Tribunes

Le rap « haineux » : Révélateur social

 

« Montre-moi donc un homme qui, dans la maladie se trouve heureux, qui dans le danger, se trouve heureux, qui, mourant, se trouve heureux, qui, méprisé et calomnié, se trouve heureux !… Ne frustre point un vieillard comme moi de ce grand spectacle dont j’avoue que je n’ai pu encore jouir ».
Epictète, Entretiens, II, 49.

Les régimes démocratiques libéraux se trouvent parfois confrontés à des attaques auxquelles ils ne savent pas très bien comment répondre, pris qu’ils sont entre le besoin de se défendre et la crainte, ce faisant, de perdre leur âme, ou plutôt de renier leurs principes fondamentaux. Du coup les solutions qui sont apportées à de tels dilemmes apparaissent le plus souvent arbitraires et réversibles. Face à ce constat, est-il possible d’aller au-delà des décisions prises au coup par coup et proposer une réponse plus éclairée ? Nous prendrons l’exemple des groupes de rap qui véhiculent des messages hostiles à leur pays. On se souvient peut-être que des parlementaires français se sont mobilisés en 2005 pour tenter de faire condamner pour « incitation à la haine et à la violence » les chanteurs ou groupes (1) 113, Fabe, Lunatic, Ministère Amer, Monsieur R, Salif et Smala au prétexte que leurs textes constituaient autant d’« incitations au racisme et à la haine ».

Florilège

Groupe 113, J’crie tout haut : « J’baise votre nation »

L’uniforme bleu, depuis tout p’tit nous haïssons
On remballe et on leur pète leur fion…
À la moindre occasion, dès qu’tu l’peux, faut les baiser
Bats les couilles les porcs [les blancs] qui représentent l’ordre en France.

Lunatic, Violence/délinquance

J’aime voir des CRS morts
J’aime les pin-pon, suivis d’explosions et des pompiers
Un jour j’te souris, un jour j’te crève
J’perds mon temps à m’dire qu’j’finirai bien par leur tirer d’ssus.
Lunatic dans la violence incite.

Racisme

Et si ma haine diminue
C’est qu’les porcs sont morts et qui m’reste plus qu’dix minutes
On met leurs femmes sans dessous
Mais attention y’a tension quand j’vois un porc chez moi.
À rien apprendre sauf que les porcs sont à pendre
L’Effort de Paix

J’suis venu en paix, pour faire la guerre aux bâtards…
Chante pour que les porcs rampent ….
Et sur mon palier, ça sent que l’maffé, le couscous ou l’tiep
En tout cas pas l’porc ou bien l’cassoulet
Comme chez les gens chez qui j’vais cagoulé…
J’leur veux la guerre, donc laisse-moi en paix frère …
On vend du shit aux blancs…

Mauvais Oeil

Les colons nous l’ont mis profond
À l’envers on va leur faire
On est venu récupérer notre dû
Dans vos rues on va faire couler votre pus
Attends-toi à plus d’un attentat
Ici en France, loin des ambiances “pétard” 14 juillet
Microphone ouvert et nos actions s’amorcent féroces
A.L.I., Booba, Lunatic, Hauts-de-Seine, on te saigne.

Minister Amer, Flirt avec le meurtre

J’aimerais voir brûler Panam au napalm sous les flammes façon Vietnam…
J’ai envie de dégainer sur des f.a.c.e.s. d.e. c.r.a.i.e.

Monsieur R (2), FranSSe

La France est une garce, n’oublie pas de la baiser jusqu’à l’épuiser
Comme une salope il faut la traiter, mec !

Smala, Meurtre légal

Quand le macro prend le micro, c’est pour niquer la France
Guerre raciale, guerre fatale, œil pour œil, dent pour dent
Organisation radicale, par tous les moyens il faut niquer leurs mères
Gouers c’est toi qui perds…
Flippent pour ta femme, tes enfants, pour ta race…
On s’est installé ici, c’est vous qu’on va mettre dehors

Sniper, La France

Pour mission exterminer les ministres et les fachos
La France est une garce et on s’est fait trahir
On nique la France sous une tendance de musique populaire
Les frères sont armés jusqu’aux dents, tout prêts à faire la guerre
Faudrait changer les lois et pouvoir voir
Bientôt à l’Élysée des arabes et des noirs au pouvoir
Faut que ça pète
Frères je lance un appel : on est là pour tous niquer
La France aux Français, tant que j’y serai, ça serait impossible
Leur laisser des traces et des séquelles avant de crever
Faut leur en faire baver v’là la seule chose qu’ils ont méritée
T’façon j’ai plus rien à perdre, j’aimerais les faire pendre
Mon seul souhait désormais est de nous voir les envahir.

