Mondes européens

De l’irrationalité dans “Les fleurs du mal” de Charles Beaudelaire

Lire la peur chez Jean Delumeau et Charles Baudelaire : De La peur en Occident à Les fleurs du mal

INTRODUCTION

Héritière du rationalisme auquel ont abouti les combats des Lumières, la France passe, à maints égards, pour le pays où les attitudes ont toujours été marquées par le recours à la pensée positive, fondée sur des évidences que tout esprit peut établir ou concevoir. Ce postulat semble justifier, du moins en partie, l’affirmation de Léopold Sédar Senghor qui lui valut des reproches de la part de certains intellectuels africains : il était alors soupçonné de réduire le Nègre à l’émotion, lui qui voyait en la raison une caractéristique de l’hellénisme. Une telle prédisposition éloigne toute idée susceptible de susciter une réflexion sur de potentielles influences d’éléments irrationnels sur les comportements des Français, quand bien même l’on conviendrait que certaines attitudes individuelles s’inscrivent dans la durée des schèmes mentaux collectivement établis. En fait, comment penser comme les sociologues que l’individu apparaît comme un échantillon social sans voir dans certains de ses actes un reflet du groupe auquel il appartient ?  La tentation est grande, qui nous pousse à le percevoir comme théâtre de certaines mentalités observables dans son groupe, mentalités qui peuvent l’avoir précédé de très loin quand elles n’accompagnent pas son époque. Cette tentation justifie notre projet de lire Les Fleurs du mal de Charles Baudelaire au prisme de la peur, dans la perspective d’établir des comparaisons avec le travail de Jean Delumeau dans La Peur en Occident (XVIè– XVIIè Siècles). Il sera question de dépasser les travaux d’historiens sur la construction d’une nation comme Marc Ferro (2006), Jacques Marseille (2002), sur les grands moments de l’évolution d’un pays (André Larange, 2008) ou  la démarche par laquelle Suzanne Citron propose un regard nouveau sur l’enseignement du passé de la France tel qu’il est dispensé aux élèves en hexagone (2008). Nous entendons faire de la lecture des poèmes un éclairage sur les schémas conceptuels en vigueur en France, en partant du principe que l’écriture de Baudelaire a dû subir l’impact des généralités inhérentes à sa société.

Un regard entre la sociocritique et l’histoire éclairera cette exploration des idées et des formes d’expression auxquelles ce poète a recours dans l’écriture de son recueil, allant de la croyance aux maléfices comme à la divination, du lointain aux ténèbres quand il ne nourrit pas des appréhensions au sujet de la mer ou de la femme. A terme, il sera loisible d’établir en quoi l’artiste rejoint l’historien des mentalités, inscrivant dans son texte les indices de certaines constantes ayant été à l’origine des habitudes de jugement et des comportements perceptibles dans la France de ses contemporains ou de ses prédécesseurs. Aussi sera-t-il possible d’établir des distances entre ce que Delumeau décrit et la production de Baudelaire, celles-ci signalant par le fait-même la façon dont le poète prend en charge des savoirs historiques sur sa société. Dans le cadre de cette étude, nous prenons l’édition Livre de poche classique de Les Fleurs du mal, recueil publié à La Librairie Générale Française en 1973 et qui sera signalé dans les  références par Les Fleurs.

Entre forces invisibles et superstitions

La peur des forces invisibles en France, nous dit Delumeau, s’étend aussi aux ténèbres qu’aux revenants (1978 : 103-119) ; alors, des croyances s’y expriment, qui justifient des actes vécus comme de véritables rituels, accompagnant les citoyens dans leurs démarches vis-à-vis des entités spirituellement concevables. D’où les propos de Delumeau : « Beaucoup d’Européens d’autrefois, [dont des Français] ont considéré celui que l’église appelait Satan comme une puissance parmi d’autres, tantôt bénéfique, tantôt maléfique, suivant l’attitude adoptée envers lui » (86)[1].  Baudelaire se fait l’écho de cette croyance dans « Les litanies de Satan », poème dans lequel il s’adresse au Diable ; celui-ci nous paraît doté d’atouts favorables à maints égards : il jouit d’une supériorité sur les autres anges tant dans le domaine du savoir  que dans ses traits physiques, lui « le plus savant et le plus beau des anges » (v. 1). Le poète voit en lui une victime de la fatalité, ce « Dieu trahi par le sort et privé de louanges » (V.2), et la suite des vers s’oriente comme vers la réparation d’une injustice faite à Satan auquel il reconnaît au passage l’omniscience (V.7), le rôle déterminant auprès des chercheurs, cette « lampe des inventeurs » (V. 40), l’aptitude à révéler les richesses cachés à l’humanité (V. 19-20) et la disponibilité à consoler les faibles (31), les exclus (V. 10, 43- 44) et les marginaux (29).

