Résumé : L’objectif de cet article est d’approfondir le monde des nouvelles de l’écrivain francophone Pham Van Ky, tout particulièrement Le Fantôme de la précision, en dégageant la figure du sujet dans ses dimensions psychanalytiques. La question sera examinée en rapport avec les jeux textuels qui permettraient la reconnaissance des états psychologiques du sujet créateur. À partir de ces considérations, serait également pris en compte le processus de reconstruction d’une identité : la nouvelle appartient ainsi au genre de discours d’une anamnèse.
Pham Van Ky entre dans le champ littéraire de langue française comme un auteur singulier aussi bien sur le plan symbolique que sur celui géographique et culturel. Du point de vue sociopoétique, sa création littéraire paraît assez variée et dynamique en ce qu’elle appartient à différents genres et formes. S’il accède dans les lettres par le domaine de la poésie, à partir des années 1930, avec le retentissement du recueil intitulé Une Voix sur la voie – dont la conception personnelle de la poésie est profondément influencée par sa lecture de Baudelaire et Mallarmé, Pham Van Ky est particulièrement connu par ses œuvres romanesques, surtout depuis son installation en France. Lauréat du Grand Prix du roman de l’Académie française (pour Perdre la demeure, 1961), il constitue ainsi une posture consacrée dans le monde de la littérature francophone.
Il faut souligner toutefois que le genre de la nouvelle reste un secteur de sa création littéraire toujours dérobé à l’attention des lecteurs contemporains. Cela dit, Pham Van Ky semble être peu connu comme nouvelliste. Or, à nos connaissances, la nouvelle vietnamienne francophone en général s’inscrit dans le mouvement des nouvelles modernes, qui se développent parallèlement avec les courants du journalisme. En réalité, certains écrivains vietnamiens ont collaboré avec les périodiques littéraires en exerçant leur écriture sous formes de feuilletons ou de textes courts. À ce stade, la contribution de Pham Van Ky est non négligeable.
Engagé remarquablement dans les activités littéraires, Pham Van Ky s’est procuré une place à part dans le monde de la presse française et francophone. Par sa collaboration avec plusieurs grandes revues littéraires, sa trajectoire dans cet univers lui a permis à la fois de construire son image et de former sa prise de position. Ses nouvelles ont paru pour la plupart au milieu du XXe siècle, moment où l’attention du public s’orientait notamment vers le discours du réalisme sans délaisser les traits fantastiques. Aussi les thèmes de la nouvelle qui résultent de la vision du monde de l’auteur oscillent-ils très souvent entre ces deux pôles d’écriture : le réel et le fantasme. Dans tous les cas, au sein du champ littéraire francophone, les nouvelles publiées par Pham Van Ky dans les périodiques transmettent des thèmes exotiques avec la force de l’impression et de l’émotion intense. C’est ainsi dans la sensation métaphysique que le lecteur savoure Le Cristal d’amour publié dans l’Existence en 1945.
Dans le domaine du réalisme, les nouvelles de Pham Van Ky se veulent quelque peu tragiques, en ce que l’intrigue s’organise fréquemment autour des héros en tant qu’individus s’affrontant à une réalité éprouvante et souvent colorée d’amertume. Cette tendance s’est particulièrement affirmée dans les nouvelles qu’il a publiées dans les revues des années 1946 : L’ogre qui dévore les villes (Les Temps modernes, 1946), C’était mon frère de sang (Esprit, 1946), Quand je serai le roi (L’Illustration, 1946), Le dernier roi (Cahiers du Sud, 1947), Maître San, devin de village (Centres, cahiers littéraires : Limoges, 1947), Victime et Bourreaux (La Nef, 1947). Le destin de l’individu va souvent de pair avec celui de la société et de l’époque. Cette double vision contribue à créer l’atmosphère particulière des œuvres de Pham Van Ky, en s’accordant parfois avec un langage ésotérique pour rendre plus tragique la situation de l’individu et de la société. Pendant la période de 1952 à 1954, Pham Van Ky met en évidence ce fil conducteur avec plusieurs titres : La Passe mortelle (Monde d’Orient, 1952), Le Fantôme de la précision (Cahiers du Sud, 1952), Espace indochinois (Preuves, 1953), Un homme utile (Secrets du monde, 1954), Le Crieur de nuit (Preuves, 1954).