La lecture de ces quelques extraits récoltés sur le net (3) ne laisse guère de place au doute. Il semble bien difficile de ne pas y voir des appels au viol, au meurtre, à l’émeute, à la révolution. L’incitation à la haine raciale est également claire. Il s’agit bien, dans certaines chansons, de taper non sur une France symbolique mais sur des Français de chair et d’os à la peau blanche, tout en affirmant une identité négro-arabe censée légitimer le renversement d’un pouvoir jugé trop blanc. Quant à la haine de la police, elle est – si l’on ose dire – plus banale. Selon certains spécialistes le mot RAP serait en effet l’acronyme de « Rock Against the Police ». On peut rappeler en outre que le groupe Ministère Amer avait déjà été poursuivi en 1995 pour le morceau Sacrifice de poulet, extrait de la bande-son du film La Haine, et condamné à une amende de 250 000 francs. L’année suivante le titre Police avait valu aux rappeurs Kool Shen et Joey Starr du groupe NTM une condamnation en première instance à trois mois de prison ferme (ramenés en appel à 50 000 Francs d’amende et deux mois d’emprisonnement avec sursis). Et n’oublions pas Brassens dont certaines chansons, en leur temps, ne furent pas toutes bien accueillies :

Hécatombe

Or, sous tous les cieux, sans vergogne,
C’est un usag’ bien établi,
Dès qu’il s’agit d’rosser les cognes
Tout le monde se réconcilie.
Ces furies perdant tout’ mesure,
Se ruèrent sur les guignols,
Et donnèrent, je vous l’assure,
Un spectacle assez croquignol…
En voyant ces braves pandores
Être à deux doigts de succomber,
Moi je bichai, car je les adore
Sous la forme de macchabées.
De la mansarde où je réside,
J’excitais les farouches bras
Des mégères gendarmicides,
En criant :”hip, hip, hip, hourra !” (4)

Islam

Il peut arriver que la révolte prenne racine dans la religion musulmane. Cela est particulièrement le cas chez feu le groupe Lunatic qui ne se contentait pas d’assimiler systématiquement le blanc au porc (viande impure par excellence – cf. supra) mais en appelait explicitement à Allah et s’inscrivait dans une sorte de djihad.

Lunatic, Temps mort

ALLAH à Toi seul l’homme doit toute son adoration, les vrais savent
On a pas oublié, l’or que le pape porte au cou est celui qui nous a été pillé
Allo c’est B2O encore en chien d’chiennes
Les hyènes ressentent la tumeur et moi j’suis d’humeur palestinienne
Qui veut la paix, prépare la guerre, j’te l’rappelle. …
Vote pour emmener les porcs à la morgue
Eh négro ! C’est l’heure d’manger
Brûler leur sperme en échantillons, souder leurs chattes
J’suis pas le bienvenue, mais j’suis là,(…), j’suis venu manger et chier là.
Quand j’vois la France les jambes écartées j’l’pote sans huile
Z’ont dévalisé l’Afrique… J’vais piller la France
Tu m’dis “la France un pays libre” (…) attends-toi à bouffer du calibre
J’rêve de loger dans la tête d’un flic une balle de G.L.O.C.K.

Guerre/Jihad

On repartira avec leur argent, leur sang et leurs pes-sa
La France n’est pas territoire neutre
Mes troupes sont mobilisées
Ils ont leurs paradis fiscaux
Nous à défaut on impose nos lieux de non-droit
Et si c’est ça qu’ils veulent on va s’armer et s’entourer d’Khos.

Islam

Mais on reste pratiquants, délinquants
Nos psaumes récités par nos mômes de cité à cité
Nique la justice. Y’a qu’dieu qui peut me juger
Rien qu’j’dors plus, sur cette terre de colons impurs
L pour ma Loi suprême représentée par le I Islam.