Cette exaltation côtoie une dénonciation du rôle néfaste joué par Dieu, coupable aux yeux du poète de l’exclusion de l’homme du paradis terrestre. Une ironie se perçoit ici, justifiant l’inversion des rôles traditionnellement dévolus au Créateur et à Satan, au point que celui-ci est présenté comme l’unique recours de l’homme dans la détresse, d’où ce refrain quatorze fois repris dans le poème « O Satan, prend pitié de ma longue misère ». Cette litanie s’achève par une supplique qui consacre l’hommage à Satan et implore une intervention déterminante sur l’âme du poète. Et, sans connaître de bornes, cette exaltation couvre autant les « hauteurs du Ciel » que les « profondeurs de l’Enfer », assurant de ce fait un règne  étendu sur tout l’univers. Contrairement au constat fait par Delumeau, cependant, aucune dimension maléfique n’est prêtée à l’objet de cette croyance : il s’agit là sans doute de la marque d’une évolution dans la mentalité au dix-neuvième siècle, évolution liée au goût naissant de la provocation par de nouveaux libertins comme Baudelaire ou à l’imagination poussée au-delà des croyances établies, en quête d’autres repères moraux ou spirituels.

Cette croyance se fonde sur l’une des idées-phares du recueil : l’ennui, que le poète hisse au-dessus du diable. C’est donc dans une démarche purement philosophique que semble s’inscrire le discours sur le mal qui domine le monde, comme l’établit l’une des réflexions faites « Au lecteur » (5-6) :

Sur l’oreiller du mal, c’est Satan Trismégiste/ Qui berce longuement notre esprit enchanté,/ Et le riche métal de notre volonté/ Est tout vaporisé par ce savant chimiste./ C’est le Diable qui tient les fils qui nous remuent/ Aux objets répugnants nous trouvons des appas,/Chaque jour vers l’enfer, nous descendons d’un pas.

A l’instar de ses prédécesseurs face à la « montée du satanisme » (Delumeau, 1978 : 304-326) Baudelaire brandit le spectre du mal, « la peur sans doute du démon partout présent, auteur de la folie et ordonnateur des paradis artificiels […] associée dans la mentalité commune à l’attente de la fin du monde » (310). S’y lit une vision pessimiste de son époque, à laquelle il associe le goût prononcé pour les alcools, les parfums exotiques, les plaisirs démesurés, entre autres. C’est dans ce contexte que se situe sa croyance à Satan ; mais c’est surtout pour mieux mettre en exergue un mal qui lui est supérieur, pire que tous les autres vécus ou imaginables par ses contemporains :

Il en est un plus laid, plus méchant, plus immonde !/Quoiqu’il ne pousse ni grands gestes ni grands cris,/Il ferait de la terre un débris/Et dans un bâillement avalerait le monde ;/C’est l’ennui !-l’œil chargé d’un pleur involontaire,/Il rêve d’échafauds en fumant son houka/Tu le connais, lecteur, ce monstre délicat (Les Fleurs, 7).

Cet extrait illustre une mentalité selon laquelle l’ennui est pire que Satan, ce qui installe Baudelaire dans le romantisme au cœur duquel se situe l’expression du mal du siècle ou le spleen. Il évoque une peur collective intégrée dans les esprits tel un poncif, mais, comme par gradation, il s’élève au-dessus de celle-ci pour exprimer l’étendue d’un sentiment caractéristique de son époque. Dès lors, celui-ci apparaît comme la nouvelle figure de ce que décrit Delumeau, malgré une apparence que seules suggèrent la comparaison, la personnification et l’hyperbole sous forme de « métaphore filée » Michaël Riffaterre (1979).

En revanche, comme ses ancêtres observés sur trois siècles avant lui, mais pour d’autres raisons, Baudelaire croit au maléfice, aux forces du mal, une croyance qui se double de la prise en compte des signes perçus comme des présages. Dans cette logique, certaines données atmosphériques en apparence sans pertinence se voient donnée une signification déterminante sur le cours des événements qui leur succèdent.  Il en va ainsi de la cohérence entre une vision du monde et un ciel précurseur d’orage.

En effet, à coté de la croyance en l’existence des forces du mal et leurs intrusions dans la vie quotidienne, il y a le moment ; une telle symbolique s’établit entre le moment du jour et des événements qu’il est possible de voir se manifester des corrélations plutôt curieuses entre l’instant et ce qui relève purement de l’imaginaire. C’est le cas des heures qui laissent échapper des entrailles de la terre toutes les forces maléfiques comme dans « Crépuscule du soir » ; ici, la fin du jour est associée au crime :

Voici le soir charmant, ami du criminel, / Il vient comme un complice à pas de loup […] /Cependant des démons malsains dans l’atmosphère/S’éveillent lourdement comme des gens d’affaires/ Et cognent en volant les volets et l’auvent/ A travers les lueurs que tourmente le vent (101-102).

Ainsi, les soirées sont sinistres. Le soir est également comparé au loup car c’est son heure de prédilection, une association justifiée par des croyances anciennes au cœur desquelles cet animal fonde une peur collective.

En effet, la peur du loup, relatée par Delumeau (1978 : 89-91)  établit une nette similitude avec l’image à laquelle Baudelaire l’évoque dans « Sépulture » (110). Elle est d’ailleurs rehaussée par l’évocation des « sorcières », autre épouvantail présent dans l’inconscient collectif des Français surtout au seizième siècle : « Vous entendrez toute l’année/ sur votre tête de condamnée/ Les cris lamentables des loups/ Et des sorcières faméliques,/ Les ébats des vieillards lubriques ». Sous l’aspect d’une interrogation rhétorique qui trahit plutôt une certitude mentalement établie, la figure de la sorcière est liée à la perdition, au mal, et c’est avec ironie que le poète l’interpelle : « Adorable sorcière, aimes-tu les damnés ? » (Les Fleurs, p.77). La croyance à un jour porte ouverte aux forces du mal est également très marquée dans la société française.