Dans le cadre de cet article, nous nous intéressons à la nouvelle Le Fantôme de la précision en prenant comme point de départ l’analyse psychanalytique en vue de dégager le sujet de l’écriture qui se trouve dans une crise. En d’autres termes, nous tenons le texte comme la mise en scène de l’état psychologique du sujet créateur, ce qui permettrait de trouver un point commun à la vie de l’auteur et à son écriture.
Le titre de la nouvelle nous évoque apparemment une ambivalence en ce qu’il amène le lecteur à la fois au fantasme et à la vraisemblance du récit. Le terme « fantôme » désigne « l’apparition fantastique » mais aussi, dans son autre acception, le « souvenir persistant » ou le « sentiment obsessionnel ». Esthétiquement, le « fantôme » se réfère à la capacité de l’imagination ou à l’idée illusoire. D’où la dimension de la fantaisie. Si l’on va plus loin dans son usage, ce terme, quand il est employé comme adjectif, indique pathologiquement une « perception illusoire et parfois douloureuse d’un membre amputé ou privé de sensibilité »[1]. Par toutes ses acceptions, le terme qui s’accouple avec la « précision » crée un contraste, une opposition tant linguistiquement que psychologiquement, ce qui permet d’accéder dans un espace complexe que Pham Van Ky tente d’esquisser dans l’esprit du lecteur, et suggère un processus d’interprétation de l’inscription et de l’aptitude de l’auteur dans sa création.
Cependant se pose d’emblée une question qui est de savoir si, hors ce matériau langagier – la dimension du signifiant – c’est l’auteur qui décide consciemment de mettre en écriture son histoire aussi fantastique, ou au contraire, c’est dans son état de refoulement et de pulsion que son écriture littéraire est mise en œuvre. Nous accordons notre attention, sans épuiser la première, à la seconde idée liée à l’interrogation psychanalytique selon laquelle « c’est le stock des « rêveries éveillées » qui fournit le matériau primitif de l’élaboration fantasmatique littéraire »[2]. Cette fameuse réflexion semble bien confirmée par cet aveu que Pham Van Ky met dans la bouche de son narrateur dès l’entrée en matière :
C’est à votre tour de me croire. La vérité sort souvent de la bouche des fantômes ; le mien cependant ne ressemblait pas aux autres : il ne flottait pas, le poids de la vie le rivant à la terre ; il valait son pesant de soucis, de remords, d’angoisse. Il n’était pas complètement mort. (p. 231).
Ce passage peut servir de point de départ pour la discussion sur l’origine de la production littéraire. D’une part, pour la validité du rôle du personnage en relation avec l’auteur, nous pouvons dégager la signification du ‘clivage du moi’ ; d’autre part, le fait d’indiquer le « fantôme du personnage » nous permet de repérer une relation des signes textuels avec la réalité à laquelle se heurte l’écrivain.
Pour le premier volet, en s’interrogeant sur le sujet de l’écriture, les études littéraires, comme nous l’avons vu, évoluent des idées traditionnelles aux idées modernes : alors que les premières consistent à mettre l’accent sur l’intention de l’auteur dans la naissance de l’œuvre, les secondes prétendent le textualisme au détriment de l’intention de l’auteur, c’est-à-dire que la signification de l’œuvre consiste à interpréter ce que dit l’auteur. D’où la place importante du lecteur dans la signification de l’œuvre littéraire. Ainsi Roland Barthes déclare-t-il la « mort de l’auteur » au point que la signification de l’œuvre ne relève pas du « dehors » tel qu’on entend par les notions de psyché de l’auteur, de contextes sociaux, d’idéologie, etc.