Pris au pied de la lettre, tous les textes précédents peuvent susciter l’indignation et même une réaction de défense. Il n’est pas permis, en droit français, d’exciter à la violence et au racisme et cela est tout à fait compréhensible. Une démocratie a besoin de la paix et de la tolérance mutuelle pour fonctionner harmonieusement. On peut ici rappeler l’analyse de John Rawls dans Libéralisme politique (1993, trad. fr. 1995). La « société démocratique libérale », au sens où il l’entend, est constituée de personnes ayant des croyances différentes (des « doctrines englobantes » suivant le vocabulaire de Rawls) qui peuvent paraître incompatibles entre elles, par exemple celles des athées, des chrétiens, des juifs, et des musulmans, ou encore celles des communistes et des adeptes de la doctrine englobante libérale (celle de Mill ou de Kant). Ces sociétés perdurent néanmoins parce que tous leurs membres partagent un certain nombre de principes communs : les droits de l’homme et le respect des procédures démocratiques pour fixer les règles communes. Pour en revenir à notre exemple, comme le racisme est contraire aux droits de l’homme, les discours racistes, quels qu’ils soient ne devraient pas être tolérés.

Certes, mais que dire alors des discours qui se présentent explicitement comme une réaction au racisme dont leurs auteurs s’estiment eux-mêmes victimes ? Loin de vouloir se livrer à une agression gratuite, ces auteurs se contenteraient alors de se défendre. Ne peut-on pas, dans ce cas, retourner les principes du type : « pas de tolérance pour les ennemis de la tolérance » et défendre l’idée suivant laquelle le racisme deviendrait légitime dès lors qu’il vise des racistes ?

Ras le Front

En dépit des efforts de certains de ses leaders, le Front National conserve une réputation de mouvement politique nationaliste, sans omettre la connotation raciste ou xénophobe du terme. Aussi n’est-on pas surpris de le voir pris pour cible par nombre de rappeurs.

Boss 3e œil

Un par un sur le carreau on va les baiser
Trop d’années qu’un supporte ces cons sans broncher
Le rendez-vous est à cinq heures à Vitrolles avec tous les gaillards
Bon les gars, code table raz, on efface la ville
Pire que la nuit de cristal, on nique tout, on brûle tout, on frappe
Mes lascars ont la rage, pire que les pitts, on casse tout

Ménage à 3

Car mon armée, en un seul attentat va tout exploser
Le troisième front en force contre le Front
J’parle aux boys Cé-fran, la Troisième guerre se passe maintenant
J’les saigne, faut qu’y m’craignent
On rosse les gringos du Front
Faut calotter Jean-Marie et Debrey, envoyer le G.I.A.

Sniper, Nique le système

Niquer le système, ils auront le feu car ils ont semé la haine
Qu’on les brûle, qu’on les pende ou qu’on les jette dans la Seine
Elle cherche à brûler nos racines
Mais y a des soldats, des vrais guerriers dans l’ghetto
J’aimerais être dans la peau de ce flingue
Tenu dans la main d’un beur qui se verrait caler Le Pen.

Salif

Allez-y, lâchez les pitts, cassez les vitres, quoi
Rien à foutre, d’façon en face c’est des flics
C’est U.N.I.T.Y., renoi, rebeu, batbou, tway
Mais si on veut contrôler Paris, tu sais que ce sera tous ensemble
Ça y est les pitts sont lâchés
Les villes sont à chier, les vitres sont cassées
Les keufs sont lynchés, enfin, ça soulage
Faut que Paris crame
Ce soir mort à Le Pen
On redémarre la guillotine, pire qu’à Djibouti
Poitiers brûle et cette fois-ci pas de Charles Martel
On vous élimine puisque c’est trop tard
La France pète, j’espère que t’as capté le concept.

Scalpel, Le racisme et la France

Refrain :
Pourquoi la couleur de notre peau fait que notre coeur n’est pas le même
Pourquoi notre sang coule sur le béton pck d’autre vote le FN
Mais dis-moi toi qui est tout là-haut, toi qui est si puissant
Faudrait peut-être que la race supérieure soit blanche ?

