Mondes européens

“Politique” : Entretien avec Jacques Henric

Jacques Henric, vous publiez ces jours-ci un texte intitulé sobrement Politique, dont le contenu et le ton sont pourtant loin d’être sobres, puisque vous venez rappeler aux lecteurs, non sans quelque malice, les errements idéologiques d’un grand nombre d’écrivains et d’intellectuels au cours du XXe siècle. Qu’est-ce qui vous a poussé, vous ancien militant du Parti communiste (de 1955 à 1970), à rafraîchir la mémoire de nos contemporains ?

Pour que le titre, Politique, ne prête pas à confusion, je précise d’abord que, paraissant entre les deux tours des élections présidentielles, ce livre n’a rien à faire avec elles. Encore que, comme je tente de le montrer, on ne peut rien comprendre aux enjeux politiques actuels si on ne sait rien de ce que fut l’histoire de la France et de l’Europe depuis le début du siècle dernier, et surtout si on évacue de notre mémoire cette tragique période que furent la défaite de 1940, le gouvernement de Vichy, les lois antijuives, la Collaboration… C’est ce fil rouge que je tire tout au long du livre (sans ce fil, comment comprendre, par exemple, les insanités antisémites débitées aujourd’hui par le centriste Raymond Barre, par exemple ?). Né fin 1938, c’est dans ce réel-là que j’ai été plongé : la guerre, les bombardements, les morts, la vue des premiers rescapés des camps de la mort nazis, la connaissance du génocide des Juifs… Bien que tout jeune, j’ai gardé des images et des souvenirs précis de tout cela. Ma vie d’homme a commencé là, ma vie de militant politique et d’écrivain aussi. Ce n’est pas seulement, comme vous le dîtes, la mémoire de mes contemporains que je rafraîchis, c’est d’abord la mienne. Politique est pour l’essentiel un livre sur la mémoire. Un de ses chapitres a pour titre les Mémoires qui flanchent. On oublie ce qu’on a su, ce qu’on a appris, voire ce qu’on a vécu. On doit alors rafraîchir. Mais il y a aussi ce qu’on vous a caché, les manipulations, les trucages, les mensonges. C’est ainsi qu’on découvre encore aujourd’hui des pans entiers de l’histoire du parti communiste. Quant aux biographies d’écrivains, que de surprises !…

Ce qui m’a poussé à écrire ce livre, c’est précisément cette ignorance, voire ce déni de l’histoire. Je l’ai vérifié chez nombre de jeunes gens qui comprennent mal nos combats politiques parce qu’ils ignorent ce que fut la réalité de la guerre froide, les mouvements de libération des peuples coloniaux, la guerre d’Algérie à laquelle ma génération a été confrontée… Exemple : poser, sans nuances, un signe égal entre communisme et nazisme (parce que deux totalitarismes ayant, en effet, des points communs, néanmoins pas de même nature), et ne rien savoir ce que fut la lutte des jeunes résistants communistes sous l’Occupation, n’aide guère à la compréhension du réel.

Vous rappelez d’ailleurs, que communisme et stalinisme n’étaient pas nécessairement la même chose. Cela se voit notamment à la possibilité d’introduire le virus de la dissidence culturelle, que vous n’avez cessé de propager, à l’intérieur du Parti…

Je rappelle, en effet, cette vérité oubliée, qu’il y a eu, dans les années 50-60, j’en ai connu beaucoup, des militants communistes, en général ceux issus de la Résistance, mais pas seulement, qui étaient anti-staliniens. Ils ont d’ailleurs été éliminés progressivement du parti. Ce fut le cas d’Edgard Morin, Robert Antelme, Jean-Pierre Vernant, Dionys Mascolo, Victor Leduc, Roger Vailland, Charles Tillon… L’expression « dissidence culturelle » me convient. Je dirai que c’est la littérature, ma vraie passion, qui a été décisive dans le combat interne que je menais alors. Tous les auteurs que je lisais, que j’admirais (Kafka, Joyce, Faulkner, Hemingway, Céline, Artaud, Bataille, Ponge, Miller…) étaient ou ignorés ou vomis par les apparatchiks culturels du P.C. Quant aux auteurs défendus par les dirigeants du parti, le Aragon réaliste-socialiste de l’époque compris, je ne m’intéressais pas à leurs médiocres productions.

Vous faites à plusieurs reprises ce qu’on pourrait appeler votre autocritique, ce qui est la condition même pour entreprendre un tel livre, puisque par la suite vous vous en prenez aux falsificateurs qui ont occulté les compromissions auxquelles les menait leur engagement, Cioran et Blanchot, par exemple. Comment expliquez-vous leur silence sur leurs activités passées ?

