Mondes européens

Suis-je le gardien de mon chat ? Éléments richiriens de prolégomènes à une éthique animale

À la maison, lorsque que je regarde mon chat me regarder, assis sur les feuilles de mon bureau, interrompant mon travail et mes réflexions, je sens que quelque chose en lui me regarde, au point que l’envie me vient de lui parler ; mais au même moment, étrangement, j’entrevois dans ses yeux comme le scintillement d’une trace : la trace d’une ouverture par où s’échapperait un devenir absolument muet, l’innocence d’une animalité sauvage et aveugle — un autre qui ne me verrait pas.

Avant-Propos

À l’heure où, après la drogue et les armes, le trafic d’animaux sauvages est la troisième ressource de revenus illicites, à l’heure où les besoins croissants d’une population mondiale (en expansion) ne vont pas sans une augmentation de l’industrialisation de l’élevage, conditionnant ses animaux-machines à produire intensément leur marchandise et appauvrissant du même coup les patrimoines naturels, à l’heure où notre Code civil considère toujours, par nature, les animaux domestiques à titre de biens meubles ou immeubles, — les excès, monstrueux, indifférents à eux-mêmes et à ce qu’ils fabriquent, ne peuvent que provoquer la pensée.

Mais il convient de ne pas céder à la naïveté d’une sensiblerie qui demeure, elle aussi, aveugle à ce qu’elle est et ce qu’elle fait et ne saurait se confondre avec l’affectivité dont les sens éveillent le sens à soi-même. Pour ce faire, nous pensons ici qu’une éthique rigoureuse secouant l’obscurité passionnelle (d’un côté comme de l’autre) est à même de prendre naissance à l’horizon d’une pensée exigeante, s’abstenant du mieux qu’elle peut de tout préjugé et réservant bien des surprises à celui qui se penche sur elle et est conduit par là au sens de la découverte, à l’horizon de la phénoménologie, voulons-nous dire, encore largement méconnue eu égard à son ampleur, de Marc Richir.

Que notre lecteur soit cependant averti : notre lecture de Marc Richir est un travail débutant qui ne fait qu’exposer les grandes lignes de l’œuvre et n’est donc pas exempt de simplifications. Il est probable que notre lecture fasse preuve, çà et là, d’empressement au sein même de son élan, qu’elle souffre de raccourcis par trop symboliques, qu’elle draine des éléments beaucoup trop ramassés sur eux-mêmes. Nous prions donc les lecteurs fidèles de l’œuvre richirienne qui nous feraient l’honneur de nous lire, de bien vouloir excuser ces erreurs de jeunesse.

Ajoutons qu’outre la difficulté qu’il y a à aborder une phénoménologie extrêmement complexe comme celle de Richir, une composition monumentale toujours en mouvement, tel un rythme océanique remuant de toutes ses profondeurs, et par rapport à laquelle il nous est arrivé souvent de n’en saisir « au vol » que des fragments,  notre étude recouvre une tension qui la parcourt sourdement, de bout en bout, et où se livre un effort incessant pour ne pas perdre son sujet, l’« animalité ». C’est que la pensée n’échappe pas de fait (ce qui ne veut pas dire de manière exclusivement inconsciente) au narcissisme du regard humain et, d’autre part, le penser-à-l’autre requiert une concentration qui prend le risque d’être confrontée au non-sens dans son avancée, comme suspendue à un abîme…

Par souci de clarté et d’économie typographique, certaines citations sont directement suivies d’une numérotation. Il s’agit dans tous les cas d’un renvoi à l’ouvrage de Marc RICHIR que nous travaillons principalement ici, à savoir : Phénoménologie et institution symbolique, Millon, Grenoble, 1988, 383 p.

Par ailleurs, les italiques dans toute citation sont de l’auteur alors que les soulignements sont de nous. Les croches « [ ] » contenant du texte dans une citation indiquent notre explication. 

I. Esquisse de la question

L’animalité constituerait-elle l’une des principales dimensions de l’impensé de notre époque ou de notre tradition métaphysique ? Le foisonnement des publications qui marque à l’égard de l’animal, ou mieux, des animaux, une inquiétude philosophique croissante depuis une quinzaine d’années[1] le laisserait penser. Or, lorsque l’on se veut critique, il est de coutume d’attribuer à Descartes le moment décisif qui déterminera l’occultation moderne de l’animal en tant que tel. En nous appuyant spontanément sur les animaux pour définir ce que nous ne sommes pas ou ce que nous ne devrions pas être, de la « bêtise » à la « bestialité », nous nous comportons « le plus souvent à notre insu »[2] comme des cartésiens. Relisons par conséquent un passage emblématique du Discours de la méthode où s’exposerait la thèse fameuse de l’« animal-machine » :

