.
David Ricardo, Principles of Political Economy and Taxation, 1817
L’Angleterre, grenier de l’Europe, atelier du monde, ou encore nation de boutiquiers selon la formule méprisante de Napoléon ? Les trois peut-être vers 1760 : une nation de boutiquiers, certes, puisque l’insularité, les colonies de peuplement, la flotte, en ont fait la première puissance commerciale dans le monde. Le grenier de l’Europe, c’est une possibilité grâce à la révolution agricole démarrée en 1720. L’atelier du monde, elle le sera assez vite, et durablement, pendant les trois quarts du XIXe siècle, grâce à la révolution industrielle. L’abolition des corn laws en 1846 marquera l’abandon définitif de la première option, l’abandon des landlords, le choix de l’industrie, et le triomphe du libéralisme manchestérien, des John Bright et Richard Cobden, leaders de la ligue anti-corn laws.
La modernisation agricole est habituellement considérée comme un préalable indispensable à la révolution industrielle, par exemple chez Marx, Mantoux, Bairoch, Rostow (1) (1963) ou Crouzet (2) (1967). En effet, le développement industriel moderne implique une séparation tranchée entre activités agricoles et activités manufacturées. La naissance de l’usine à proximité des villes à la fin du XVIIIe siècle remet en cause le schéma des industries rurales (putting out system) où les travaux étaient partagés entre les activités des champs et le travail de manufacture artisanale. Il faut donc que l’agriculture dégage un surplus croissant pour alimenter les nouveaux travailleurs industriels et toutes les activités urbaines, tout en relâchant de la main d’œuvre. Autrement dit, la clé de l’industrialisation réside dans l’augmentation des rendements (hausse de la production) et de la productivité agricole (libération de travail). La première correspond au passage à une agriculture intensive, la seconde, l’augmentation de la productivité, s’explique par la mise en application de plus de capital et d’un capital plus productif, c’est-à-dire par de meilleurs outils et la mécanisation. La combinaison des deux phénomènes, intensification et mécanisation, a permis l’augmentation de la production en même temps que la réduction relative de l’emploi agricole, et donc le développement des autres secteurs.
Une solution annexe pourrait venir des importations de produits alimentaires, si la production de nourriture à l’intérieur n’augmentait pas assez vite, mais elle implique une contrainte de balance des paiements car il faut des exportations suffisantes pour équilibrer les importations alimentaires. Il est peu probable qu’un pays puisse trouver les ressources exportables pour les financer à long terme, comme l’expérience des pays du tiers monde au XXe siècle l’a bien montré.
Le développement agricole exerce d’autres effets positifs pour l’industrie, et on retrouve ici le schéma de Kuznets. L’agriculture fournit des produits et matières premières qui seront transformés par les usines (brasseries, meuneries, fabriques textiles, de peaux, etc.) ; elle offre des marchés croissants pour les produits manufacturés (outils en fer, clôtures, machines, biens de consommation courante), surtout si les revenus agricoles augmentent, ce qui est le cas en Angleterre au XVIIIe siècle ; elle dégage une épargne qui pourra s’investir dans l’industrie ; et enfin elle peut apporter de l’or ou des devises par ses exportations, qui permettront d’importer les matières premières nécessaires à l’industrie (par exemple le coton), ou encore des biens d’équipement (pour les pays suiveurs uniquement, car l’Angleterre au début du processus d’industrialisation ne pouvait naturellement les importer !).
Ces liens dynamiques entre l’agriculture et l’industrie ont été cependant très mal perçus au moment même de la révolution industrielle. Les économistes classiques, après Smith, voyaient plutôt dans l’agriculture un frein au développement industriel, lequel devait se réaliser malgré elle et non grâce à elle. Les rendements décroissants dans le secteur rural auraient pour effet de provoquer des pénuries alimentaires, d’accroître la rente foncière, les prix agricoles et les salaires au détriment des profits et de l’accumulation, selon l’analyse de Malthus et Ricardo. Ils n’ont pas vu que l’accélération du progrès technique allait entraîner au contraire une situation de surproduction alimentaire et de baisse du prix de la nourriture à long terme. La production agricole double, en gros, au XVIIIe, comme on l’a vu, tandis que la population augmente d’environ 60 %. On a donc pour la première fois un accroissement du produit alimentaire par habitant, et l’Angleterre, après les Pays-Bas, sort du piège malthusien : le taux d’accroissement de la population dépasse la limite ancestrale de 0,5 % par an, au-delà de laquelle le piège se referme, pour atteindre 1 % par an dans la première moitié du XIXe siècle, et cela avec une augmentation encore plus forte de la production agricole. Autrement dit, au moment même où Malthus écrit (1798), son analyse, valable pour toutes les sociétés préindustrielles, commence à devenir caduque ! Il s’agit là « d’une des erreurs les plus remarquables dans l’histoire de la pensée économique » (Mokyr, 1985), et les classiques ont, comme le dit North (1981), « simplement été incapables de comprendre les événements qui se déroulaient autour d’eux » !