Permettez-moi de récuser le mot « autocritique ». D’abord parce qu’il appartient au vocabulaire stalinien, ensuite parce qu’il a une connotation de culpabilité. Je crois ne jamais me livrer à un mea culpa qui n’est pas dans ma nature. J’assume mon passé. Et puis, nous avons eu, mes amis et moi, tellement de roquets aboyant à nos chausses et urinant sur nos bas de pantalons que nous n’avons aucune envie de les accompagner en faisant pipi sur nous. J’ai toujours considéré que je n’avais pas de leçon à recevoir de ceux qui ne s’étaient jamais engagés dans quelque action que ce soit, ces êtres « nuls » que Dante considérait comme les pires des damnés, parce qu’ils ne relevaient ni du bien ni du mal. Cela dit, mettant en cause les compromissions de certains écrivains, c’était pour moi la moindre des choses que de me mettre moi-même en question. Non pour me flageller, mais pour tenter de comprendre la logique de mon parcours.

Les raisons des silences de Cioran et Blanchot, de Duras aussi, et de bien d’autres ? Probablement, un sentiment bien compréhensible, de gêne, voire de honte. Je crois que leurs amis, leurs proches, en les encourageant dans cette attitude de déni, ou en se faisant carrément complices de leurs silences, ne leur ont pas rendu service.

Je ne vous cacherai pas que j’ai quelques points de désaccord avec vous. Mon grief principal repose sur le fait que vous ne pardonnez guère aux écrivains leurs « erreurs de jeunesse », dont vous vous êtes vous-même dépris. Il me semble qu’on ne peut pas réduire Duras, par exemple, à ses activités sous l’Occupation. Ne faut-il pas juger un parcours sur toute une vie ?

Première remarque : les « erreurs de jeunesse » dont vous parlez (et étaient-ils si jeunes, ces écrivains ? Duras en 1940 a 26 ans, Blanchot, qui a une responsabilité culturelle sous Vichy 33 ans !) ne sont pas de même nature que les miennes, et pour cause : j’avais 5 ans en 1943, lors des grandes rafles de Juifs en France ! Ce qui m’amène, seconde remarque, à préciser que n’ayant pas été en mesure de participer aux événements, je ne me sens pas autorisé à en juger les acteurs, et je n’ai aucun titre à leur pardonner quoi que ce soit (qu’aurais-je fait à leur place ?) ; en revanche, je trouve légitime d’exprimer ma réprobation devant le fait qu’ils aient obstinément maquillé leur biographie et qu’on ait falsifié l’histoire du demi-siècle passé. Bien sûr qu’on doit juger un parcours sur toute une vie. Concernant Duras, j’ajoute que rien de ses engagements politiques ultérieurs n’appelle chez moi quelque estime particulière. Ce qui est plus important à mes yeux, c’est son œuvre. Mon livre n’est pas un essai sur la littérature, mais il interroge les liens, complexes, contradictoires, de celle-ci à la politique. Il y a un chapitre, vers la fin, titré Adieu aux hippopotames, auquel j’attache beaucoup d’importance, où je dis qu’en dernière analyse, ce sont les écrits qui comptent, et que ce sont eux seuls, notamment ceux d’Aragon, de Genet, de Blanchot et de Duras aussi, qui à mes yeux font le poids

 

La conquête du pouvoir n’a-t-elle pas été la grande affaire de tous ces gens auxquels vous avez été mêlé : Aragon et ses disciples, Sollers et son groupe. À côté du talent littéraire, il y a une autre forme de talent, le talent stratégique. Pensez-vous que les écrivains soient obligés d’en passer par là pour exister ?