[…] on voit qu’il n’en faut que fort peu pour savoir parler ; et d’autant qu’on remarque de l’inégalité entre les animaux d’une même espèce, aussi bien qu’entre les hommes, et que les uns sont plus aisés à dresser que les autres, il n’est pas croyable qu’un singe ou un perroquet, qui serait des plus parfaits de son espèce, n’égalât en cela un enfant des plus stupides, ou du moins un enfant qui aurait le cerveau troublé, si leur âme n’était pas d’une nature différente de la nôtre. Et on ne doit pas confondre les paroles avec les mouvements naturels, qui témoignent les passions, et peuvent être imités par des machines aussi bien que par les animaux. […]  C’est aussi une chose fort remarquable que, bien qu’il y ait plusieurs animaux qui témoignent plus d’industrie que nous en quelques-unes de leurs actions, on voit toutefois que les mêmes n’en témoignent point du tout en beaucoup d’autres : de façon que ce qu’ils font mieux que nous ne prouve pas qu’ils ont de l’esprit : car, à ce compte, ils en auraient plus qu’aucun de nous, et feraient mieux en toute chose : mais plutôt qu’ils n’en ont point, et c’est la nature qui agit en eux, selon la disposition de leurs organes : ainsi qu’on voit un horloge, qui n’est composé que de roues et de ressorts, peut compter les heures, et mesurer le temps, plus justement que nous en toute notre prudence.[3]

Autrement dit, bien que l’animal puisse ne pas manquer de savoir-faire, son être sensible dénué de parole apparaît dépourvu d’esprit et s’en trouve réduit, retiendra la tradition, au mouvement-réflexe. L’animal-machine agit et souffre mais il est incapable de se représenter les actions et la souffrance qu’il vit. Il est incapable de l’abstraction qui rapporte les sensations à un « je » et dont témoigne la parole. « [On] voit que les pies et les perroquets peuvent proférer des paroles ainsi que nous, et toutefois ne peuvent parler ainsi que nous, c’est-à-dire, en témoignant qu’ils pensent ce qu’ils disent… »[4]Le sujet a priori humain se fonde alors sur une puissance d’abstraction qui arrache l’être à la nature ou l’étendue, laquelle devient l’objet de pensée d’un « moi ». Privé de raison, enfermé dans son espèce, l’animal assoie la dignité humaine… Toutefois notre commentaire, par trop classique, devrait être nuancé. Descartes, en effet, n’affirme pas vraiment que les animaux soient dénués d’esprit, il affirme surtout que rien ne prouve qu’ils en aient un. Prendre les animaux pour des machines ne veut pas dire qu’ils le soient réellement mais que l’on peut s’en contenter. Le philosophe se veut d’abord prudent avant d’adopter quelque position de principe que ce soit. Il n’empêche : toute une tradition dite « cartésienne » s’emparera de ce qui se verra transposé en paradigme de recherche.

Notons encore que ce dualisme entre substance pensante et substance étendue, une fois institué (au sein de l’institution philosophique), s’est destiné, depuis le XVIIème siècle jusqu’à nos jours, aux voies de son impossible résolution. D’un côté (aveugle à l’autre côté) de la ligne de front, l’idéalisme ou le psychologisme pour lequel l’intériorité seule confère du sens aux choses dont je ne sais si elles existent vraiment, tel un frôlement fantomatique. De l’autre, doctrine aujourd’hui écrasante et expliquant le retour au galop d’une spiritualisation de « la nature » sous la forme pratique d’un néovitalisme prodigué par l’écologie médiatique, le matérialisme qui pense naturaliser « l’esprit » et que représentent les neurosciences. Celles-ci, où l’idée de « cerveau électronique » n’est plus seulement une comparaison imagée et directrice, s’inscrivent dans le droit fil de « l’animal-machine »[5] dont la thèse suppose une continuité entre le fonctionnement du cerveau des mammifères et des hommes. Et comment la science mécaniste aurait-elle pu ne pas se laisser fasciner par les invariants mathématiques qu’elle dégageait du vivant au point d’en faire les emblèmes de l’être — et donc de l’esprit (chez l’être humain) ? En vertu du dualisme et parallèlement à l’idéalisme, de la cause nécessaire (le cerveau) devait dépendre l’être-capable dans les représentations scientifiques. Comment la supériorité des machines à calculer face au calcul « à la main » (dont la machine arithmétique de Pascal se distingue par la programmation de règles opératoires[6]) ne pouvait-elle pas sembler concrétiser la supériorité même de la pensée ?

Pour l’herméneute visant notre modernité donc (qu’elle s’oppose idéellement à l’animal ou qu’elle considère matériellement l’homme comme une combinaison animale réussie), l’animal privé de la pensée et de la parole, au lieu de lui-même, en dit long sur l’homme ou les préjugés de l’humanisme rationaliste — et cette conception négative, que traduit un sujet dominant théoriquement le monde animal, semble justifier de la sorte une certaine violence industrielle, chimique ou génétique[7] sur les animaux. L’arraisonnement (Gestell) se sent convoqué là où la raison fait défaut et met la nature en demeure de dévoiler ses lois mathématiques. Nature qui dans son manque même est d’ores et déjà produite par la raison raisonnante qui l’inspecte, en ce qu’elle est tenue de lui rendre des comptes.[8] La question est alors de savoir comment nous pouvons fonder la nécessité du « bien-être » animal sans que cette éthique ne paraisse relever d’un vécu (subjectif), d’une sensibilité personnelle qui n’aurait pas voix au chapitre scientifique.