Le débat sur la relation entre l’homme et sa création demeure pourtant une question controversée. On ne peut oublier la position de Proust contre Sainte-Beuve par cette déclaration célèbre :
Un livre est le produit d’un autre moi que celui que nous manifestons dans nos habitudes, dans la société, dans nos vices. Ce moi-là, si nous voulons essayer de le comprendre, c’est au fond de nous-mêmes, en essayant de le recréer en nous, que nous pouvons y parvenir[3].
Certes, Proust ne renonce pas l’empreinte de l’auteur dans le texte mais la notion d’auteur doit être entendue comme apparaître sous la forme d’un moi profond qui est différent du moi social et biographique. Cette thèse proustienne insiste ainsi sur le sujet créateur plutôt que sur l’auteur en tant que sujet social.
Nous avons voulu nous attarder ainsi sur ces conceptions de la critique littéraire pour en revenir à notre considération à l’égard de la façon dont Pham Van Ky a métamorphosé son moi et l’a incarné dans les personnages. En tant que sujet de l’écriture, l’auteur décèle en effet dans son texte un moi multiple, ce qui peut trouver la pertinence dans ce que Freud a formulé dans ses thèses psychanalytiques de la création littéraire :
Le roman psychologique doit en tout point sa particularité à la tendance de l’écrivain moderne à cliver son moi, par auto-observation, en mois partiels et à personnifier en conséquence les courants de sa vie psychique en plusieurs héros[4].
Cette réflexion éclaire le cas de Pham Van Ky qui réalise la division des rôles de deux personnages comme stratégie de « gérer la ‘fissilité’ du moi du sujet créateur. Cette stratégie est bien interprétée par la confession qui apparaît comme un caractère psychologique fondamental assignée à ses personnages. D’abord, le lecteur se rend compte que le moi du sujet créateur s’incarne dans ce que l’auteur dénomme « fantôme », une forme de « fissilité » ou une « partition » du moi. Ce « moi obsessionnel » est filé de manière persistante tout au long du récit : « le poids de la vie le [le fantôme] rivant à la terre ». Mais la projection du clivage du moi se révèle plus visible par le « Je » narrateur qui porte en même temps la voix du personnage.
Conformément à l’idée psychanalytique, ce qui doit nous intéresser ici est de révéler la métamorphose de l’écrivain : « le processus du moi » de l’écrivain correspond donc à la conception d’un langage dont le « Je » est privé de soi. Aussi le personnage n’est-il autre qu’une expression de l’intériorité de l’auteur : « l’idée de personnage, comme la forme traditionnelle du roman, n’est qu’un des compromis par lesquels l’écrivain, entraîné hors de soi par la littérature en quête de son essence, essence de sauver ses rapports avec le monde et avec lui-même »[5]. Cette position de Blanchot nous amène directement à observer le texte littéraire comme une cure psychanalytique : « ce qui s’écrit livre celui qui doit écrire à une affirmation » (Ibid. p. 20). Pham Van Ky cherche à se livrer par le processus de personnification et de conception des personnages en mettant « en dehors de lui-même les motions pulsionnelles »[6] en tant qu’objet refoulé qui « n’était pas complètement mort » mais existe comme des manifestations inconscientes de l’auteur : « son pesant de soucis, de remords, d’angoisse ». Ces symptômes ne présagent pas seulement une crise mais ils concourent aussi à la création littéraire et à la genèse de l’œuvre de Pham Van Ky.
Toujours dans l’interprétation de l’ambivalence de la nouvelle, après l’entrée en matière qui affiche la « disposition clivée » de l’écrivain, et la justification de sa manifestation inconsciente par la philosophie orientale, Pham Van Ky, par la voix du narrateur, accompagne le lecteur au monde de la rêverie et de la magie, sans oublier de rappeler son obsédante nostalgie :
C’était au début de mon retour en Asie. À peine débarqué sur la côte, je devais, par la route, regagner une ville où m’attendaient mes parents. À la hauteur du Col des Nuages, le camion dans lequel je me trouvais eut une panne. Une nuit chaude, gluante, tendait très haut, au-dessus de nos têtes, une immense toile d’araignée : des étoiles-lucioles s’y empêtraient […]. (p. 230).