Autre cause de peur, la date du 13, surtout quand elle coïncide avec un vendredi, chargée d’une dimension maléfique. Dans « L’examen de minuit », il affirme : « La pendule, sonnant minuit,/Ironiquement nous engage/A nous rappeler quel usage/ Nous fîmes du jour qui s’enfuit:/Aujourd’hui, date fatidique, / Vendredi treize, nous avons,/Malgré tout ce que nous savons, /Mené le train d’un hérétique » (262).

Faut-il y voir une interprétation liée à la mythologie chrétienne selon laquelle l’un des douze apôtres, le treizième des convives de la Sainte Cène, a trahi Jésus, le même jour où un autre, Pierre  a renié celui-ci ? Sans doute, puisque quatre vers semblent évoquer cette double réalité prédite par la victime : « Nous avons blasphémé Jésus,/ Des Dieux le plus incontestable !/ Comme un parasite à la table/ De quelque monstrueux Crésus » (263).

Viennent aussi, sous des aspects assez fugaces mais sans manquer de pertinence, des peurs que Baudelaire éprouve vis-à-vis de plusieurs éléments, y compris des données antinomiques ; si bien qu’il est difficile de dire de quoi il n’a vraiment pas peur. Ce sentiment s’éprouve pour le haut et le bas, le silence, la parole, l’action, le désir et le rêve, et la peur du sommeil s’apparente à celle d’un grand trou. Le gouffre figure de ce fait le néant, la disparition de l’être. Alors, l’appréhension qu’il suscite est l’expression de l’insécurité vécue à l’égard de l’invisible, des ténèbres comme en rend compte Delumeau (Id. : 103-119) et, au-delà, de tout, surtout, des animaux : «Les chacals, les panthères, les lices, / Les singes, les scorpions, les vautours, les serpents, / Les monstres, glapissants, hurlants, grognant, rampants» (Les Fleurs, 6). On peut ainsi remarquer la méfiance vis-à-vis du semblable. L’Autre, y compris le voisin, est également objet de peur, perçu comme une menace dans la mesure où « rien ne lui échappe » (72). Un autre aspect de la peur en France   mérite une étude particulière : il s’agit de la mer et du lointain.

De la mer à l’imaginaire

Le lointain comme la mer, est objet de frayeurs, de grande peur. Lieux mystérieux et lointains, ils incarnent à la fois l’inconnu et le danger et servent de prétexte à d’innombrables représentations que seule se fait l’imagination. Celle-ci, ainsi que le laissent voir les travaux de Delumeau (1978 : 49-62), donne de la mer l’image d’une étendue terrifiante, perception qui remonte au moyen Age et dont nous rappelons ici quelques illustrations : perçue comme des lieux sinistres où l’on n’ose s’aventurer. La mer est synonyme de néant. Ces deux notions se retrouvent présentes dans Les Fleurs du mal.

Dans « L’Albatros » (Les Fleurs, 179-180), texte essentiellement écrit pour illustrer la condition du poète, Baudelaire évoque le voyage des marins dans « le navire glissant sur les gouffres amers » (V.4). Ce vers nous rappelle des idées sur la navigation en mer, qui inspire les craintes dont quelques textes rendent compte ci-après, en commençant par cet extrait où monstre et élément marin constituent un couple redoutable :

Le premier desditz XV signes précédents le jour du grand jugement général sera quand la mer se eslèvera XV coudéz par-dessus les plus haultes montaignes du monde. Le IIe signe sera que les poissons et les monstres de la mer apparoistront sur la mer en faisant moult grands cris. Le IIe signe sera que la mer et toutes les eaux des autres rivières ardront et brusleront au feu venant du ciel (B.N. Paris, rés. Z855 rés. D4722. Cf. M. LECLERC, La Crainte de la fin du monde pendant la Renaissance, mémoire de maîtrise dactyl., Paris I ; 1973, p. 195-196).

Est-il un thème plus banal que celui de la colère de l’océan ? Une mer calme est prise d’un soudain courroux. Elle gronde et rugit. Elle reçoit toutes les métaphores de la furie, tous les symboles animaux de la fureur et de la rage […] Les métaphores de la mer heureuse et bonne [sont] donc moins nombreuses que celles de la mer mauvaise (Gaston Bachelard, L’Eau et les rêves, 1947 : 230-231).

Et des recherches, assez récentes, permettent de remonter au discours sur ce sentiment, discours que nous reprenons avec l’imprécision qui entoure son auteur :

Il est certain qu’entre les dangers qui se rencontrent au passage de cette vie humaine, il n’y en a point de tels, de pareils ni de si fréquents et ordinaires que ceux qui adviennent aux hommes qui fréquentent la navigation de la mer, tant en nombre et diversité de qualités qu’ès violences rigoureuses, cruelles et inévitables, à eux communes et journalières, et telles qu’ils ne sauraient assurer une seule heure du jour d’être au nombre des vivants (J.P.T , Rouen, 1600. Cf. M –Th. FOUILLADE et N. TUTIAUX, 1972 : 110).

En outre, dans « l’homme et la mer », (Les Fleurs, 28- 29) la mer se couvre plutôt de mystère, au même titre que l’homme ; son sein est un vaste univers encore inconnu et plein de surprises. Pour cette raison, l’homme doit du respect à la mer autant qu’à sa personne.