Afin d’échapper au renvoi désespérant du sujet par l’objet et de l’objet par le sujet, il apparaît que la recherche doive se faire selon un certain style qui accomplit ce qui est à signifier, dans une simultanéité entre l’expression et le sens. Il apparaît donc que la réflexion éthique doive s’articuler à une écriture phénoménologique en ce que celle-ci cherche originellement à dépasser l’idéalisme et/ou le psychologisme comme le matérialisme. Dialoguant avec la biologie et la zoologie, la phénoménologie a en effet éclairci la notion de « comportement » qui doit nous permettre de préjuger le moins possible de l’être des animaux.[9] Renvoyant dos à dos matérialisme et intellectualisme, Merleau-Ponty écrit dans La structure du comportement :

On distingue traditionnellement des réactions inférieures ou mécaniques, fonc­tion, comme un événement physique, de conditions antécédentes et qui se déroulent donc dans l’espace et le temps objectifs, — et des réactions « supé­rieures » qui ne dépendent pas des stimuli matériellement pris, mais plutôt du sens de la situation, qui paraissent donc supposer une « vue » de cette situation, une prospection, et n’appartiennent plus à l’ordre de l’en soi, mais à l’ordre du pour soi. L’un et l’autre de ces deux ordres est transparent pour l’intelligence, le premier pour la pensée physique est comme l’ordre extérieur où les événements se commandent l’un l’autre du dehors, le second pour la réflexion est comme l’ordre de l’intérieur où ce qui se produit dépend toujours d’une intention. Le comportement, en tant qu’il a une structure, ne prend place dans aucun de ces deux ordres.[10]

C’est la notion de « forme » qui permet à la phénoménologie — rejoignant l’anthropologie médicale de Viktor von Weizsäcker qui, le premier, définit le comportement comme « un dedans vu du dehors »[11] — de proposer une compréhension adéquate de la conduite organique. Par forme (Gestaltung), il faut entendre le jeu d’échanges incessants entre un organisme et son milieu, entre l’intérieur et l’extérieur de l’organisme qui apparaissent tous deux comme participant à une même structure, à un même style. Ce jeu d’échanges donne lieu à une transformation constitutive qui ne saurait faire simplement l’objet d’une série de mesures (comme pour la substance étendue), mais sans que l’on soit reconduit pour autant « à l’antithèse intellectualiste »[12] puisque, si le mouvement de l’organisme ne s’insère pas dans un milieu préalable (un espace objectif), si l’organisme aménage, « s’approprie » son milieu, la forme du vivant n’émerge que par la manière qu’il a de s’offrir à son milieu. Ainsi, l’écriture phénoménologique consisterait à rendre compte des unités de sens relativement individuées les unes par rapport aux autres, car non hypostasiées, isolées et disséminées au sein d’un espace objectif, lesquelles constitueraient la texture même du vivant, délivré des projections anthropomorphiques. Mais compte rendu qui prendrait conscience de ce que les animaux, énigmatiquement, ne nous diraient pas, ceux-ci nous éveillant de la sorte à l’aventure de la pensée dans l’ouverture de laquelle prendrait forme ce qui est à signifier. Forme d’une formation qui ne serait pas chose toute faite, à disposition, prête à l’emploi, et porterait dès lors la trace de son énigme constitutive à laquelle se rendrait attentive, à nouveau, la philosophie de cette manière provoquée. En somme, on l’aura compris, la forme en formation de la pensée est pour nous la forme en formation de ce (dont elle est pensée) qui se réfléchit comme question dans la perspective de laquelle se profile du sens. « La conscience philosophique, écrit précisément Henri Maldiney, fait ce qu’elle dit, c’est là son sens propre. »[13]