Il s’agit ici d’un vrai début de la nouvelle, justifié par cette formule « C’était au début de mon retour en Asie » qui nous fait penser à un début du récit magique « il était une fois », considéré, selon Marthe Robert, comme « le seul début possible » et « que le roman laisse toujours sous-entendu lorsqu’il croit mettre le plus d’art à le réinventer »[7]. Ce début marque ainsi chez Pham Van Ky une « rêverie éveillée » ou « une auto-observation » comme un mécanisme et une dynamique du récit mais aussi et surtout comme une extension de la problématique inconsciente de l’écrivain. Car il ne s’agit pas d’un retour physique et matériel, c’est un « retour » fantasmagorique qui caractérise significativement le « rêve d’angoisse » et, en quelque sorte, « le paradis perdu ». Tant que cette rêverie est éveillée chez l’écrivain, elle le tourmente comme dans le sentiment du mal du pays : « je devais […] regagner une ville où m’attendaient mes parents ». Cette confession pathétique se fait l’écho de ce que Nerval avait vécu : « Jusqu’ici rien n’a pu guérir mon cœur, qui souffre toujours du mal du pays ». Ainsi est-il bien évident que le texte littéraire pourrait être sous-entendu et considéré comme un moyen de s’exprimer et de tramer les manifestations inconscientes. Du vécu à l’écriture le lecteur saurait lire un destin clivé et déchiré.
Si l’on s’interroge d’ailleurs sur la circonstance du vécu de l’écrivain, le texte retrace bien des images qui permettent de valider la réalité abordée : « Asie », le « Col des Nuages », « une flamme à pétrole », etc. Tout cela participe à la mise à jour du pays natal de l’écrivain et implique son vécu effectif – notons de plus qu’au moment de la parution de cette nouvelle en 1952, Pham Van Ky s’installait en France et que c’était la période de la tension et des confrontations entre le régime communiste et l’autorité colonialiste en Indochine. Dans biens de ses écrits, Pham Van Ky réalise cette façon d’articuler le fantasme comme une révélation de la réalité vécue. Le fait d’introduire dans le texte la scène de la recherche d’un gîte et de la demande de l’hospitalité à la montagne semble évoquer également une récurrence en écriture des images du passé :
Je gravis le Col : mille mètres au-dessus du niveau de la mer. « Toujours tout droit », selon le chauffeur. Mais je ne plaisantai pas, je suivis une ligne de chance. Dans l’ombre, je ne distinguai pas les rochers des arbres. Des masses compactes, un cri s’éleva, un oiseau soupira, un cerf brama, un tigre rugit, un gecko tambourina dans les troncs creux… Puis, soudain, le paysage changea : la route ne montait plus ! Un vent étrange me soulevant, je me laissai aller. Qu’éprouverait-on sur un tapis volant, sinon cette insensibilité, cette griserie des jarrets, cette paresse de tout le corps ? Le temps perdit aussitôt de son importance et se dilua dans ce qui l’anéantissait. J’échouai devant une paillote d’aspect misérable dont […] la réalité m’oppressa. Je poussai la porte qui hennit et résista à mes efforts. Un homme me reçut en grognant. Sa femme, une sourde-muette, m’injuria des paupières, des doigts et du buste. Une lampe à pétrole me tira sa langue de flamme, et sa lumière douce-amère me piqua à la gorge. L’homme ricana, dès que je lui eus demandé l’hospitalité. Il me montra un lit de camp recouvert d’une patine de crasse […] (p. 231).