Cependant la forte poussée démographique dans la deuxième partie du XVIIIe siècle, combinée au ralentissement de la croissance de la production agricole, va tout d’abord provoquer une augmentation des prix des produits alimentaires et une réduction des disponibilités par tête. Sans doute la hausse des prix agricoles va-t-elle stimuler l’innovation et attirer les investissements, mais l’Angleterre sera quand même amenée à importer massivement des grains, alors qu’elle était exportatrice nette jusqu’aux années 1760. Ensuite les guerres continentales après 1792 vont limiter cette possibilité de recourir au commerce extérieur et les disettes deviennent une menace permanente. On comprend mieux dès lors l’analyse des classiques qui écrivent au tournant du XIXe siècle, en pleine tourmente européenne et alors que le blocus de la France napoléonienne exacerbe l’isolement du pays. La révolution industrielle après 1760 se déroule donc dans un contexte de difficultés agricoles, et cela invite à une révision du rôle de l’agriculture. Les analyses récentes – en particulier des cliométriciens – considèrent ainsi que la révolution industrielle avait un dynamisme propre, un dynamisme avant tout « industriel, urbain et commercial » (Hudson, 1992). Allen (1994) remet par exemple en cause certains des liens positifs habituellement retenus en s’appuyant sur les nouvelles analyses quantitatives :
1) la production manufacturée a été absorbée par les marchés urbains et les marchés étrangers, et seulement marginalement par le secteur agricole (la production industrielle est multipliée par trois entre 1700 et 1800, alors que la consommation industrielle des agriculteurs n’augmente que d’un tiers) ;
2) l’épargne agricole a été surtout réinvestie dans l’agriculture et a très peu servi à financer des investissements industriels, les landlords ont eux-mêmes emprunté réduisant ainsi les capitaux disponibles ;
3) l’agriculture n’a pas vu ses effectifs se réduire de façon absolue au temps de la révolution industrielle, mais seulement de façon relative comme on l’a vu plus haut. La part de la population active engagée dans l’agriculture s’est réduite en même temps que la production par tête triplait ;
4) enfin, l’agriculture a contribué à la croissance économique globale durant la révolution industrielle : si le taux de croissance global du produit s’est maintenu proche de 1 % par an et celui du revenu par tête à 0,3 %, « la contribution de l’agriculture est loin d’avoir été négligeable » avec une croissance annuelle moyenne d’environ 0,7%.
Il est donc hors de doute que l’agriculture a aidé de diverses manières l’essor industriel au XVIIIe siècle, même si elle n’a pas été l’élément unique et déterminant, et si sur certains points on doive nuancer son apport. La relation va s’inverser au siècle suivant car l’industrie permettra à son tour de relancer la révolution du secteur primaire. Les progrès de productivité obtenus par des machines agricoles de plus en plus perfectionnées et ensuite la hausse des rendements grâce aux engrais chimiques permettront de réduire de plus en plus la population paysanne, de poursuivre l’exode rural et finalement l’industrialisation.
Progrès agricoles et développement économique au XXe siècle
En réalité, le premier débat sur la question agricole dans un pays « en voie de développement », a lieu dans l’URSS des années 1920, il s’agit de la célèbre controverse Préobrajenski-Boukharine lors de la NEP. Le second préconisait un développement équilibré agriculture/industrie, avec une ponction modérée, mais son point de vue n’a pas été retenu. Par des prix faibles versés au monde rural, secteur privé à l’époque (on est avant la grande collectivisation de Staline en 1929), Préobrajenski voulait au contraire favoriser un transfert forcé du surplus agricole vers l’industrie socialisée. Les termes de l’échange agriculture/industrie devaient rester défavorables, avec des prix industriels en hausse, de façon à permettre l’accumulation socialiste primitive. Le refus des paysans de vendre mènera tout droit à la collectivisation stalinienne. Cependant celle-ci échouera à développer l’agriculture soviétique, faute de motivation. Cet échec agricole constituera un handicap majeur pour le développement économique du pays après la guerre. Le secteur ne produit pas assez, les revenus et les débouchés sont faibles, les liens avec l’industrie ne peuvent jouer pleinement.