Homme libre, toujours tu chériras la mer !/ La mer est ton miroir ; tu contemples ton âme /  Dans le déroulement infini de sa lame, / Et ton esprit n’est pas un gouffre moins amer. / Tu te plais à plonger au sein de ton image ;/ Tu l’embrasses des yeux  et des bras, de tes abimes,/ O mer, nul ne connait tes richesses intimes,/ Tant vous êtes jaloux de garder vos secrets !

L’énigme qui entoure l’Homme et la mer se double de son insondable profondeur, qui a pour corollaire le combat séculaire qu’ils se livrent, emportés par le goût du « carnage et la mort ». Cette image rappelle une prédisposition mentale décrite par Delumeau, lui qui remarque que jusqu’encore en 1637, « de différentes façons la mentalité collective nouait des liens entre mer et péché » (Id. : 58). Au-delà des dangers physiques qu’elle représente pour l’homme, elle est aussi risque de corrosion morale ; d’où la tentation forte de l’assimiler à la tristesse ou au deuil comme dans « causerie », (87) ou « le cygne » (119).

Dans ce contexte, partir en mer, expose à la perte inévitable, comme ces «matelots oubliés dans une île » (213) victimes d’un destin toujours vainqueur par lequel est traqué tout navigateur. C’est par cette vision que Baudelaire s’exprime dans « l’irrémédiable » (95-96), évoquant « un navire pris dans un pole, / comme en un piège de cristal, / cherchant par quel détroit fatal/ Il est tombé dans cette geôle. » L’on comprend la révolte du poète face au sadisme de la mer qui se réjouit de la chute de l’Homme faible, vaincu et humilié. L’océan  s’en tire avec l’image d’un monstre froid, visiblement conçu pour le malheur de l’Homme, d’où la haine du poète : « Je te hais, Océan ! Ce rire amer de l’homme vaincu, plein de sanglots et d’insultes, je l’entends dans le rire énorme de la mer. » (« Obsession », Les Fleurs, 202). Ainsi, à la peur de la mer, déjà présente chez les anciens, répond la haine de Baudelaire, un sentiment supplémentaire qui s’inscrit sans doute dans l’effort du poète de rendre compte des diverses manifestations de son univers psycho-sentimental. Une fois de plus, la peur se voit prise en charge par l’écriture d’un artiste romantique. Elle peut alors s’accompagner des représentations imaginaires, racontant des réalités hideuses comme celle au centre d’un voyage en mer («Voyage à Cythère », Les Fleurs : 136-139).

De la femme et des ténèbres

Compagne de l’homme, la femme est un autre sujet de réflexion pour les romantiques, figure présente dans des poèmes comme « La colère de Samson », « Wanda » ou « La Sauvage » sous la plume d’Alfred de Vigny (1973). Baudelaire l’aborde comme source d’ennui, parfois de désirs, chante sa beauté, quand elle n’est pas présentée comme « un agent de Satan » (Delumeau, Id. : 398-443).

Dans (« Le portrait », Les Fleurs : 191), elle est un objet de culte, chantée telle une merveille dont le souvenir survit à la destruction par le temps. Dans « Parfum » (189-10) comme dans « La Chevelure » (184-186), elle procure le plaisir des sens, dans une synesthésie qui mêle l’olfactif, le toucher et les rémanences du passé. Cette divinité de l’amour nous est aussi décrite sous l’aspect d’une œuvre d’art dans « Le Masque » (180-182). Alors, le contraste entre sa sensualité et sa duplicité éclate, offrant à voir « la sincère face renversée à l’abri de la face qui ment ». Ici apparaît l’image de la femme-Eve, associée à la mort de l’homme. La métaphore du premier vers de « Les deux bonnes sœurs » (Les Fleurs : 130) est assez significative à ce sujet, manifestation d’une assimilation entre un érotisme coupable et la perte de l’humanité : « La Débauche et la Mort sont deux aimables filles ». Le poète dénonce alors le caractère insatiable de ces « chercheuses d’infini » qu’il décrit dans « Femmes damnées » (Id. : 130), hypocrites, à la fois « vierges » et « démons » ou « monstres », « dévotes et satyres », capable de procurer « de terribles plaisirs et d’affreuses douceurs » (131). Le registre de l’oxymore auquel il recourt ainsi justifie sa méfiance face à ce partenaire dont le charme physique tranche d’avec une culpabilité morale qui désillusionne ; d’où cet aveu dans la dernière strophe de « La Fontaine de sang » : « J’ai cherché dans l’amour un sommeil oublieux ;/ Mais l’amour n’est pour moi qu’un matelas d’aiguilles /Fait pour donner à boire à ces cruelles filles ! »(Les Fleurs : 132)

Du coup, l’on peut faire la jonction entre elle et le vampire, la « mère-ogresse,[…], personnage aussi universel et aussi ancien que le cannibalisme lui-même, aussi ancien que l’humanité » (W. LEDERER, 1970 : 41). Monstre femelle dénoncée par Baudelaire, elle rappelle par son image de destructrice la déesse hindoue, Kali, dont Delumeau nous parle en ces propos :

Belle et assoiffée de sang, elle est la déesse dangereuse à qui il faut sacrifier chaque année des milliers d’animaux. Elle est le principe maternel qui impulse le cycle du renouveau. Elle provoque l’explosion de la vie. Mais en même temps elle répand aveuglément les pestes, la faim, les guerres, la poussière et la chaleur écrasante (1978 : 402).

