Tribunes

De l’origine traumatique de la pathologie mentale

Longtemps on a cru avec Freud que les névroses traumatiques (comme celles qui résultaient de guerres ou de catastrophes naturelles) faisaient figure d’exception, l’immense majorité de la pathologie mentale étant causée par une sorte de perversité innée de l’être humain qui obligeait ce dernier à refouler ses pulsions naturelles. De ce refoulement naissaient les « retours du refoulé », retours intermittents qui se traduisaient par des impulsions ou des compulsions plus ou moins violentes et imprévisibles.

On sait aujourd’hui, grâce à de nombreux travaux scientifiques réalisés à travers le monde, et en particulier aux USA, que les expériences traumatiques précoces (early life experiences) vécues au cours de l’enfance constituent la cause principale de la dysrégulation du système psychique qui est à l’origine de l’ensemble des manifestations psychiatriques et psychopathologiques. Ce dérèglement passe à la fois par une détérioration des connexions synaptiques du cortex préfrontal, dont la fonction est précisément de réguler les pulsions et les comportements, et par une altération de l’axe hypothalamo-hypophysaire qui a pour rôle de réguler le stress et les émotions. Cela se traduit notamment par une production anormalement élevée de l’hormone CRF, laquelle est capable de maintenir en permanence un niveau de stress anormal chez ces personnes (état d’alerte, hypervigilance).

Lorsque j’étais médecin généraliste (avant de devenir psychothérapeute en sexologie), j’ai toujours été sceptique devant ce qu’on me présentait comme une classification des maladies mentales, qui me semblait ne correspondre à rien. Ce tableau totalement disparate ne me satisfaisait pas plus que la thèse freudienne de la perversité originelle. Il manquait à tout cela une unité, quelque chose qui soit capable d’expliquer l’ensemble des manifestations pathologiques quelle que soit leur expression. Or il m’est apparu un jour (dans une sorte d’illumination) que la plupart des symptômes psychiatriques pouvaient se regrouper par deux, c’est-à-dire par bits de comportements opposés : indifférence totale ou anxiété paralysante, agitation incessante ou inertie complète, logorrhée incoercible ou mutisme invincible, boulimie insatiable ou anorexie irréductible, compulsivité sexuelle irrépressible ou inhibition sexuelle totale, euphorie hyperactive ou dépression tenace, phobie invincible ou témérité irraisonnée, etc…C’est comme si la machinerie mentale passait soudain en mode simpliste binaire, ne connaissant plus que deux options comportementales contraires (grossièrement un mode impulsif-compulsif / versus un mode inhibé-bloqué) au lieu de rester en mode adaptatif multi-option. Assurément, une telle radicalisation ne pouvait pas être naturelle. Elle résultait forcément de quelque chose qui s’était passé et qui avait impacté gravement le psychisme, le faisant passer en « mode sans échec ».

Restait à comprendre quelle machinerie mentale algorithmique était capable de produire de tels bits, et pourquoi elle le faisait, quelle était leur fonction dans la réparation de l’impact traumatique. On était loin de la mythologie psychanalytique de l’inconscient, qui avait occupé pendant plus d’un siècle des rayons entiers des bibliothèques !…Heureusement, on peut bénéficier de nos jours de nouvelles théories comme la théorie des systèmes ou la théorie des groupes qui ont fait leur preuve dans d’autres domaines scientifiques, et qui peuvent nous aider à construire un modèle théorique cohérent à partir des données cliniques et neuroscientifiques.

 

Les symptômes et les comportements psychopathologiques (rituels phobiques, obsessionnels, pervers, dépressions, inhibitions, addictions, etc…) ont à la fois un rôle de signal d’alerte à l’égard des congénères, c’est-à-dire un rôle expressif ou narratif qui indique aux autres de façon détournée une anomalie environnementale, et en même temps ils ont un rôle compensatoire à l’égard de la violence subie.

Mais comment ces deux fonctions sont-elles compatibles ?

Si on considère que l’événement traumatique – surgissant comme un « éclair dans un ciel serein » – représente une brisure de symétrie, une rupture d’équilibre dans le système psychique, ce dernier va chercher par tous les moyens à rétablir cet équilibre, notamment en compensant la chose subie par son contraire agi.

Dans son symptôme, son comportement anormal ou déviant, le patient met en scène ce qui lui est arrivé, il opère une sorte de reconstitution de la scène de crime, mais il y rajoute un élément actif qui n’y était pas, et qui a pour fonction de le sauver, de restaurer sa dignité perdue. Ce n’est donc pas le « retour du refoulé » que traduit le symptôme, mais le « retour du vengeur masqué » !…L’élément d’action sert à compenser ce qui a été subi passivement sans défense possible. C’est l’élément compensatoire qui tente de rétablir l’équilibre. En quelque sorte, à travers son symptôme ou son comportement, le patient joue à la fois ou alternativement les deux protagonistes antagonistes, le bon et le méchant, le bourreau et la victime. Il les rend interchangeables à son gré, ce qui est l’exact contraire de la situation traumatique, où l’enfant est terrassé et subit les choses sans les comprendre, totalement tétanisé et pétrifié.

Le système psychique de défense consiste donc à rendre réversible et compensable la réalité subie, et cela de deux façons : en la racontant sous la forme d’un récit et en la transformant dans le récit en son contraire, ce qui rend les symptômes difficilement interprétables. Par exemple, l’enfant qui a subi un inceste paternel ou maternel va faire des rêves érotiques avec son parent incestueux, où il (elle) joue le rôle actif. Ou encore l’adolescent qui a été abusé enfant va reproduire sur d’autres enfants les mêmes gestes d’attouchement qu’on a faits sur lui.

Crises de violence, crises d’agitation, hurlements, accès d’angoisse, blocages orgasmiques, attaques de panique, accès d’auto-mutilation, gestes de suicide, rituels d’évitement, rites de lavage ou de nettoyage, rites sado-maso, replis mutiques : telles sont les diverses mises en scène possible de l’événement traumatique. Dans chacun de ces symptômes, et même dans le blocage ou l’inhibition, le patient joue un élément actif (auto-frustration, auto-privation, auto-destruction, etc…) qui vise à le soigner, à le réparer, à le restaurer.

C’est pourquoi la « névrose », c’est-à-dire l’inhibition pulsionnelle (alimentaire, sexuelle ou autre) doit être comprise comme une capacité de ne pas faire (une sorte de grève pulsionnelle volontaire et active) alors qu’elle est interprétée le plus souvent comme une incapacité à faire. De même, la compulsion ou l’impulsion doivent à leur tour être comprises comme capacités à refaire activement (ce qu’on a subi soi-même passivement).

On voit à quel type de malentendus nous a conduits la théorie psychanalytique…

Tout est donc à refaire. L’humanité s’en portera probablement mieux.