J’ai la couleur de peau qui dérange,
Un raston à l’horizon c’est pas s’qui m’arrange,
Crâne rasé, j’les reconnais avec leur lonsdale porté,
Idéologie apportée d’une histoire qui les ont marqué,
Faut que je cite des noms ? Ok ! Le Pen l’auteur du calot jeté dans la seine,
Ils attendent que l’on soit seul pour sortir leur scalpel,
C’est la théorie des lâches, un mollard que j’crache dans la face du FN,
Ils pensent qu’ils me freinent, mais ça me redonne de la vitesse pour les mettes à la peine,
J’connais leurs souhaits, nous faire rentrer dans un four,
Puis-j’me permettre de sourire quand BenLaden explose deux tours,
Un soupir car cela n’a fait qu’aggraver les évènements,
Jean-Marie au second tour et j’assume les circonstances,
Des hurlements, une ambulance et j’suis prêt à faire mon devoir,
Je ne pense pas à l’échappatoire, dans mon esprit le sang sur le trottoir,
Il est trop tard pour renoncer, glock blindé OP prêt à décharger,
Surprenant les condés ne sont pas de la partie,
Ils en ont que faire d’une story entre négro et né-ski,
Meskin si t’as jamais vécu ça au moins une fois dans ta vie,
Un face à face avec des fils de pute qui te considère pas de la même race,
Quand j’terrasse c’est pas que j’darras faut qu’j’les zaraf pour éviter qu’ça dérape.

Blessures

Quoique les textes ci-dessus aient tendance à faire l’amalgame entre les membres du Front National, les skinheads, les policiers et l’ensemble des « Français de France », ils révèlent, mieux encore que les premiers extraits, que les rappeurs souhaitent se présenter avant tout comme des agressés obligés de se défendre. D’autres textes élaborent davantage les griefs des rappeurs (et de tous ceux dont ils se veulent les porte-parole) non seulement contre les racistes du Front national mais plus généralement contre le pays qui les a si mal accueillis, eux ou leurs parents (5).

Djoloff (traduction)

Les fils de Djoloff reviennent
Pour vous rappeler quelques faits de l’histoire
Car mon cœur est plein d’amertume à cause des propos
Blessants que j’entends sur les miens, dans ce pays lointain
Que l’on appelle la France. Il fut des temps en 1945
Nos grands-pères LES TIRAILLEURS SENEGALAIS
Avaient remporté des victoires multiples, et aujourd’hui, nous,
Leurs fils et leurs petits-fils sommes devenus de simples IMMIGRÉS.

Kabal

AH ÇA IRA, ÇA IRA, ÇA IRA, ça fait deux cents ans qu’on attend ça.
Je doute, je pense, donc je suis.
Force est de constater à travers nos yeux de banlieusards éclairés
QUE LES AVIONS CHARTERS TENDENT À REMPLACER LES BATEAUX NÉGRIERS.
C’est un dilemme individuel
Ne pas se laisser abuser par le superficiel.
J’ai vu, de mes yeux vu
Retourner au pays mon ami, lui qui n’en voulait plus.
Méticuleusement, mais sûrement, les forces devraient s’unir
Pour aller de l’avant en sachant
Que ce qui n’est pas sous les feux
De leur actualité peut être révoltant.
LES CRIMES D’OCTOBRE 61 sont un exemple hurlant.
Émigration – papiers + prison = DOUBLE PEINE perdue.
FRANCAIS. TU DORS !

Radical Kicker

Prends mes empreintes digitales, fiche moi
Quand je vais et viens, je m’en fiche, moi, des fichiers
J’en ai déjà plein, c’est pas d’hier que je subis des humiliations
Les gouvernements changent mais il n’y a pas d’amélioration.
Je rêve plus, mes ambitions sont interdites, mon futur s’effrite
Mes droits me quittent, vite fait.
J’ai compris que l’éthique et l’équité
N’étaient pas les mêmes selon ta provenance et ta ta-té
Ton compte en banque, ta culture, ton langage, ta religion
Tout ce qui nous divise est bon pour cette nation.
Donc vois, voilà ce qu’il ne faut pas faire :
On se nique entre nous, l’État, lui fait ses affaires
Il n’aime pas notre unité, il n’aime pas nos différences.
Soyons tous différents et unis
Les conséquences se verront, ça paiera ou sinon ça pétera.
De toute façon, réaction !
On ne peut plus baisser les bras comme ça, les gars.