Hélas oui. Mais la grande affaire d’Aragon et de Sollers, c’est évidemment, je le répète, leur œuvre. La suite, c’est une forme de cuisine qui n’a rien à voir avec la confrontation, solitaire, avec la page vierge, et qui se pratique dans le social. Cuisine, mais cuisine indispensable si l’on ne veut pas que l’œuvre passe à la trappe, tant de forces y ont intérêt et constamment s’y emploient. Tous les groupes, toutes les avant-gardes, tous les mouvements littéraires, romantiques, symbolistes, surréalistes, Nouveau Roman, ont été confrontés à cette nécessité, et Tel quel plus que les autres. Et ne nous racontons pas de fariboles avec le mythe de l’écrivain ou de l’artiste maudit, qui se dispenserait de mettre les mains dans cette tambouille-là. Voyez la biographie de Rimbaud, celle d’Artaud, de Bataille… Prenez un homme comme Jouve, ce grand solitaire, il fut, lui gaulliste, et lisez sa correspondance avec Paulhan, vous constaterez qu’il savait batailler ferme avec les éditeurs, avec les critiques. Quant au pouvoir, quel pouvoir ? Oui, Aragon a terrorisé ceux qui avaient envie de l être (ce qui n’a jamais été mon cas), mais je rappelle dans mon livre qu’il a toujours été marginalisé dans son parti, que la plupart des dirigeants le considéraient avec condescendance. Son journal, les Lettres Françaises, a été saboté par ses chers camarades. Les soviétiques le méprisaient La presse dite bourgeoise l’a ignoré pendant des années… Quant à Sollers et à Tel Quel, quel pouvoir, sinon celui de leur production intellectuelle de deux décennies ? Une petite revue paraissant chez un éditeur qui la publie sans enthousiasme. Des tirages de livres bien modestes. Une presse, de droite, de centre et de gauche, unanimement hostiles. Là aussi, le fameux « terrorisme » de Tel Quel a de quoi faire sourire. On a dit, et on répète, que le Nouveau Roman et Tel Quel avait fait un désert du paysage littéraire. Sous les pas d’Attila-Sollers, les jeunes herbes n’avaient pu repousser. Les pauvres chéris ! Ils devaient ne pas avoir grand-chose de consistant sous la casquette pour que la simple lecture d’une revue et de quelques livres les rendent impuissants à jamais. Quant à son pouvoir social, sa situation dans le milieu littéraire, Sollers n’a pas même le celui d’Alain Robbe-Grillet : directeur littéraire des éditions de Minuit, juré d’un prestigieux prix littéraire, le Médicis.

 

À vous lire, on comprend que la vraie liberté s’exprime dans les choix esthétiques : or, l’avantage des communistes, quoi qu’on puisse dire d’eux par ailleurs, c’était tout de même, face à la culture « ringarde » des humanistes sociaux-démocrates de l’époque (vous ne les loupez jamais) et de la droite conservatrice, leur politique culturelle. Vous montrez très bien par ailleurs que le prétendu désengagement de la droite littéraire masquait en réalité des partis-pris idéologiques et politiques particulièrement inquiétants – cf. les pages confondantes sur Hallier ou Michel Déon…

 

Ça peut paraître paradoxal, en effet, de soutenir que ce parti politique marqué par le stalinisme, ayant adopté les thèses jdanoviennes du réalisme-socialiste en art et en littérature, ait pu à certains moments de son histoire se montrer plus ouvert à des courants modernistes, voire avant-gardistes. L’intérêt marqué au milieu des années 60, au-delà bien sûr de raisons platement politiciennes, pour Tel Quel en est un exemple. L’hebdomadaire communiste, France-Nouvelle, où j’ai tenu pendant quelques années la rubrique littéraire, rendait compte des livres de la collection que dirigeait Sollers quand les « libérales » Lettres Françaises nous étaient peu à peu fermées. Ce n’est pas un hasard si Éden Éden Éden de Pierre Guyotat, Pierre étant alors inscrit au PC, a été soutenu par la Nouvelle Critique, la très officielle revue des intellectuels communistes, quand les Lettres Françaises, dirigées par Aragon et Pierre Daix, publiait un article infamant sur le livre de Pierre, préparant ainsi son interdiction par la un ministre de l’Intérieur de droite. Les raisons de cette apparente anomalie ? Peut-être ce vieux résidu idéologique du marxisme-léninisme qui voulait que le parti communiste, étant le parti de l’avant-garde du prolétariat, soit attentif aux mouvements artistiques et littéraires se définissant eux-mêmes comme d’avant-garde (ce fut le cas pour les avant-gardes soviétiques du début du siècle passé, pour Dada, pour le surréalisme). Une autre raison, peut-être, c’est qu’Aragon, même en pleine période stalinienne, n’avait pas tout à fait oublié son passé surréaliste (lequel a fait massivement retour à la fin de sa vie).