Ces perspectives d’un retour ou d’un certain bonheur « intime et puéril » qui « soulève » le sujet créateur dans « le merveilleux » ne sont autres que celles d’un retour de refoulé et d’exilé. Il s’agit ainsi d’un « retour à l’enfance » qui devient « le modèle du retour à soi qu’il faut vouloir pour annuler les suites de l’exil », pour reprendre l’expression de Marthe Robert[8]. Mais cette scène, du point de vue des signifiants, révèle toujours un état quelque peu « conscient » du narrateur. Elle précède le long passage destiné à une autre voix qui intervient sous la forme d’une confession : « J’ai tué ! dit une voix grasse. Je suis couvert de sang ! Chaque soir, à dix heures précises, je me rends sur ce lieu de mon crime pour m’en laver. Je m’en suis lavé […] ». Cette confidence est proférée d’un homme dont la main lourde, imposante, impérative, couvre le front du narrateur. C’est « une main de Blanc ! ». L’alternance de ces deux voix narratives dans le récit témoigne de nouveau d’une stratégie de Pham Van Ky dans la mise en scène du moi altéré et troublé. Il s’agit exactement d’une forme de « dédoublement » de son moi à travers ces voix multiples, ce qui révèle la crise du sujet créateur qui devait se confronter à une réalité sur laquelle, quatre ans après la publication de cette nouvelle, s’interroge le critique Jean-Jacques Mayoux dans un dialogue avec Pham Van Ky :
[…] vous êtes étonnamment conscient de ce qui vous est arrivé dans le passage de cette civilisation unique à la double appartenance qui vous caractérise aujourd’hui. Et de ce qui vous arrive encore. Tel le devin Tirésias, homme, femme et voyance, vous, Asiatique et Européen, tour à tour intérieur aux deux systèmes de pensée et d’imagination, vous êtes aussi un bel écrivain de notre langue. […]. Cette autre question donc, à savoir ce qui se passe chez un écrivain créateur pris et entraîné dans de tels passages et ce que désormais il représente – dans tous les sens du mot – de quoi est faite sa représentation, de quoi est faite sa communication[9].
Le sujet de l’écriture semble ainsi être pris en tenaille entre deux rives. Cet écartèlement peut être facilement vérifié par la récurrence des éléments textuels de l’écrivain. En effet, si dans Le Fantôme de la précision, l’élément de la « langue » se prend pour le facteur légitime ou la marque reconnue pouvant évoquer le conflit intérieur – « Toi, tu parles ma langue. Tu reviens de mon pays. Je t’ai conduit jusqu’ici. Toi, mon premier confident ! », – elle est déjà motivée par Pham Van Ky pour caractériser et construire l’image et la trajectoire du « Je » dans son premier roman Frères de sang (1947) :
J’entrepris ma propre éducation littéraire sur les quais de Paris, entre les boîtes des bouquinistes. Je suis devenu un écrivain de ton expression, Occident. J’en poussais l’expression jusqu’à faire miens les problèmes de ton langage : recherches formelles ayant trait à la mélodie intellectuelle, au sens exquis, à la résonance inconnue, aux rapprochements physiques, aux effets d’induction de tes vocables ! J’ambitionnais de remonter même à la source de ton Esthétique […]. (p.57) (C’est nous qui soulignons).
Cette récurrence permet de repérer la situation dramatique ou le conflit psychique qui apparaisse comme une forme de projection de l’inconscient de l’écrivain. Même si ces éléments récurrents peuvent être assignés au locuteur ou à l’interlocuteur du texte, ils concourent tous à reconstituer le mythe personnel de l’écrivain. Ici, dans cette nouvelle nous reconnaissons ainsi le sujet qui se trouve au paroxysme d’angoisse et marqué par le sentiment de la crise identitaire. On remarque d’ailleurs dans la plupart des récits de Pham Van Ky la répétition insistante des motifs du conflit et du mal du pays : « deux systèmes de pensée », conceptions du temps pour l’Occident et pour l’Orient, science du dedans et science du dehors, etc. Dans Le Fantôme de la précision, ces récurrences sont aussi denses :
Pour lui [le Mandarin], le temps ne représentait qu’un ensemble de cycles dynastiques, d’ères, d’époques, lié intimement à un espace aussi concret […] Votre temps qui va me tuer […] diffère profondément du nôtre auquel nous ne conférons qu’une durée de saison, et qui nous rappelle encore un ordre liturgique. Il ne date ni compte. (p. 234-236).