Sur le rapport de l’animal avec son milieu, inspiré par les recherches du biologiste Jakob von Uexküll, l’un des plus grands précurseurs de l’éthologie contemporaine, Heidegger va s’étendre lors du cours de 1929-30 qu’il dispensera à l’université de Fribourg et qu’il intitulera Les concepts fondamentaux de la métaphysique, Monde-Finitude-Solitude[14]. Or la recherche heideggérienne apparaît refondatrice en ce qu’elle part d’une  phénoménologie de l’organisme qui le différencie de l’instrument et met en cause ainsi la confusion cartésienne de l’animal-machine, toute une tradition. Mais, nous allons le voir, la thèse que poursuit Heidegger — qui développe davantage une métaphysique d’inspiration phénoménologique — demeure par trop massive en ce qu’elle creuse un véritable abîme entre l’animal et l’homme, celui-ci susceptible dès lors de se faire encore accuser pour s’être fait valoir au travers de l’exclusion. Tandis que la tradition métaphysique moderne commence avec l’homme pour revenir à lui par exclusion de l’animalité, l’enjeu inouï consiste à pouvoir penser la vie animale dans sa singularité tout en articulant cette singularité à une différence dans le passage (qui à la fois sépare et réunit) de l’animal à l’homme. Aussi le cours de 1929-30 consacré en grande partie à l’animalité s’avère « passionnant » pour une autre raison. Car l’aporie heideggérienne qui met potentiellement en demeure le penseur de reprendre le travail sur l’animalité dans une nouvelle direction (ou profondeur) s’est offerte notamment à deux voies hétérogènes dont l’optique de chacune se montre ou devrait se montrer cruciale en matière d’éthique animale. Le premier regard que nous allons évoquer est celui de Giorgio Agamben dont le texte L’ouvert[15] est cité aujourd’hui à peu près partout là où la question animale s’impose. Le second est celui de Marc Richir, l’un des plus grands représentants de la phénoménologie post-husserlienne qui a su se défaire de la fascination exercée par Heidegger et de la métaphysique déconstructiviste qui l’a suivi (et occupe toujours les penseurs à la mode), pour exposer une refonte et une refondation de la phénoménologie dont la rigueur n’a d’égale que sa complexité (une complexité de rigueur qui exige de la pensée beaucoup de souplesse).

Chez Richir, l’« animalité » fait principalement l’objet d’un chapitre dans Phénoménologie et institution symbolique (pp. 223-285). Or, si la voie richirienne, qui consiste à reprendre Heidegger en éprouvant l’abîme creusée par le métaphysicien, tient ses promesses en direction d’une attention à la singularité animale, il nous paraît essentiel — eu égard à la question et étant donné le retentissement du texte (d’Agemben) — de mettre en lumière l’imposture que constitue la voie agembénienne qui, comme le remarque justement Estelle Ferrarese[16], sous couvert d’enrayer la « machine anthropologique »[17] qui ne cesserait de faire violence au monde animal — ne dit « rien » au sujet de l’animal et n’a au fond besoin de lui que pour mieux tirer connaissance de ladite machine.

En d’autres termes, une éthique du vivant guidée comme il se doit par la prudence veillera, contre l’air du temps, à ne pas mettre le doigt dans l’engrenage d’une rage déconstructiviste obsédée par l’humanisme rationaliste — au point d’instrumentaliser ce qu’elle semblait désigner comme une victime. À la posture rhétorique postmoderne captive des mots et de leur marge censée les trembler, qui n’est jamais que la sophistication du sophiste, nous préférerons l’authentique patience du phénoménologue qui endure et traverse la question en la réinterrogeant, plutôt qu’en déclarant péremptoirement la fin interminable de la philosophie-métaphysique dans une cascade de jeux de mots où l’on parle pour ne « rien » dire.

II. Le rapport heideggérien de l’animal à son milieu[18]

Le préjugé cartésien dont Heidegger cherche à se départir concerne l’amalgame de l’organisme et la machine suscité, peut-être malgré lui, par le Discours de la méthode :

Et si je m’étais ici particulièrement arrêté à faire voir que, s’il y avait de telles machines, qui eussent les organes et la figure d’un singe, ou de quelque autre animal sans raison, nous n’aurions aucun moyen pour reconnaître qu’elles ne seraient pas en tout de même nature que ces animaux […].[19]

Mais il convient d’abord de ne pas confondre « machine » et « outil ». La machine est bien plutôt un complexe d’« instruments » qu’un outil compliqué. Si tous les outils sont des instruments, l’inverse n’est pas vrai. L’essence de l’instrument est d’être « utile à quelque chose », l’essence de l’outil d’être utile « pour un travail » (p. 227). Or toutes les machines ne s’inscrivent pas dans une chaîne de production. Il convient ensuite de se demander si un « organe » a le même sens qu’un instrument. Un œil sert-il à voir comme un porte-plume sert à écrire ? À première vue, on pourrait affirmer que là où le porte-plume est en tant qu’il se rend disponible à la capacité d’écrire, l’œil possède en lui-même la capacité de voir.

Du moins est-ce ainsi en apparence, car Heidegger ajoute aussitôt que ce ne peut-être le cas, puisqu’un œil pour soi n’est justement pas un œil : un œil détaché de l’organisme est, dirons-nous, une abstraction ou un œil mort (celui de l’anatomie), l’abstraction, précisément, de l’instrument. (p. 230)