Solfada et Menelik

Nous sommes comme des parasites, surtout pas raciste moi
Donc, tes textes, tes lois, réécris-les c’est pas les bons, j’crois
Nakk sent que ça sent le roussi pour ceux qu’ont un accent
Lois Debré ou de force et les droits de l’homme sont absents
C’est ça la France
Ici c’est dur d’entrer comme une forteresse
Dire qu’un cousin m’a dit, Nakk, la France c’est fort, je reste
La marque de la bête, ici, en l’occurrence c’est l’étranger
Danger, danger, pour ceux qui par ce fait sont blasés, blasés.

VNRMAGUEN, Le racisme et la France (6)

Refrain :

Le racisme c’est la haine et la connerie qui se marient
Si ça continue comme ça, sera élue même Le Pen Marine
J’espère que sa connerie n’influencera pas quelques narines
Nos rimes sont là pour que tout ça se termine
Aucun choix, les racistes nous envahissent comme des termites
Le racisme à la longue ça provoque la tourmente.

Tu nous aimes pas mais tes fruits n’ont pas poussé dans ta France
Tu rigoles dans ta caisse mais quand tu nous vois tes sourcils tu les fronces
C’est parske t’as des clichés que quand tu passes devant nous t’as tant la frousse ?
Comment réagir quand des partis politiques veulent virer les étrangers
Quand on t’dit que t’es trop foncé pour taffer j’comprends k’tu sois outragé
T’es venu jusqu’en France, quitte à perdre des proches en trajet
Tu nous aimes pas alors que c’est grâce à nous si Le Pen n’est pas élu
Tu trouves pas kien a marre que parskils sont noirs on les traites de singes poilus
Il y a un poids lourd…de gars racistes mettez d’vos clichés même dans vos polars
Si vous voulez vraiment k’du blanc on va vous tuer et là vous pourrez bien pâlir.

Les faits

Ce n’est évidemment pas le lieu ici de discuter au fond les motifs d’indignation des rappeurs. Ne faut-il pas ou faut-il expulser les étrangers en situation irrégulière ? Les minorités visibles souffrent-elles de trop peu ou de trop d’assistanat ? etc. Ce sont là des sujets de discussion politique qui demeurent ouverts et l’on n’a donc pas le droit d’adopter l’un ou l’autre de ces partis pris pour condamner ou absoudre qui que ce soit. La seule attitude correcte ici consiste à s’en tenir aux faits. Qui niera que les habitants de certains quartiers défavorisés vivent dans des conditions indignes d’un pays comme la France ? Insécurité, délinquance, chômage, échec scolaire, habitat dégradé, tous les indicateurs démontrent qu’une partie de la population française ne peut que se sentir discriminée. On peut évidemment s’interroger sur les responsabilités, remarquer que, à cadre institutionnel identique, toutes les minorités culturelles ne se comportent pas de la même façon, que certaines tirent mieux leur épingle du jeu que d’autres. Il n’en demeurera pas moins que, pour celles et ceux qui s’en sortent le moins bien, la tentation d’imputer une part au moins de la responsabilité de leur échec au pays d’accueil s’avérera quasiment irrésistible.

La réalité dont on ne saurait s’écarter est donc la suivante. À tort ou à raison, une partie de la population de la France est persuadée que sa situation d’infériorité réelle est due au fait qu’on ne lui laisse pas la place qui devrait lui revenir et s’estime donc victime des agissements de la majorité. Ainsi considérées, les paroles de certains rappeurs prennent un tout autre aspect. La violence qu’elles contiennent révèle, plutôt que de la haine, un amour déçu pour leur terre d’adoption. Dès lors, si le Français de souche – ou celui, d’origine immigrée, qui a réussi son intégration dans la société française – doit se trouver mal à l’aise face aux discours de certains rappeurs, ce n’est plus en raison de leur contenu explicite mais pour ce qu’ils révèlent de la faillite de la société française à assimiler des populations qu’elle a pourtant accepté d’accueillir. Il n’est plus question de condamner les auteurs des propos injurieux ou haineux mais de les comprendre et, ayant compris, de trouver des solutions aux difficultés bien réelles auxquelles se heurtent les minorités dont les rappeurs se sont faits les porte-parole (7).