Quand naît Tel Quel, au début des années 60, deux grands courants dominent le paysage littéraire : un de gauche, qui prêche la soumission de la littérature à la politique (réalisme-socialiste, engagement sartrien) ; l’autre, « désengagé », en vérité de droite, voire d’extrême droite, qu’on a appelé les Hussards, disciples de Morand et Chardonne. J’évoquais tout à l’heure, les défaillances de la mémoire. Il en a fallu du temps (la parution en 2005 de l’essai de François Dufay, Le soufre et le moisi, la droite littéraire après 1945) pour en pour connaître un peu plus sur les engagements politiques et idéologiques de ces écrivains, Roger Nimier, Antoine Blondin, Jacques Laurent, Michel Déon… Pour ce qui est de la sensibilité de mes propres narines, ça sent plus, pour reprendre le mot de Sollers, le moisi que le soufre. J’ajoute qu’au-delà des engagements politiques de ces Grognards et de ces Hussards, que j’appelle les Grognussards, je n’ai jamais eu d’intérêt pour leur littérature (un peu Morand, le plus doué des anciens, et Nimier). Je ne suis pas suspect de m’en tenir à leurs compromissions politiques et de donner dans le « politiquement correct », vous en conviendrez, puisque vous connaissez mon admiration littéraire pour Céline ou Ezra Pound… Mais après les Grognards, les Hussards ont eu des cousins et fait à leur tour des petits. Vous citiez Hallier, j’en parle dans mon livre. Un vrai givré, un rien voyou, doué, mais qui a laissé le clown en lui prendre le pas sur l’écrivain, par ailleurs mélange réussi à lui tout seul de ce qu’on appelé le « brun-rouge ». On le verra, payé par le parti communiste pour rencontrer le vieux dictateur de la Havane et faire un livre d’entretiens avec lui pour une maison d’édition du parti, et profiter de ce voyage pour tenter de faire inviter officiellement par Castro son vieil ami Le Pen… Et, parmi les descendants de ces littérateurs dandys de droite, on trouve des romanciers de très petite envergure, qui ont leurs revues, leurs réseaux dans la presse, et dont l’objectif, afin de faire avaler leurs productions, est de jeter le discrédit sur tout ce que le 20e siècle a produit de plus novateur en littérature. À bas ! les modernes, est devenu un mot d’ordre à la mode dans un certain milieu intellectuel et universitaire. On a même vu Barthes récemment recruté pour grossir le camp des « anti-modernes » On assiste ainsi à une tentative de restauration dont je suis sûr qu’elle sera sans lendemain, tant ceux qui s’y emploient ne font littérairement pas le poids.

 

À partir des années 80, la « fin des avant-gardes » a en effet laissé la place à un opportunisme généralisé, pour le meilleur (libération de la parole autobiographique) et pour le pire (nihilisme marchandisé). Votre analyse de Philippe Muray en impuissant littéraire est très bien sentie. Vous montrez, dans le contexte « posthistorique » qui est le nôtre, comment sa pure réactivité ne l’a mené à rien…

 

Parce que je l’ai connu tôt, que j’ai défendu ses premiers livres à une époque où ses thuriféraires d’aujourd’hui ne se pressaient pas pour le soutenir, parce qu’il fut pendant plusieurs années un collaborateur assidu d’Art press, parce qu’il fut un ami cher, j’ai consacré plusieurs pages à Philippe Muray. Aussi, parce qu’on le recrute, parfois non sans raison, pour des combats douteux. Je suis son parcours et j’essaie d’en montrer la logique. Le portrait que je dresse de lui est, je crois, nuancé. Il s’est mal conduit, comme on dit, à notre endroit, Catherine Millet et moi, et à l’égard d’Art press en général, mais je garde de lui de bons souvenirs de notre amitié et une certaine tendresse. Cela dit, mon portrait est sans complaisance. Pour dire les choses vite : Muray ambitionnait de devenir un grand romancier populaire, à l’égal de ces écrivains américains qu’il admirait. Il avait un formidable talent de polémiste. Le polémiste l’a emporté sur le romancier. Ses romans, qui n’étaient que des amplifications du contenu de ses libelles, furent des échecs littéraires et commerciaux. Il l’a mal vécu et nous l’avons vu s’aigrir, devenir l’homme du ressentiment, et s’enfoncer de plus en plus dans un ressassement atrabilaire (son humour devenant de plus en plus pesant) contre la gauche (la droite épargnée) et tous les excès (réels, certes), du monde contemporain : rollers, portables, poussettes fêtes de la musique… Sa description de l’Homo Festivus était d’une grande drôlerie et souvent pertinente, mais en faire des milliers de pages là-dessus !… Résultat, encouragé par ses nouveaux amis dans ses plus mauvais penchants, de plus en plus dans l’exécration, de moins en moins dans l’admiration, il a délaissé son ambition de romancier et s’est abandonné à ses démons, embrigadé, à la fin (malgré lui ?), par des forces politiques particulièrement rétrogrades. J’ajoute que le spectacle du monde qui s’offre à nous quotidiennement, guerres, massacres, génocides, conflits religieux, batailles économiques… prouvent que le concept de post-histoire dont Muray s’était fait un des chantres, est une aimable faribole.