L’organe n’a donc la capacité que dans la mesure où il s’inscrit dans un organisme. L’organe  n’a pas la capacité, c’est l’organisme, l’être-capable, qui a l’organe dont l’être n’est pas d’être « utile à quelque chose » mais d’être « au service de la capacité qui le constitue » (Heidegger cité p. 232). L’organisme, à commencer par l’amibe où les organes se forment momentanément en fonction du besoin, ne se sert pas de son organe, il forme lui-même son organe — c’est-à-dire dans une formation qui « n’ouvre à aucun temps et à aucun espace » (p. 233) comme l’aurait le projet d’une pensée qui disposerait d’un instrument d’ores et déjà apprêté. L’être-capable qui s’approprie son organe en rendant possible le service de cet organe est capable « de se placer lui-même à l’avance en lui-même, dans le en-vue-de-quoi. » (Ibid.) Il n’y a d’organisme que dans cette capacité à se dé-placer en soi-même ou à se précéder toujours déjà soi-même — c’est-à-dire sans un temps dans l’espace ni un espace dans le temps — « pour s’exercer, à travers l’organe qu’elle met à son service, en vue d’elle-même. » (Ibid.) Autrement dit, à la différence de l’instrument, l’organe pousse en tant qu’il est poussé au service de l’organisme qui se l’approprie en vue de soi-même. Or la notion de « poussée » qui s’avère déterminante pour la compréhension de l’être de l’animal en ce qu’elle met en jeu l’ordre « pulsionnel ».

Cette auto-propulsion et cet être propulsé vers ce dont il est capable n’est possible, pour ce qui est capable, que si l’être-capable en général est pulsionnel. Il y a capacité là seulement où il y a pulsion.[20]

Si la capacité se déplace en soi-même, elle « ne se quitte pas pour se rattraper » (p. 240), sous peine de perdre son caractère de poussée dans ce qui apparaîtrait comme une reprise de soi-même. Anticipant le besoin qui pourrait la mettre en retard sur elle-même, elle n’a pas à se reprendre. Aussi, aucune pulsion n’apparaît détachée d’une autre pulsion dont l’écart marquerait comme un temps d’hésitation, mais chaque pulsion apparaît dans son entraînement vers les autres. Le « soi » de l’organisme ne connaît pas de « dehors » qui ouvrirait une conscience ou une réflexion : il est absorption en soi, implication de soi dans un cercle dont il n’occupe pas le centre (ce qui le constituerait comme « dedans » et par suite ouvrirait un dehors) mais la périphérie, « c’est lui qui trace l’anneau où il se tient. » (p. 251) Or, il en va de même pour le comportement animal « qui est en soi un être rendu capable » (p. 243).

Le fait d’être poussé, et d’être poussé (Zu-getriebenheit) de poussée en poussée tient et pousse l’animal en un anneau (Ring), au-dessus et en-dehors duquel il ne saute pas, mais à l’intérieur duquel quelque chose est ouvert pour l’animal. (p. 247)

Que signifie cette « ouverture » à l’intérieur du cercle de l’être-périphérique ? L’animal ne peut adopter un comportement que parce que le comportement s’approprie « le domaine possible de ses effectuations » (p. 237) et « sait » ainsi d’ores et déjà comment se comporter. En ce sens, insiste Heidegger, le comportement est pris en lui-même : « cette prise de comportement est capture comportementale comme capture (Eingenommenheit) de l’animal en soi. » (p. 243) Mais « la capture comportementale n’est pas seulement capture par le comportement, elle est aussi capture par les éléments de l’environnement avec lesquels le comportement est en rapport. » (pp. 246-247) C’est ici que s’établit le lien essentiel entre l’organe et la « prise de comportement » dans la mesure où cette notion permet à Heidegger de rendre compte de l’« excitabilité » de l’être vivant. Ce n’est pas en vertu de quelque excitabilité d’un objet biologique que l’organisme est capable en effet de s’ouvrir à un environnement[21]. Il convient de mettre en lumière une relation préalable entre ce qui est susceptible d’exciter l’organisme et l’ouverture de celui-ci à son environnement (Umwelt). Autrement dit, cette relation préalable doit avoir le caractère de la « pulsion » si nous voulons comprendre comment quelque chose d’environnemental peut éveiller le comportement. Étant entendu que la pulsion, prise en elle-même, selon Heidegger, ne constitue pas une « impulsion » mais est de prime abord inhibée et a besoin d’être activée par un désinhibiteur.

En concevant l’animal comme étant primordialement inhibé, pris en lui-même, Heidegger renverse un axiome fondamental de la conception hégélienne de l’humanité comme inhibition en soi de l’animalité et, en vérité, il détruit complètement notre conception usuelle de l’animalité. Traditionnellement, les animaux sont caractérisés par des tendances (Hin-zu) et des impulsions (Drang) effrénées qui les poussent à agir de telle ou telle manière. Souvent même, le terme d’animalité est synonyme d’impulsivité en ce qu’il fait référence à une force active, une force vitale ou irrationnelle, à une puissance déchaînée, à un surplus d’énergie – énergie bouillant également à l’intérieur des hommes, mais que l’humanité serait parvenue à maîtriser, à nier, à sublimer, à transcender.[22]