Ainsi est-on conduit à laisser les rappeurs libres de s’exprimer à leur guise non pas au nom de la liberté d’expression (celle-ci ne couvre pas les injures racistes et les appels au meurtre) mais parce que réprimer les cris des rappeurs ne règlerait rien et, au contraire, leur donnerait un motif supplémentaire de s’estimer victimes d’une discrimination. Car les injures à la France ou à sa police ne sont pas l’apanage des rappeurs dans la chanson française. Ainsi, lors de la polémique qui a suivi la pétition des parlementaires demandant d’ajouter au code pénal deux articles réprimant les « atteintes à la dignité de la France et de l’État » (proposition non retenue), le MRAP a-t-il eu beau jeu de rappeler que Renaud, par exemple, avait proclamé naguère : « Les marches militaires, ça m’déglingue / et votr’République, moi j’la tringle / Mais bordel ! Où c’est que j’ai mis mon flingue ? ». Cette citation doit aussi nous inciter à relativiser la portée des mots, parfois extrêmement violents, utilisés par les rappeurs. Comme dans les chansons de Renaud, il ne faut pas les prendre nécessairement au pied de la lettre.

Deux modèles

Cela étant admis, il reste que les rappeurs expriment un sentiment de révolte réel. Or il est plus facile de condamner, de rejeter ceux qui crient leur désespoir que de les aider à s’intégrer. Surtout quand on n’a pas une vision claire de ce qui constitue les facteurs d’une intégration réussie et que l’on ne sait même pas jusqu’où il conviendrait d’assimiler les populations d’origine étrangère. Deux modèles s’affrontent, en effet, entre lesquels la France refuse de trancher, ce qui conduit inévitablement à des contradictions qui ne font qu’attiser les reproches de la part de tous ceux qui ont du mal à s’intégrer.

Le modèle républicain est le plus simple à définir. Peu respectueux des cultures allogènes, il propose d’imposer aux minorités les pratiques de la majorité sur la base d’un raisonnement simplissime, récemment repris par l’un des principaux candidats à la prochaine élection présidentielle : Nul n’est obligé de vivre en France ; seules les personnes qui sont prêtes à s’assimiler à la culture française ont vocation à vivre dans ce pays. C’est sur une telle base qu’a été adoptée par exemple la loi 15 mars 2004 proscrivant les signes religieux « ostensibles » à l’école. Les rédacteurs de la loi estimaient que le voile islamique (qui était en fait le seul visé) pouvait être le signe d’une aliénation des jeunes filles qui le portaient, incompatible avec les valeurs de la République, en particulier l’autonomie de la personne et l’égalité des sexes.

Le modèle républicain est loin d’être absurde. Encore faut-il s’y tenir. Or la loi de 2004 n’empêche pas que de jeunes françaises vivent sous leur voile islamique, non seulement parce qu’il est prévu d’ouvrir des écoles de confession musulmane, comme il en existe déjà une sur l’île de la Réunion, mais encore parce que les écoles privées, y compris celles sous contrat d’association avec l’État, demeurent libres de les accepter ou de les refuser, à leur convenance (8). Sans parler de Mayotte où c’est à l’école publique que les jeunes filles sont voilées (9).

Contrairement au modèle républicain – qui a au moins le mérité de la clarté (même si l’on renâcle à le suivre jusqu’au bout) -, le modèle communautariste souffre pour sa part d’une imprécision consubstantielle. A priori, il devrait permettre à chaque communauté de vivre selon ses rites et sa culture. En pratique, les choses se passent obligatoirement d’une manière différente. Tant qu’on reste dans le cadre d’une démocratie libérale, c’est en effet le droit en vigueur dans ce type de régime qui s’impose et la charia, par exemple, n’a pas droit de cité. On est donc sans cesse dans des compromis, sans autre base que les rapports de force, l’opportunisme politicien ou les caprices de la mode intellectuelle. Par exemple, la polygamie pourra être interdite aux Français de souche mais on acceptera qu’un Français naturalisé ait plusieurs épouses (et, éventuellement, qu’il mette ces dernières et sa nombreuse progéniture à la charge des systèmes d’assurance ou d’assistance sociale). On pourra également interdire la polygamie en général et la tolérer sur un certain territoire de la République (à Mayotte encore, pour tous les hommes qui étaient déjà mariés au 1er janvier 2005). De même, on décrétera la laïcité mais on considérera que l’État doit aider à financer la construction des mosquées. Et l’on ne servira pas de viande le vendredi, on préparera des repas hallal ou kasher dans les cantines scolaires. Toujours à l’école, on proclamera que la parfaite maîtrise de la langue française est l’objectif prioritaire, non seulement parce qu’elle marque l’appartenance à la nation mais encore parce qu’elle est un élément essentiel de l’égalité des chances, tout en acceptant que les résultats des élèves en français (comme en mathématiques d’ailleurs) soient significativement moins bons dans les quartiers où existe une forte proportion d’élèves d’origine maghrébine ou africaine, et l’on jugera même opportun, au lieu de mettre tous les moyens sur l’acquisition du français, d’organiser des cours d’arabe.