D’une certaine façon, cette image rejoint dans les mentalités helléniques celle des Amazones « dévoreuses » de chair humaine ; des Parques qui coupaient le fil de la vie, des Erinyes « effroyables », « folles » et « vengeresses », si terribles que les Grecs n’osaient pas prononcer leur nom, à en croire Delumeau(Op. Cit.). En effet, Baudelaire se limite à donner à la femme des qualificatifs et à lui trouver des images, comme ceux nous avons mentionnés plus haut, donnant parfois à sa beauté des effets de la fascination et de la prédation. «Le Vampire » (Les Fleurs : 46-47) résume l’irrésistible charme de la femme sur l’amant dans un jeu où le forçat s’attache à la main qui entrave constamment sa liberté. Inspirant à la fois peur, respect et contemplation, rêvée et condamnée, la femme devient chez Baudelaire une énigme, dont il essaie de trouver les secrets quand il écrit « Allégorie » :

Elle marche en déesse et repose en sultane ; / Elle a dans le plaisir la foi mahométane,/Et dans ses bras ouverts que remplissent ses seins,/Elle appelle des yeux la race des humains./Elle croit, elle sait, cette vierge inféconde /Et pourtant nécessaire à la marche du monde,/Que la beauté du corps est un sublime don /Qui de toute infamie arrache le pardon (Les Fleurs : 133).

La suffisance, le narcissisme, l’hédonisme, et surtout le sentiment d’être indispensable, voilà autant de traits qui justifient l’orgueil et pousse la femme jusqu’à l’insouciance face à la mort, plus préoccupée de la satisfaction de l’instant présent que de l’Enfer ou du Purgatoire (Op. Cit.). Alors se révèle son système de valeur, vraisemblablement limité à ses atouts physiques qui vite se transforment en objets sensuels. D’où ces confidences qu’elle fait au poète dans « Les Métamorphoses du vampire »:

Moi, j’ai la lèvre humide, et je sais la science /De perdre au fond d’un lit l’antique conscience./Je sèche tous les pleurs sur mes seins triomphants,/Et fais rire les vieux du rire des enfants./Je remplace, pour qui me voit nue et sans voiles,/La lune, le soleil, le ciel et les étoiles !/Je sais, mon cher savant, si docte aux voluptés,/Lorsque j’étouffe un homme en mes bras redoutés,/Ou lorsque j’abandonne aux morsures mon buste,/Timide et libertine, et fragile et robuste,/Que sur ces matelas qui se pâment d’émoi,/Les anges impuissants se damneraient pour moi !(Les Fleurs : 135).

A cet aveu peut se rattacher la perception de la femme comme un « mal magnifique, plaisir funeste, venimeuse et trompeuse » (Delumeau, 1978 : 403), dont l’empire, fait d’apparente fragilité et d’implacable tyrannie sur l’homme, trahit sa duplicité en même temps que les périls qu’elle représente. Le poème de Baudelaire, qui dit aussi l’extrême désillusion de l’amant  face à sa partenaire de jeu érotique, partenaire transformée en vampire ; de quoi justifier la question  et un constat ci-après qui en disent long sur les mentalités: « Comment ne pas redouter un être qui n’est jamais si dangereux que lorsqu’il sourit ? La caverne sexuelle est devenue la fosse visqueuse de l’enfer » (Delumeau, Op. Cit.). Comme pendant des siècles avant lui, Baudelaire participe à la « diabolisation de la femme » à la lecture de plusieurs de ses textes qui nous rappellent ces vers de L. Grignon de Montfort à l’aube du siècle des Lumières : « Femmes braves, belles filles/Que vos charmes sont cruels/Que vos beautés infidèles/Font périr les criminels » (Gendrot, 1966, cantique XIII : 1162)

D’où la tentation du meurtre contre l’ivrogne révolté contre l’empire de sa partenaire :

Ma femme est morte ! Je suis libre !/ Je puis donc boire tout mon soul. / Lorsque je rentrais sans un sou, / ses cris me déchiraient la fibre/ autant qu’un roi je suis heureux,…/ je l’ai jetée au fond d’un puits/ et j’ai même poussé sur elle/ tous les pavés de la margelle/ nul ne peut me comprendre (« Le Vin de l’assassin », Les Fleurs : 157-159).

Ce crime semble s’inscrire dans la quête d’un bonheur de substitution face à la désillusion à laquelle conduisent la cupidité l’hypocrisie et l’intransigeance féminines. De fait, il peut enfin boire, libéré de celle qu’il espère pouvoir oublier. Cela sonne comme un écho lâche du projet de Grignon (Cf. Supra) puisque celui-ci déclare son intention de livrer bataille à la femme : « Tant que je serai sur la terre […] Je vous déclare la guerre ». L’ivrogne assassin, au contraire, tue sa compagne sur une route obscure  où elle répond à son rendez-vous. Nous pensons que face à la duplicité de la femme, il développe une mentalité faite aussi d’hypocrisie, de lâcheté et de violence meurtrière, autant de manifestations intérieures à une âme perturbée, perceptibles au siècle du romantisme. Ainsi, la perception de la femme suscite une vague de sentiments, dont l’expression s’inscrit aussi dans l’évolution de l’art. Cela ouvre la voie à d’autres innovations à propos de la peur, qui rendent compte de l’évolution des schèmes mentaux avec le temps.