Par ces motifs, on se rend compte de la situation dramatique dans les récits de Pham Van Ky et notamment dans cette nouvelle : le sujet entre dans ce tiraillement qui amène à une tribulation.
Le mythe personnel de Pham Van Ky consiste ainsi à voir que l’auteur cherche à posséder un monde immense et un univers profond où l’existence devrait être dotée « d’une grâce gratuite » et où l’écriture devrait être ritualisée. Et pourtant, tant que l’écrivain se plaît à s’« élever à la hauteur d’un chercheur de vérité » – c’est-à-dire qu’il doit s’engager dans une mission avec « une ascèse » – il doit le quitter et ressent alors le grand vide. Ainsi donc, l’écriture artistique pourrait en retour aider l’écrivain à rendre plus significatif ce vide.
L’évolution du récit de la nouvelle s’accorde bien avec les mouvements psychologiques du personnage-narrateur : conscient (l’entrée en scène du personnage) – inconscient (l’apparition de l’homme Blanc) – conscient (le dégrisement du personnage). Pour affirmer ce contour psychologique, il est intéressant de citer ce qu’avoue fantastiquement le narrateur lors son réveil vers la fin du récit :
La vérité ! Ce mot me dégrisa brusquement. J’avais somnolé dans une demi-conscience, fasciné par la réalité effroyable de cette main plaquée sur mon front. Le grain de sel de l’histoire, c’est entre autres cette demi-conscience à moi, vivant, opposé à sa réalité à lui, revenant. N’eût été la main suspendue dans le vide, je me fusse pris moi-même pour le fantôme. (p. 237).
Cette courbe psychologique renvoie à un espace imaginaire où se réfugie le sujet créateur pour se transcender et pour mettre en jeu son écriture comme moyen de prendre possession de lui-même. Aussi Le Fantôme de la précision pourrait-il être considéré comme résumé de la trajectoire de Pham Van Ky dont la vie et l’écriture y trouvent le fantasme comme point commun.
Bibliographie
ASSOUN, Paul-Laurent, Littérature et psychanalyse, Paris, Ellipses, 1996.
BERGEZ, Daniel et al. Introduction aux méthodes critiques pour l’analyse littéraire, Paris, Bordas, 1990.
BLANCHOT, Maurice, L’espace littéraire, Paris, Gallimard, 1955.
COMPAGNON, Antoine, Le démon de la théorie, Paris, Seuil, 1998.
ESCOLA, Marc, « Atelier de théorie littéraire : Proust contre Sainte-Beuve », Fabula, http://www.fabula.org/atelier.php?Proust_contre_Sainte%2DBeuve
MAYOUX, Jean-Jacques et PHAM Van Ky, « Voix d’Est, Voix d’Ouest », Les Lettres nouvelles, 38/39, 1956, 704-733/856-870.
ROBERT, Marthe, Roman des origines et origines du roman, Paris, Grasset, 1972.
[1] Le Trésor de la langue française informatisé.
[2] Paul-Laurent Assoun, 1996, p. 32.
[3] Marc Escola, « Atelier de Théorie littéraire : Proust contre Sainte-Beuve », http://www.fabula.org/atelier.php?Proust_contre_Sainte%2DBeuve. Consulté le 14 août 2012.
[4] Cité par Paul-Laurent Assoun, Littérature et psychanalyse, 1996, p. 42.
[5] Maurice Blanchot, L’espace littéraire, 1955, p. 21.
[6] Cité par Paul-Laurent Assoun, Littérature et psychanalyse, op. cit. p. 44.
[7] Marthe Robert, Roman des origines et origines du roman, 1972, p. 82.
[8] Marthe Robert, Roman des origines et origines du roman, op. cit., p. 112.
[9] Jean-Jacques Mayoux et Pham Van Ky, « Voix d’Est, Voix d’Ouest », 1956, p. 705-706.