La France en est là. Avec un républicanisme affiché mais d’innombrables concessions au communautarisme. Cette hésitation n’est pourtant guère de mise si l’objectif est de régler le « problème des banlieues », car, de ce point de vue, les deux modèles ne se valent pas. Il suffit de prendre les chiffres de l’OCDE pour constater que les pays qui sont les plus proches du modèle communautariste (États-Unis, Grande-Bretagne) sont aussi ceux où les inégalités sont les plus importantes. Or la situation des banlieues difficiles tient justement au fait qu’elles concentrent les personnes qui se situent en bas de l’échelle sociale. Et, en même temps, qu’un cercle vicieux s’est créé qui confine les personnes concernées dans leur état. Le chômage des pères crée la délinquance des fils ; l’échec scolaire des grands frères induit une délégitimation de l’école aux yeux des petits frères. Et aussi : l’échec scolaire crée l’inemployabilité ; l’inemployabilité crée l’économie parallèle ; le spectacle de l’argent facilement gagné dans les trafics illicites délégitime encore plus l’école, etc.

À propos des trafics : « On vend du shit aux blancs… », chantait le groupe Lunatic (cf. supra). En effet, pour alimenter l’économie des ghettos, il faut bien qu’ils exportent quelque chose. Jusqu’à présent, ce commerce est jugé socialement supportable : Malgré quelques opérations coup-de-poing, le trafic de la drogue continue à prospérer et son éradication ne fait certainement pas partie des priorités nationales. D’aucuns considèrent même qu’il joue un rôle fort utile d’un amortisseur social en offrant des moyens d’existence à toute une frange de la population très mal préparée à remplir un emploi licite mais qui n’en a pas moins des besoins à satisfaire.

Pour nous en tenir à notre problème, le choix d’un modèle adapté aux difficultés d’une partie de la population qui se sent exclue de la communauté nationale, il est évident que toutes les politiques communautaristes, dans la mesure où elles renforcent (ou entretiennent) les différences renforcent (ou entretiennent) l’exclusion. Si l’on revient à l’exemple de la langue, on peut bien sûr faire valoir un droit à être enseigné dans sa langue maternelle. Défendu par des philosophes (10) et reconnu dans quelques pays, il se fonde sur l’idée que toutes les langues, toutes les cultures se valent « dans l’absolu » et doivent être conservées. Si, par contre, on a en vue l’objectif d’intégration à la communauté nationale, il faudra accorder la priorité à l’apprentissage de la langue de la nation. Cela ne signifie pas d’ailleurs qu’il faille nécessairement faire l’impasse sur les autres langues maternelles que le français. Dans certains cas (11), il est possible que le passage par la langue maternelle soit la condition d’un bon apprentissage du français, mais alors, si l’on poursuit vraiment un objectif d’intégration, il conviendra toujours de considérer la langue maternelle comme un moyen et non comme une fin.