Goût du voyage et appel de l’ailleurs

Nous avons étudié plus haut les appréhensions qu’a suscitées la mer  en France pendant des siècles; à la base de celles-ci se trouve une représentation terrifiante des régions éloignées du pourtour méditerranéen, le voyage en mer exposant à d’ineffables dangers que seule l’imagination permet de concevoir. Il suffit, pour s’en convaincre, de lire ce que Moura remarque : « Bien des images de l’Afrique […] sont issues de cette dichotomie première, où se séparent une région connue, intégrée à l’empire romain, et un ailleurs indistinct, propice aux légendes » (1998 : 24). En effet, résumant des représentations contenues dans des légendes du Moyen Age, Jean Devisse et Michel Molat ont pu écrire :

Le climat de l’Afrique est dominé par un incessant soleil qui brunit les hommes, dessèche la terre, l’empêchant par là de produire des récoltes “normales”. Hommes et bêtes ne sont pas moins conditionnés par ces facteurs excessifs. Emplie jadis de ces monstres que sont les éléphants, l’Afrique demeure peuplée d’une faune exceptionnelle : rhinocéros, girafes, scorpions, autruches, dromadaires sont connus des Occidentaux par l’intermédiaire des textes exégétiques qu’inspire leur forme insolite. Mais  on n’ignore pas non plus l’exigence des dragons gigantesques dont le cerveau recèle des gemmes, des fourmis géantes, des sphynges. (…) Le Nil, l’Atlas, les collines du Rif ne recèlent pas de moins dangereux mystères que le reste d cette terre brûlée » (1979 : 55).

Delumeau fait remarquer d’ailleurs que jusqu’au XVe siècle en Europe, l’on pense que la mer bout à l’équateur et que les antipodes sont inhabités, voire inhabitables (Op. Cit. : 62), et dans Chronique de Guinée, G.E. de ZURARA, rapportant les propos des marins portugais quand Henri le Navigateur leur demande d’aller au-delà du cap Bojador (au sud du Maroc), longtemps connu comme « le cap de la peur », écrit : «Il est manifeste, disaient-ils, que, au-delà de ce cap, il n’y a ni hommes ni lieux habités. Le sol n’y est pas moins sablonneux que les déserts de Lybie où il n’y a ni eau, ni arbre, ni herbe verte » (1960 :69-70). Cette perception est renforcée par Camoens, auteur du portrait suivant fait d’un colosse imaginaire aux approches du cap de Bonne-Espérance : « Son visage [est] sombre, ses yeux caves, son maintien terrible et farouche, son teint pâle et terreux ; sa chevelure souillée de terre et crépue, sa bouche noire et ses dents jaunes » (Luis de Camoens, Les Lusiades, V, : 39).

En revanche, sous la plume de Baudelaire, le goût du voyage et de l’exotisme semble prendre une revanche sur la méfiance qu’a longtemps inspirée la mer. La découverte de l’ailleurs s’en trouve prisée, le lointain n’est plus objet de peur et de frayeur, mais de fascination et d’épanouissement.

Dans le poème « le voyage », (Les Fleurs : 169-170) Baudelaire appelle au rêve de l’ailleurs, à la découverte de l’horizon, au voyage. Loin de la tentation du repli sur soi-même s’impose le projet de partir pour des horizons lointains, pour sortir du mal-être, quand ce n’est pas pour des découvertes ou pour fuir « l’infâme patrie ». La mer n’inspire plus la peur, mais une curiosité toujours inassouvie, au gré du « rythme de la lame ». Dans cette logique, pense-t-il, « les vrais voyageurs sont « ceux là seuls qui partent/ pour partir, cœurs légers, semblables aux ballons, / de leur fatalité, jamais ils ne s’écartent, / et sans  savoir pourquoi, disent toujours : Allons ! ». S’y lisent l’appel incessant à l’évasion, à la rupture avec la monotonie, la quête du contact avec l’inconnu et l’attraction exercée sur l’esprit par des désirs d’échapper à la terre natale désormais perçue comme hostile à tout épanouissement. Ici, l’attachement au terroir cède le pas à la contemplation de l’ailleurs. Au-delà, le lointain est la figure métaphorique de la libération de l’esprit, porté par l’imagination vers des espaces que les barrières matérielles ne sauraient limiter ni corrompre, ni troubler. Et le poète peut clarifier cette démarche dans « Élévation » (Les Fleurs : 14-15) :

Au dessus des étangs, au dessus des vallées, / Des montagnes, des bois, des nuages, des mers, / Par delà le soleil, par delà les éthers, / Par delà les confins des sphères étoilées, / Mon esprit, tu te meus avec agilité, /[…]Envole-toi bien loin de ces miasmes morbides ;/Va te purifier dans l’air supérieur.