Mais si l’inhibition explique l’excitabilité, celle-ci implique en soi la possibilité d’une désinhibition. En réalité, la prise de comportement et ce sur quoi s’ouvre le comportement  « forment un seul et même cercle qui se parcourt lui-même. »[23] La pulsion, à même sa tension, anticipe sa désinhibition en ce que l’« autre » ne touche l’organisme qu’à titre de déclencheur d’un comportement spécialisé. À travers la pulsion, l’autre répond d’ores et déjà au comportement qu’il déclenche. L’environnement de l’animal n’est de la sorte constitué que de ce qui est pertinent pour lui. « L’animal et l’environnement jouent donc comme deux pôles en quelque sorte transversaux par rapport à la ligne que constitue l’anneau […]. » (p. 249) Et nous retrouvons naturellement la figure du cercle dans l’entraînement d’une « rencontre » pulsionnelle à l’autre, c’est-à-dire « sans délai et sans répit. » (p. 252) Pour l’illustrer, Maldiney cite ici von Uexküll de qui Heidegger a beaucoup appris (même si le passage que choisit Maldiney est tiré d’un ouvrage postérieur au cours de 1929-30).

La tique ne peut vivre que du sang d’un mammifère de passage. Son organe de perception est excité par… (et ne peut l’être que par…) les exhalaisons d’acide butyrique provenant des follicules sébacés du mammifère. « Des processus dans l’organe de perception déclenchent dans l’organe de l’action les impulsions qui suscitent le relâchement des pattes et la chute. La tique qui se laisse tomber confère aux poils touchés du mammifère le caractère actif du heurt qui déclenche de son côté un caractère perceptif tactile par lequel le caractère olfactif d’acide butyrique va être éteint. Le nouveau caractère perceptif déclenche un mouvement d’exploration, jusqu’à ce qu’il soit à son tour supprimé par le caractère perceptif chaleur, lorsque la tique parvient à un endroit dépourvu de poils, qu’elle commence à perforer. »[24]

Nous le voyons, de même que l’organisme et son environnement entrent d’ores et déjà en résonnance, à un certain type de comportement répond dans une succession déterminée la désinhibition d’un autre comportement. Il en résulte que « l’être ouvert de l’animal n’est en fait qu’être ouvert à ce qui désinhibe » (p. 250). Ce qui dans le cas de la tique réduit son environnement à trois caractéristiques : l’odeur de l’acide butyrique, la texture de la peau des mammifères et la chaleur propre à ceux-ci. Et chaque trait de l’environnement d’être si exclusivement mis au service de l’organisme que sa mobilisation revient finalement à l’écarter comme tel, c’est-à-dire à ne pas s’ouvrir à son altérité en tant qu’une chose, dans l’optique heideggérienne, n’est pas une autre, se réfère à l’autre et prend sens dans une situation d’ensemble. D’où la thèse qui sert de fil rouge à l’exposé de Heidegger : « La pierre est sans monde, l’animal pauvre en monde, l’homme est le plasmateur du monde »[25]. Pris par son comportement et par ce qui le déclenche, l’animal n’a pas la possibilité — c’est-à-dire, à ce niveau, le temps — de percevoir « en tant que tel » ou « comme tel ou tel » ce à quoi il est porté. Selon Heidegger, l’animal est privé de la prise de recul qui s’offre en propre à l’homme et ouvre à toute la richesse d’un monde au large duquel la stricte capacité d’exciter se voit suspendue, recul par lequel un Umwelt (dont le préfixe « um » exprime la complémentarité entre l’organisme et son milieu) qui ne fait jamais que succéder à un autre Umwelt — devient un Welt, unique et d’ores et déjà-là, ensemble signifiant de structures référentielles, au beau milieu duquel l’homme se sent situé. « Si plantes et animaux sont privés de langage, écrit Heidegger, c’est parce qu’ils sont emprisonnés chacun dans leur univers environnant, sans être jamais librement situés dans l’éclaircie de l’Être. »[26]

La différence entre l’animal et l’homme est donc, selon le cours de 1929-30, on ne peut plus radicale en ce que, contrairement à l’homme qui est d’ores et déjà du côté de l’être qui s’adresse à l’homme, lequel peut ainsi l’exprimer dans un langage qui rassemble sans figer (l’ensemble signifiant vient « en mots » dont l’être est de faire advenir le sens en faisant signe), l’organisme n’est tout simplement pas impliqué dans l’être de l’étant : il est exclu de la phénoménalité de l’étant. Il ne jouit pas de cette compréhension pré-ontologique qui nous rapporte à l’être comme l’horizon à partir duquel peuvent se manifester et venir pour nous à la parole les étants comme tels. Il n’a pas la parole — à partir de laquelle quelque chose se montre « en tant que » quelque chose — où s’articule la compréhension qui constitue de la sorte une temporalisation en ce qu’elle se dépasse vers l’être qui l’a chargée de le dire à travers une configuration inédite. L’animal vit donc hors de la différence ontologique. Précisons ici puisque cela s’avèrera utile pour la suite, que cet appel de l’être qui a d’ores et déjà chargé l’être-au-monde d’une compréhension de soi comporte en soi une ouverture et une fermeture. L’être nous appelle dans la mesure même où il se retire. La retraite, le voilement ou l’oblitération de l’être possibilise notre attirance vers lui. Dans l’accès à l’être qui dépend de l’être, l’être se retire comme ce qui se donne en tant qu’impensé.

