Mondes caribéens

Faubert Bolivar, un nouveau surréaliste

Faubert Bolivar

Faubert Bolivar

Faubert Bolivar, né en 1979 en Haïti, vivant actuellement en Martinique, s’exprime à la fois par des textes pour le théâtre et des poèmes. Son théâtre a déjà reçu plusieurs récompenses, qu’il s’agisse du monologue Sélune pour tous les noms de la terre (sélectionné par Textes en Paroles en 2011), ou des pièces comme La Flambeau (prix spécial de la fondation Lucienne Deschamps en 2013) ou encore Mon ami Pyéro (prix Marius Gottin-Etc_Caraïbe récompensant une pièce en créole, également en 2013) (1) (2). Sa poésie est réunie dans deux recueils. Mémoires des maisons closes regroupe trois ensembles de courts poèmes datant respectivement de 1996-1998, 2006 et 2010. Lettre à tu et à toi suivi de Sainte Dérivée des trottoirs réunit deux textes de « prose poétique ».

Contrairement à ce que pourrait laisser croire le titre, Mémoires des maisons closes ne fait nullement référence aux filles de joie mais simplement aux lieux clos où furent accouchés les poèmes qui font alterner provocations, chants d’amour et adresses à l’île natale, mère de tous les malheurs. C’est en effet la diversité qui frappe d’abord dans ce recueil, sans que pour autant l’auteur abandonne jamais la veine surréaliste qui lui convient à merveille.

Je crois que le pet supplantera la parole / je pue du mieux que je peux (p. 20).

Je passerai la nuit / recroquevillé sous tes aisselles / à faire l’amour avec tous tes corps (p. 25).

Faubert Bolivar n’a pas peur des mots, on le voit, ni des images insolites. Sa fantaisie langagière nous convie à d’étranges phantasmes, comme dans les deux bouts de poèmes précédents qui le rapprochent, quant au fond, de Rabelais, de Jarry ou de Swift. Ce qui ne l’empêche pas de se montrer poète lyrique :

… Tu partiras de la nuit / les yeux gonflés de fleuves / grelottants de ces mots qu’on murmure / au chevet de la lampe éclairant les remords / qui font pli à ta robe assortie aux serments / que je dégrafe / dans un poème sans ourlets (p. 48).

L’imagerie surréaliste est encore là avec les fleuves de larmes et les remords dont on devine qu’ils s’en iront en même temps que la robe, et d’autant plus facilement que celle-ci, à l’instar du poème, se trouve sans nul doute également dépourvue d’ourlets.

L’île mère est source d’ambivalence. Revient cependant à son propos une curieuse référence à la blancheur.

Haïti, pouah !  / mon pays tord boyaux / ma terre belle comme la chaux / criblée d’ombres saignantes et muettes / de soleils mitraillés sur l’échelle de Richter / et de squelettes résignés (p. 63).

Maudit soit, béni soit / Le vent qui t’arrache à la mer / Le jour qui t’a jetée à la mer / Île blanche comme ma perte / Île blanche comme ta page (p. 73).

Avec quelques questions : La chaux est-elle celle que l’on jette sur des cadavres trop nombreux ? Et Haïti serait-elle blanche parce qu’elle constituerait un défi pour son peuple, à l’image du défi que constitue la page blanche pour l’écrivain ? C’est le propre de la poésie moderne que d’entraîner le lecteur dans toute sorte de spéculations, ainsi que Césaire en donne la démonstration la plus éclatante. La leçon a été entendue mais un vrai poète a sa petite musique à lui et tel est bien le cas de F. Bolivar.

On entend tout aussi bien cette musique dans la Lettre à tu et à toi, même si la forme n’est plus celle de courts poèmes enchaînant quelques vers brefs mais celle d’un monologue d’une quinzaine de pages adressé par l’auteur à la femme aimée,… à moins que ce ne soit à toutes les femmes qu’il désire.

Je n’ai pas toujours su que cette lettre s’écrirait.