L’attrait de l’ailleurs pousse même jusqu’à l’exil. C’est le cas dans « L’invitation au voyage » (Les Fleurs : 73-75) : « Mon enfant, ma sœur/ Songe à la douceur / D’aller là-bas vivre ensemble ! Aimer à loisir/ Aimer et mourir/ Au pays qui te ressemble ». Alors, l’Orient n’est plus l’objet de représentations terrifiantes comme vu plus haut. C’est un univers idéalisé, et le poète a recours à un hymne pour le célébrer ; d’où l’emploi de ce refrain en deux vers : « Là, tout n’est qu’ordre et beauté,/ Luxe, calme et volupté ».

Inscrits trois fois dans le texte, ils symbolisent une trinité inédite, à l’image de celle que le poète entend constituer avec sa partenaire pour l’exil et l’ailleurs lointain. D’où son invitation, soutenue par l’énumération qu’il fait des charmes de la « splendeur orientale » (V . 23) ; et l’emplacement de cette expression au milieu du poème dit l’idée générale par laquelle Baudelaire innove en présentant une mentalité originale par laquelle il se démarque de ses prédécesseurs.

En effet, passant du rêve à la désillusion dans « Rêve parisien » (230-233), il démystifie la France chantée par les auteurs de la Pléiade ; il peut alors s’insurger contre la tentation que le mirage de son pays peut exercer sur les étrangers, et il interpelle une jeune dans « A une Mallabraise » : « Pourquoi, l’heureuse enfant, veux-tu voir notre France,/Ce pays trop peuplé que fauche la souffrance,/Et confiant ta vie aux bras forts des marins,/Faire de grands adieux à tes chers tamarins ? » (Les Fleurs : 254)

En revanche, parcourant le lointain, il n’y voit que beautés, charmes des femmes et paysages de rêves, comme dans « A une dame créole » (83-84) :

Au pays parfumé que le soleil caresse, / J’ai connu sous un dais d’arbres tout empourprés, / Et de palmiers d’où pleut sur les yeux la paresse, / Une dame créole aux charmes ignorés. » Dans «Parfum exotique » (37), l’Ailleurs « est une île paresseuse où la nature donne /Des arbres singuliers et des fruits savoureux/ Des hommes dont le corps est mince et vigoureux/ Et des femmes dont l’œil par sa franchise étonne.

Ce dernier vers donne la pleine mesure de la fascination de Baudelaire pour l’ailleurs, lui qui, suite à la déception face au mensonge féminin relevée dans plusieurs poèmes plus haut, a conservé beaucoup de la misogynie longtemps entretenue en Europe. En définitive, le lointain n’inspire plus la peur, mais rassure et suscite même la convoitise ou l’admiration. Par ailleurs, ses vastes étendues de terre, sa faune, ses parfums et ses hommes sont des éléments de curiosité. Ces atouts seront sans doute à l’origine de la mentalité qui provoquera l’entreprise coloniale. En outre, le goût pour l’exotisme, thème romantique, engendre une mentalité nouvelle qui rompt avec la peur du lointain entretenue depuis l’époque médiévale ; celui-ci devient de ce fait un argument à la fois poétique et le lieu de manifestation d’une réaction sécuritaire contre le mal du siècle ressenti en Europe.

En effet, l’ici, Paris en l’occurrence, est le théâtre de la précarité, ce lieu où le promeneur croise des passants insolites, tous des spectres d’une misère extrême ainsi que le montrent les poèmes comme « Les Sept vieillards » ou « Les Petites vieilles ». Paris est la figure emblématique de ces vieilles capitales où, écrit-il dans ce dernier poème, « même l’horreur tourne aux enchantements » (V. 2), où l’on trouve des êtres étranges, « ces monstres disloqués [qui] furent jadis des femmes ». Par cette autre attitude, Baudelaire présente une mentalité sans commune mesure avec celle observée en France depuis plusieurs siècles, sa ville n’inspirant dans son ensemble que spleen. Pour en sortir, il est tenté par le recours à diverses solutions comme l’alcool, les plaisirs interdits, entre autres. Dans le cadre de cette lecture, nous porterons le regard sur la mort, dans la mesure où elle constitue l’un des axes de l’étude menée par Delumeau sur la peur.

Mentalités croisées sur la mort

L’observation de Delumeau montre combien la crainte de mourir de faim est grande en France d’autrefois, culminant avec la disette et la Grande Peur de 1789[2]. L’historien remonte à la période pharaonique avec l’histoire de Joseph, personnage biblique dont les talents d’interprète des songes préservèrent l’Egypte de la famine. Appelant Dieu à la protection contre la guerre, la peste et la faim, l’on exprime « une appréhension qui [colle] … aux saisons, à l’écoulement des mois, voire des jours » (1978 : 213).

A l’inverse de cette crainte, Baudelaire semble recourir à la mort comme l’ultime solution au mal de vivre qu’il éprouve. Le nombre élevé des vers qu’il consacre à ce thème révèle comme une obsession, qui le pousse à décrire l’après-vie comme dans « La mort des amants » (Les Fleurs : 163), où il affirme : «  Nous aurons des lits pleins d’odeurs légères,/ Des divans profonds comme des tombeaux,/ Et d’étranges fleurs sur des étagères ». Une perception moins terrifiante de la mort s’en dégage, qui allie douceur, senteurs agréables et lumière contre les ténèbres des misères de la vie. De même, dans « La mort des pauvres » (164), elle est à la fois la consolation et le but ultime de la vie, ce «seul espoir, qui comme un élixir, nous monte et nous enivre ». Dans cette prédisposition mentale, elle peut être l’objet d’une contemplation pour l’humain lancé dans la réalisation des œuvres de l’esprit. Elle assure le triomphe posthume. « La mort des artistes » (165) s’appuie sur les sculpteurs damnés qui « n’ont qu’un espoir » : « C’est que la mort, planant comme un soleil nouveau/ fera s’épanouir les fleurs de leur cerveau ». Loin de la redouter, le poète voit plutôt dans la mort une ouverture pour guérir de l’angoisse du néant qui le hante. Il n’est plus question d’y échapper comme durant la période décrite par Delumeau ; il s’agit pour le poète de vivre en la contemplant sa propre mort, de l’organiser au besoin, sélectionner le site et les contours de sa sépulture. D’où ses aveux dans « Le mort joyeux » (109) :