Eu égard au questionnement éthique, quel bénéfice tire-t-on de l’analyse heideggérienne ? Rien de moins, il nous semble, que l’établissement d’un soi ou d’une individualité animal dans la mesure où l’organisme en tant que tel se structure soi-même, constitue un auto-mouvement dans l’unité d’un comportement rapporté à son milieu. Mais se posent immédiatement ici une série de difficultés que nous ne pouvons pas écarter.

Premièrement, la notion de « pauvreté » en monde de l’animal, liée au caractère pulsionnel de l’organisme qui écarte ce qui n’est pas pertinent pour lui et pour lequel ne persiste pas ce qui l’était, apparaît, au terme de sa longue analyse, problématique pour Heidegger lui-même :

« Cette caractérisation de l’animalité par la pauvreté en monde n’est pas originaire (genuine), elle n’est pas tirée de l’animalité elle-même et elle ne reste pas dans les limites de l’animalité, au contraire la pauvreté en monde est un caractère défini par comparaison avec l’homme. Ce n’est que du point de vue de l’homme que l’animal est pauvre en monde, mais l’être animal n’est pas en soi un être privé de monde. »[27]

Dès lors, pour l’herméneute Françoise Dastur, les scrupules de Heidegger qui viennent renforcer l’abîme entre l’homme et l’animal échappant absolument à notre compréhension, puisque nous ne partageons absolument pas le même monde, doivent être entendus non pas comme l’échec d’une pensée empêtrée dans la métaphysique anthropocentrique, mais comme l’appel, à même cette dé-prise de la compréhension, à considérer l’animal dans sa radicale différence[28]. L’analyse s’achèverait donc à même son propre inachèvement et ne serait rien d’autre qu’une chance pour l’animal… Pour notre part, nous n’emprunterons pas — du moins pas totalement — cette voie qui accompagne une énigme. Nous ne pensons pas que toute compréhension se résoudrait à un asservissement de l’être, précisément parce qu’elle est originairement une expérience d’empathie et qu’elle peut maintenir la différence au sein de sa manifestation. Mais cela implique que nous ayons à réduire l’écart apparent entre le milieu animal et le monde humain. Pour l’instant et pour répondre à la première difficulté, nous pourrions avancer que Heidegger, captif de sa prise de conscience relative à une caractérisation métaphysique, oublie là toute la positivité de l’être-animal qu’il a lui-même mis en lumière et qui n’est pas le simple fait « d’une considération déconstructive »[29]. Reconnaître que c’est l’homme qui procède à une « mise à l’écart » épistémologique (et non pas phénoménologique) ne réduit pas pour autant l’unité de « forme contrapuntique »[30] (au sens musical) entre le comportement et son milieu — en laquelle l’organisme s’approprie la désinhibition — au fait d’une opération de soustraction effectuée sur l’ouverture du monde humain. Le sens aigu de l’observation, avant de se réfléchir en soi et d’interroger sa méthode, est suscité par ce qui le dépasse, ne fait que passer, disparaît dans son apparition et éveille ainsi le regard à soi-même. En réalité, l’hésitation de Heidegger a un sens plus profond que la signification prêtée par le philosophe à son sentiment, mais pour le comprendre, il faudra nous doter d’autres outils d’analyse.

Une deuxième difficulté beaucoup plus sérieuse cette fois concerne la conception organique de la vie qui ne ferait apparaître que « la vie-en-général », sur fond de laquelle on ne voit pas ce qui distingue l’être-animal de l’être-végétal. Nous devons à Christiane Bailey d’avoir soulevé avec acuité l’erreur heideggérienne qui consiste à pousser la déconstruction (de la pulsion appréhendée traditionnellement comme impulsion) jusqu’à la destruction de l’animal en tant que tel.

Ontologiquement, l’animalité n’est pas, pour Heidegger, distincte de la végétalité. La vie, c’est essentiellement le biologique : « le fonctionnement du cœur chez l’animal n’est pas un processus autre que le fait de prendre ou de voir » ([Les concepts fondamentaux de la métaphysique, p.] 349). Les comportements des animaux ne sont pas essentiellement différents de la croissance des végétaux et du fonctionnement des organes vitaux : « entendre, voir, prendre, chasser, s’enfuir, dévorer, digérer, etc. –  bref tous les processus organiques » ([Ibid., p.] 349, [C. Bailey] souligne). Et c’est uniquement parce que Heidegger pense les comportements animaux sur le modèle des mouvements tropistiques des végétaux qu’il peut passer sous silence le problème de la relation au temps des animaux, puisque par définition les tropismes sont indifférents à la situation, c’est-à-dire à ce qui venait avant l’excitation et à ce qui viendra après. Ce qui les caractérise, c’est leur indifférence au temps. Un être purement tropistique ou taxique – nous pourrions maintenant dire : purement instinctif –  ne peut absolument rien apprendre ni rien anticiper : il est rigoureusement le représentant de son espèce et n’a pas d’histoire individuelle.[31]