On retrouve dans votre livre une forte dimension polémique (celle de vos chroniques d’Art press) : vous épinglez Régis Debray, Aragon, Duras, Cioran… Néanmoins, vous montrez dans le dernier chapitre « Adieu aux hippopotames » que l’on ne peut attendre d’un écrivain une « unité » forcément factice et mensongère. Pourriez-vous éclairer davantage cette contradiction ?

J’attache beaucoup d’importance à ce dernier chapitre. J’y évoque les liens contradictoires qui peuvent exister entre les engagements politiques des écrivains et le contenu de leur œuvre. On cite toujours le cas de Balzac, « conservateur » en politique et « progressiste » dans ses romans. Bien entendu, les œuvres sont l’essentiel. Sont-elles en accord avec les engagements condamnables de l’écrivain ? Les aggravent-elles ? Ou, au contraire, sont-elles en décalage, en sont-elles le contrepoint négatif ? Dans le premier cas, on a affaire à des écrivains que, reprenant le terme de Nietzsche, j’appelle les « hippopotames » (Ionesco, de son côté, les voit en « rhinocéros »). J’examine le cas de plusieurs d’entre eux. Dans le second cas, on a les exemples beaucoup plus riches d’Aragon, de Duras, de Céline, de Bataille, de Blanchot, de Genet, de Jouhandeau… Je rappelle que les belles âmes aux mains pures n’ont jamais pris le risque de se laisser contaminer par les matériaux dangereux que les susnommés traitaient. « Les grands noms du siècle, a écrit Peter Sloterdijk, sont les maîtres de la pensée dangereuse ».

 

Contrairement à vous, je ne crois pas que le sexe soit politique (sauf dans certains contextes répressifs) – mais c’est peut-être là une question de génération, n’ayant pas été marqué par Bataille. Foucault a montré que le sexe pouvait aussi être un instrument de pouvoir, de domestication…

 

Me suis-je mal fait comprendre ? Évoquant une réflexion de Desnos qui appelait de ses vœux une « érotique de la philosophie », j’ai prolongé ironiquement son propos en me demandant : « pourquoi pas une « érotique de la politique » ! Concept improbable, monstre logique, j’ajoutais. Le sexe n’est pas politique, mais les embarras avec le sexe, comme ceux avec la langue, sont à l’origine des dérapages dangereux en politique. Ratage dans le symbolique plus coinçage du sexe et vous êtes sur la voie d’une politique de la terreur. Les biographies des dictateurs de tout poil et des révolutionnaires coupeurs de têtes sont éloquentes de ce point de vue.

 

Je regrette un peu que vous n’analysiez pas davantage la situation politique d’aujourd’hui. Est-ce que l’ex-communiste que vous êtes considère l’utopie comme définitivement morte ? Vous insistez à plusieurs reprises pour qu’on ne vous dise pas « homme de gauche ». Seriez-vous aujourd’hui devenu plus… libéral ?

Évoquer la situation politique d’aujourd’hui n’était pas le propos de ce livre, mais si on me lit bien je ne fais qu’en parler du début à la fin. L’utopie est une belle chose, en littérature. Elle a donné des chefs-d’œuvre. J’admire Cyrano de Bergerac et Fourier. En politique, c’est la pire des choses. Les charniers humains en sont souvent le seul horizon. On sait désormais que l’enfer est pavé des meilleures intentions. Donc mortes, les utopies, oui, et définitivement enterrées, j’espère. Parlant de mes engagements, je me contente, le plus objectivement possible, sans juger si c’est bien ou mal, de constater un fait : je n’ai jamais été de gauche. Communiste, oui, un bref moment maoïste, oui, ce qui est tout autre chose. Je m’en explique dans le livre. « Libéral », dites-vous ? Qu’entendez-vous par là ? Je sais que ce beau mot, au 19e siècle, avec Tocqueville notamment, était porteur de valeurs humanistes ; il est devenu aujourd’hui une sorte de crachat, l’insulte suprême qu’une gauche dogmatique, agrippée à sa vieille idéologie dix-neuviémiste, utilise pour disqualifier l’adversaire politique. Libéral dans l’économie ? Mais qu’est-ce que ça veut dire ? Aucun pays ne l’est. L’Amérique moins que la France. La droite française est plus étatiste que les socialistes de certains pays d’Europe. Libéral, au sens d’adepte de plus de liberté, de plus de liberté de penser, de plus de liberté dans les mœurs ? Alors oui, je suis libéral et même ultra-ultra libéral.