Dans une terre grasse et pleine d’escargots,/ je veux creuser moi-même une fosse profonde,/ Où je puisse à loisir étaler mes vieux os/ Et dormir dans l’oubli comme un requin dans l’onde./ Je hais les testaments et je hais les tombeaux ;/ Plutôt que d’implorer une larme du monde,/ Vivant, j’aimerais mieux inviter les corbeaux/ A saigner tous les bouts de ma carcasse immonde.

Allant au-delà de la bienséance classique, Baudelaire décrit avec forces détails les états de la décomposition de l’Homme après la mort. Il en tire comme une délectation, adoptant des positions bien éloignées des idées et de l’esthétique anciennes. C’est un iconoclaste qui, par divers aspects, semble aspiré par tout ce qui expose l’Homme à la disparition physique. Cependant, cette attraction qu’exercerait la mort n’entame en rien la certitude de survivre grâce à l’art, la seule chose qui semble résister au ravage du temps et du spleen.

Pour conclure

La lecture des Fleurs du mal laisse percevoir des attitudes par lesquelles Baudelaire ressemble étrangement à ses congénères décrits par Delumeau dans La Peur en Occident. Une telle constante se dessine au sujet de la croyance aux superstitions, aux maléfices ou à la divination ou aux conceptions liées aux ténèbres et à la femme que le poète semble avoir vécu pendant une longue période allant du Moyen Age au XVIIIème siècle. Diabolisant la compagne féminine de l’homme, il tient à son égard des propos fortement teintés de pessimisme, la rendant responsable de désillusions et de trahisons dont celui-ci est victime, notamment en Europe. En revanche, il a été intéressant de voir comment il se démarque de ses prédécesseurs, notamment au sujet du lointain qu’il idéalise en recourant à l’exotisme. Dans cette perspective, l’ailleurs revêt l’image d’un cadre où tout semble propice à l’épanouissement de l’être, si bien que même le mensonge, caractéristique de la femme d’ici, cède le pas à la franchise. La révolution mentale du poète s’étend aussi à la mort : loin d’être redoutée, cette idée le hante, perçue comme une solution face à l’inconfort vécu sous plusieurs formes. A terme, il est possible d’établir d’étroites parentés entre des périodes de l’évolution mentale de la France, entendu que l’historien des mentalités et l’artiste se présentent comme des miroirs des schèmes de comportement ou de pensée collectifs, même quand ceux-ci sont individuellement manifestés.

Références bibliographiques

Baudelaire, Charles (1973), Les Fleurs du mal, Paris, La Librairie Générale Française

B.N.(1973), rés. Z855 rés. D4722. Cf. M. LECLERC, La Crainte de la fin du monde pendant la Renaissance, mémoire de maîtrise dactyl., Paris I .

Camoens, Luis de Les Lusiades, V, p. 39.

Citron, Suzanne (2008), Le Mythe national. L’histoire de France revisitée, Paris, Les Editions de l’Atelier/ Editions Ouvrières.

Delumeau, Jean (1978), La Peur en Occident (XVIè-XVIIIè. Siècles), Paris, Fayard.

Devisse, Jean et Molat, Michel (1979), L’Image du Noir dans l’art occidental, Paris, Bibliothèque des Arts, t. I.

Dinet, Henri (1970),« La Grande Peur en Hurepoix », Paris et Ile-de-France, t. XVIII-XIX, Paris.

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Gendrot, M. (1966), cantique XIII, Œuvres complètes, Paris.

Larangé, André (2008), Les Grandes dates de l’histoire de France, Paris, Flammarion.

LEDERER, W (1970), Gynophobia ou la peur des femmes, Paris.

Lefebvre, Gérard (1932) La Grande Peur de 1789, Paris.

Marseille, Jacques (2002), Nouvelle histoire de la France II. De la Révolution à nos jours, Paris, Perrin.

Moura, Marc (1998), L’Europe littéraire et l’ailleurs, Paris, P U F.

Riffaterre, Michaël (1979), La Production, du texte, Paris, Seuil.

Vigny, Alfred de (1973), Les Destinées, Pris, rééd. Gallimard.

ZURARA G.E. de (1960), Chronique de Guinée, Trad. Louis Bourdon, Dakar.

Notes

[1]Voir aussi J.Delumeau, « Les Réformateurs et la superstition », Actes du colloque de Coligny, Paris, 1974, p. 451-487.

[2] Lire G. Lefebvre, La Grande Peur de 1789, Paris, 1932 ou H. Dinet, « La Grande Peur en Hurepoix », Paris et Ile-de-France, t. XVIII-XIX, Paris, 1970