Dans les pays du tiers monde après les indépendances, les situations sont très contrastées. L’Afrique dans l’ensemble – sauf la Côte d’Ivoire, le Kenya ou le Malawi, où la ponction est restée plus faible – a pratiqué des prix extrêmement défavorables aux producteurs ruraux, à travers les Caisses de stabilisation, ou Marketing Boards, des prix inférieurs aux cours mondiaux, de façon à ce que la différence, conservée par ces organismes, permette de financer le développement industriel, l’État et les infrastructures. Il s’agissait aussi d’éviter aux paysans les fluctuations des cours mondiaux, en régularisant le prix payé, et d’empêcher des cascades d’intermédiaires de prélever une part indue des gains à l’exportation. Dans la plupart des pays cependant, les Caisses de stabilisation sont devenues les instruments de l’exploitation des paysans, et des sommes énormes ont été détournées par des élites corrompues au lieu d’aller vers des projets utiles.
Les salariés urbains également, les fonctionnaires, les étudiants, ont bénéficié de cette exploitation des paysans, grâce aux bas prix pratiqués, qui favorisent les consommateurs, mais bloquent le développement agricole, et donc les liens essentiels avec l’industrie. Le principal conflit de classe en Afrique est en réalité celui qui oppose citadins et paysans (Lipton, 1977). Le pouvoir réside dans les villes qui accaparent les ressources, les campagnes sont dépossédées des richesses qu’elles créent et des fonds nécessaires à leur développement, les paysans sont écrasés, l’économie stagne.
D’autres facteurs se sont ajoutés à ces politiques de prix défavorables, tout aussi néfastes pour le développement agricole : les politiques de protection de l’industrie, dans le cadre de stratégies d’industrialisation par substitution d’importations (ISI), ont abouti à des prix élevés pour les produits manufacturés, défavorables aux paysans. Les taux de change ont été surévalués, au désavantage encore des producteurs ruraux (plus faible rémunération des exportations en monnaie nationale, abandon en conséquence des cultures d’exportation insuffisamment rentables, développement d’exportations sur des marchés parallèles, encouragement des importations agricoles, devenues au contraire meilleur marché, avec des effets de concurrence néfastes pour les paysans locaux).
Les justifications politiques ou théoriques de ces politiques de ponction excessive ont été que de toute façon les paysans africains étaient peu sensibles aux prix (allant même jusqu’à moins travailler si les prix s’élevaient, par un arbitrage favorable au repos), ou encore l’affirmation que des prix plus élevés profiteraient surtout aux gros producteurs et aggraveraient les inégalités rurales, et aussi le fait que les exclus et les pauvres dans les villes verraient leur situation s’aggraver si les prix agricoles étaient plus élevés.
En réalité, les travaux de nombreux auteurs, comme le prix Nobel Theodore Schultz (1964), ont montré que les paysans réagissaient positivement aux signaux des prix, mais qu’ils étaient bloqués par un environnement institutionnel et des politiques agricoles défavorables. En outre les inégalités, loin d’être accrues, seraient réduites par des prix plus élevés, les paysans concentrant la grosse masse des pauvres en Afrique et bénéficiant de ces prix. Mais les ruraux sont sans pouvoir politique, loin des gouvernements et peu politisés, ce qui explique, malgré leur nombre, que les pouvoirs publics aient systématiquement favorisé les citadins, dont ils avaient plus à craindre, du fait de leur proximité, de leur combativité et des réactions possibles (manifestations, coups d’État, révolutions…). On retrouve le conflit d’intérêt citadins/paysans, véritable lutte des classes en Afrique.