Encore moins qu’elle commencerait par votre visage : mon crime le plus récent. Je veux noter que je garde la porte ouverte, ainsi les passantes peuvent devenir vous, et, ma fenêtre s’élargira, tant que le ciel deviendra plus beau et plus grand pour les couches et les découches, si beau et si grand le ciel qui vous abrite en temps de nuages (p. 13).

Il n’en fait pas une manie mais F. Bolivar aime bien placer de temps en temps un mot cru qui nous renvoie à notre animalité :

C’est vous qui passez quand j’entends ces pas discrets ou pressés ou trop pressés ? Si c’est vous, regardez-moi. I’m beautiful. Quand je me close la petite gueule. C’est vous qui pissez, dites ? Entrez, je vous prie. Dites-moi que j’existe et que je peux être plutôt beau (p. 14).

On repère une déréliction certaine dans ce texte égayé par un humour sombre.

Et, pardonnez-moi si je vous aime dans une langue sans virgule, l’amour c’est aussi un corps cassé qui se devine dans un miroir brisé, qui parle sec (p. 15).

L’amour est triste quand il est sans espoir. Dans l’extrait ci-dessous la grossièreté de la première proposition rend plus violente la tragédie de l’amant :

Contre le gré du vent qui m’encule, j’habite un long trottoir d’étoiles. Et le pieu qui croît dans mon cœur me fait pousser un cœur de plus pour vous aimer une heure de plus. Puisqu’à vous aimer je suis mort (p. 20).

 

Fritzner Lamour (v. 1980) - Poste Ravine Pintade

Fritzner Lamour (v. 1980) – Poste Ravine Pintade

 

Le personnage de Sainte Dérivée des trottoirs, qui fait suite à la Lettre à tu et à toi, est perdue dans un délire érotico-mystique :

Car le ciel ne passera point tant il restera vrai que je suis née debout sur un trottoir, ici, ce soir, promise aux mystères de la croix, de la rose de la croix, dévouée à mon seigneur Jésus qui s’est fait homme pour moi seule, moi, Sainte Dérivée, appelée à me vautrer dans les délices du royaume de Dieu (p. 38).

Encore un mot détonnant – ici « vautrer » – qu’on prendra peut-être comme signe de la volonté de l’auteur de ne pas se laisser prendre au piège de sa rhétorique. Dans le cas de Dérivée, contrairement à l’allusion trompeuse à des « maisons closes » dans le titre du recueil de poèmes, le « trottoir » n’est pas un leurre et ses extases ne sont pas que surnaturelles.

Je m’appelle Sainte Dérivée et je ne suis pas toute sainte, j’héberge en mon corps le temple de Dieu que je reçois des nuits entières jusqu’à épuisement de mes entrailles, je le reçois époux trompé, je le reçois mari trompeur, sobre ou ivre je l’accable de ma danse, je le reçois maladroit ou sûr de lui-même, bon payeur ou la mine menaçante (p. 31).

Dérivée est donc sainte au sens très particulier de ces « bacchantes » et « bacchants » imaginés par Fourier (in Le Nouveau Monde amoureux), qui se dévouent en rendant les services sexuels indispensables à ceux qui ne peuvent se les procurer autrement …

Vers ou prose, donc, la poésie de F. Bolivar se goûte et se médite.

 

Références :

Mémoires des maisons closes, Port-au-Prince, Bas de page, 2012, 77 p.

Lettre à tu et à toi suivi de Sainte Dérivée des trottoirs, Paris, Anibwe, 2014, 51 p.

 

  1. Un extrait de Sélune… est publié dans le n° 1 de la revue littéraire L’Incertain, Fort-de-France, K. Éditions, pp. 29-34. La Flambeau, Port-au-Prince, Editions Henri Deschamps, 2014, 89 p.
  2. Textes en Paroles et Etc_Caraïbe (« Etc » pour « Écriture théâtrale contemporaine »), basées toutes les deux en Guadeloupe, s’emploient à faire émerger de nouveaux auteurs dramatiques. Etc_Caraïbe a organisé en Martinique, du 6 au 15 novembre 2014, les 4èmes rencontres dramaturgiques de la Caraïbe.