Du blasphème et autre provocation

L’affaire des rappeurs haineux évoque deux faits plus proches de l’actualité, tous deux reliés à la place de l’islam en occident : celui des caricatures qui furent publiées d’abord dans le journal danois Jyllands-Posten avant d’être reprises dans un grand nombre de médias occidentaux ; celui de l’avis public sur les « Normes de vie » adopté par la municipalité d’Hérouxville au Québec. Au-delà des différences, la signification de ces deux événements est identique : les auteurs des caricatures comme les conseillers municipaux d’Hérouxville entendaient signifier à l’ensemble des pratiquants de la religion musulmane (et non seulement aux plus extrémistes) qu’ils ne sont bienvenus chez nous (en Occident) que s’ils laissent au vestiaire une religion qui conduit trop facilement ses adeptes au fanatisme, voire au terrorisme, et, plus généralement, une culture considérée comme archaïque et insupportablement sexiste. Que les caricatures aient été perçues en outre comme blasphématoires par la quasi-totalité des musulmans explique que ces derniers aient réagi plus violemment dans le premier cas que dans le second, mais l’intention, encore une fois, était la même. À leur façon, certes très différente de celle des rappeurs, les caricaturistes comme les Québécois d’Hérouxville et tous ceux qui appuient leur démarche expriment eux aussi une sorte de haine insidieusement raciste. Ou en tout cas, si l’on considère que les termes « haine » et « raciste » sont excessifs, une intolérance manifeste. Peu importe, à vrai dire, car, quelle que soit la manière dont on les qualifie, on doit décider comment il convient de réagir face à de tels comportements ? Concernant les caricatures, le procès intenté contre Charlie Hebdo par des représentants des musulmans français a vu les intellectuels et la classe politique se mobiliser, dans une quasi-unanimité, pour défendre le journal au nom de la liberté d’expression. Au Québec, de même, les réactions sont massivement favorables à l’avis sur les « Normes de vie ». On peut donc conclure que l’opinion occidentale et ses représentants sont disposés à faire preuve de la plus grande tolérance à l’égard des manifestations d’intolérance à l’encontre de l’islam. Et l’on se justifie en arguant qu’on ferait preuve de la même tolérance s’il s’agissait d’attaques contre le pape ou le Christ.

Dont acte. Mais tout cela ne fait que renforcer la conclusion précédente en faveur des rappeurs. Si nous acceptons de blesser profondément d’autres êtres humains (car quoi de plus violent que d’être attaqué dans ses convictions les plus profondément ancrées, comme le sont beaucoup de musulmans, sincèrement pratiquants et attachés viscéralement à leurs coutumes), nous devons accepter nous aussi d’être agressés brutalement par les rappeurs qui ont au moins autant de raisons (encore une fois bonnes ou mauvaises) de nous en vouloir que nous de redouter la violence des extrémistes musulmans et leurs manœuvres pour nous contraindre à changer notre mode de vie.

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(1) Dont certains pourtant inactifs depuis plusieurs années !

(2) Richard Makela. Extrait de l’album Politikment Incorrekt.

(3) www.hautes-tensions.com/archives/www.france-avenir.com/dossiers/47.htm. D’autres paroles de rap sur www.lavi2rue.com.

(4) Georges Brassens fut pendant quelques mois, à cheval sur les années 1946 et 1947, secrétaire de rédaction du Libertaire, organe de la Fédération anarchiste. Il y a signé sous divers noms d’emprunt des articles nettement hostiles à la police, dans lesquels on pouvait lire, par exemple, ceci : « Si pour notre part, nous rêvons de gigantesques écrasements de légions de policiers par des légions de cyclistes, nous ne pouvons (…) que nous réjouir de l’événement qui nous vaut la disparition d’un membre de la police. C’est un début » (Gilles Colin [Georges Brassens], « Le hasard s’attaque à la police », Le Libertaire nº 48, 27 septembre 1946).

(5) http://fr.lyrics-copy.com/11-30-contre-les-lois-racistes/partir-la-bas.htm.

(6) www.lavi2rue.com/freestyles_detail.php?id_freestyle=8382.

(7) Sur ce que pourrait être une politique sociale prenant véritablement au sérieux l’objectif d’égalité des chances, cf. la dernière de nos Lettres sur la justice sociale à un ami de l’humanité, Le Manuscrit, 2006.

(8) Arrêt de la cour de cassation du 21 juin 2005.

(9) À Mayotte, où 98 % de la population est de confession musulmane, le port du voile n’a évidemment pas la connotation militante qu’on lui reconnaît en France. Il n’est en particulier nullement incompatible avec des tenues par ailleurs « ostensiblement légères ».

(10) Philippe Van Parijs, Linguistic Justice for Europe and for the World (à paraître).

(11) On pense en particulier à certains enfants kanaks qui ne connaissent que la langue de leur tribu lorsqu’ils entrent à l’école et pour lesquels il a été prouvé que l’immersion brutale dans la langue française produisait de très mauvais résultats.