L’Asie offre un tableau totalement différent, où l’on constate tous les effets positifs d’un développement agricole réussi sur la croissance industrielle. Le Japon de l’ère Meiji, le Japon d’après la Deuxième Guerre mondiale, la Corée du Sud et Taiwan, offrent des exemples qui se situent dans la lignée de la révolution industrielle britannique. De plus, des réformes agraires radicales ont permis de répartir les terres plus équitablement et de stimuler l’intérêt des paysans à produire. Ils n’ont pas été exploités par des prix trop défavorables, même si ceux-ci, fixés par l’État, sont restés inférieurs aux prix que le marché aurait établis, de façon à opérer le transfert. Les gouvernements ont en outre investi massivement dans les infrastructures rurales, mis en place des services aux producteurs, développé les systèmes de financement et appliqué un système d’impôts tendant à encourager l’accroissement de la production agricole.
L’Amérique latine se situe entre l’Afrique et l’Asie, avec des problèmes fonciers structurels, l’inégale répartition des terres, source d’inflation chronique pendant longtemps, et toujours de grande inégalité sociale. Les hyperinflations sud-américaines des années soixante soixante-dix sont liées à la faiblesse et à la rigidité de l’offre agricole, dues à l’inefficacité des grandes propriétés. Une inflation par la demande, aggravée par des pratiques budgétaires et monétaires laxistes (inflation monétaire). La structure des latifundios, héritée de l’Espagne, qui elle-même l’avait héritée de Rome, n’a été cassée que dans quelques pays comme le Mexique, elle continue à obérer le développement agricole du sous-continent, et par là même freine son développement économique, même si la situation est extrêmement variée, avec aussi nombre de grandes exploitations modernes et efficaces.
Conclusion
On peut affirmer, au terme de ce rapide tour d’horizon des liens agriculture/industrie, que le développement agricole doit impérativement précéder ou accompagner le développement industriel. Mais il ne s’agit pas d’une condition suffisante de l’industrialisation, comme l’exemple de la Hollande nous le rappelle, le premier pays à passer par une révolution agricole, dès le XVIIe siècle, mais qui ne connaît pas de révolution industrielle au XVIIIe. La Grande-Bretagne au contraire connaîtra la succession des deux. Elle avait introduit avec Guillaume d’Orange – prince hollandais devenu roi d’Angleterre à l’occasion de la Glorieuse Révolution de 1688-1689 (sous le nom de William III) -, et aussi grâce à sa cour et ses experts, les techniques agricoles venues des Pays-Bas. Celles-ci vont créer les conditions d’une industrialisation réussie, à travers les canaux identifiés par Kuznets. Comme le rappelle Senghaas (1985), après avoir passé en revue tous les cas historiques d’industrialisation, « La leçon à tirer de toutes les expériences positives ou négatives de développement est évidente : …le développement industriel n’a nulle part atteint l’étape de croissance auto-entretenue, à moins qu’une augmentation de la productivité agricole n’ait précédé ou accompagné l’industrialisation. En d’autres termes, une tentative d’industrialisation sans modernisation agricole est destinée à finir en développement bloqué. Cette relation peut actuellement être observée partout dans le tiers monde, mais elle a aussi déterminé l’histoire du développement en Europe. »
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(1) « Des changements révolutionnaires dans la productivité agricole sont une condition essentielle pour la réussite du take-off » (Rostow, Les étapes…).
(2) « L’amélioration de la productivité agricole est donc bien nécessaire à la croissance soutenue de l’industrie, la Révolution agricole est bien une précondition de la Révolution industrielle » (Crouzet, Agriculture et révolution industrielle).
Références bibliographiques
Allen R.C., “Agriculture during the Industrial Revolution”, in R. Floud et D. McCloskey, The Economic History of Britain since 1700, vol. 1, Cambridge University Press, 1994.
Bairoch P., Révolution industrielle et sous-développement, Éditions de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales (EHESS), 1963.
Crafts N.F.R., “The Industrial Revolution”, in R. Floud et D. McCloskey, The Economic History of Britain since 1700, vol. 1, Cambridge University Press, 1994.
Crafts N.F.R. et C.K. Harley, “Output growth and the British Industrial Revolution”, Economic History Review, 45, 1992.
Crouzet F., « Agriculture et révolution industrielle. Quelques réflexions », Cahiers d’histoire, tome XII, 1-2, 1967.
Hudson Pat, The Industrial Revolution, Edward Arnold, 1992.
Kuznets S., Modern Economic Growth, Yale University Press, 1966.
Lewis A., Economic development with unlimited supplies of labour, Manchester School of Economic and Social Studies, vol. 22, mai 1954.
Lipton M., Why poor people stay poor?, Temple Smith, 1977.