Cela étant dit, si l’analyse heideggérienne paraît rivée à l’indifférence vitale, ne sommes-nous pas en droit de nous poser la question inverse : la métaphysique biologique n’assimile-t-elle pas plutôt l’être-végétal à l’être-animal, occultant ainsi davantage l’être-végétal que l’être-animal ? Car tant il est vrai que le règne végétal est susceptible d’une multiplication consistant en une division de l’appareil végétatif dont chaque partie continue à se développer séparément, nous ne pouvons pas confondre l’unité (entre le comportement et son milieu) qui forme une individualité avec l’être-végétal dont certaines parties détachées peuvent rester vivantes. — Mais il reste vrai que l’« ipséité » animale  ne peut être ramenée à la seule excitabilité. Le tropisme végétal se caractérise par son unidirectionnalité, alors que la taxie attachée à l’orientation animale tient compte de ses capacités motrices qui recouvrent une possibilité de changement impliquant du « temps ». Il est donc vrai,  — et Bailey a parfaitement raison de le pointer — que la phénoménologie heideggérienne demeure insuffisante en ce qu’elle occulte totalement la question du temps chez l’animal. Question pour nous cruciale puisqu’elle ouvre, nous allons nous en rendre compte, à la question même de la souffrance animale.

Nous l’avons vu, l’animal selon Heidegger n’a pas accès au langage, non parce qu’il lui manquerait la raison, mais parce qu’il ne se tient pas dans l’ouverture de l’être. Autrement dit, la coïncidence dans le comportement entre la capacité et son effectuation prive l’animal d’un excès en phénoménalité — et donc de langage. Toutefois, au lieu de rejeter en bloc cette thèse par trop massive, il convient davantage selon nous d’être attentif aux failles qui s’y feraient jour, afin d’y articuler de nouveaux aspects (de l’animalité), — inattendus —, dont les possibilités se rapporteraient ainsi au noyau heideggérien en le « dépassant ».

À cet égard, il nous paraît intéressant d’évoquer les remarquables travaux d’Erwin Straus qui, contrairement à Heidegger, ne semble pas préjuger de la possibilité d’une compréhension animale et rend compte, du même coup, d’une différence appuyée entre l’animal et le végétal.

La croissance et la maturation sont des processus inhérents à l’organisme qui exigent que certaines substances soient intégrées et métabolisées. Toutefois, dans la vie animale l’ingestion et l’exécration se réfèrent à un ordre de relation au monde totalement différent de celui qui caractérise l’existence végétale, un ordre de relation qui doit être décrit comme une union et une séparation, mieux, comme un s’unir-à et un se séparer-de. C’est à cette relation au monde du s’unir-à et du se séparer-de et à toutes ses réalisations dans le s’ouvrir et le se-fermer à l’autre, qu’est subordonnée l’expérience vécue primaire de la vie animale. En ce qui concerne les formes supérieures de la vie animale, nous accédons à la connaissance de ce niveau de relation à partir du monde même dans lequel s’établit entre l’animal et nous une compréhension réciproque ; pour les formes inférieures, nous pouvons inférer à sa vraisemblance par voie d’analogie.[32]

Détaché du règne végétal, l’être-animal — c’est-à-dire l’être « sentant » qui n’est plus seulement « être-pris-par » —  est mû par une compréhension dont l’esthétique élémentaire est saisie de l’attrayant et de l’adversif qui met en jeu précisément une forme de discrimination élémentaire. Phénoménologiquement, ce n’est pas en vertu d’organes sensoriels que la chose est sentie attrayante : l’attraction a lieu à même la possibilité de l’approcher ou du s’ouvrir, c’est-à-dire à même une compréhension dans le contexte immédiat de son action. Or, sentir l’attraction, c’est la sentir maintenant « à l’endroit particulier et dans le présent particulier et fugace de sa survenance »[33], mais « sous le mode du n’être-pas-encore-un avec cela, c’est-à-dire dans la possibilité du changement de l’approche et de l’union. »[34] Autrement dit, selon Straus, le « monde » de la compréhension du sentir possède toujours la structure de l’Umwelt — en tant que la chose se rapporte à un appétit qui l’anticipe —, mais l’organisme sentant ne se déploie pas périphériquement, son environnement est déterminé « par un centre qui est le spécifique du lieu d’occupation active de l’animal »[35]. L’appétit est pris dans la double possibilité de l’effroi ou de l’attrait qui fonde l’empathie.

Un oiseau en cage qui ne peut se dérober lorsque quelqu’un s’approche de lui, ne comprendra pas longtemps l’attitude amicale de l’homme dans son environnement.[36]

La compréhension du sentir implique bien alors une sorte de temporalisation. « Tous les objets du sentir ont un horizon temporel en ce sens qu’ils transcendent le présent dans la direction du futur. »[37] Le phénoménologue ouvre ainsi la porte à la reconnaissance authentique d’une inquiétude et donc d’une souffrance animale.

Cette cassure dans l’immédiateté des échanges entre l’organisme et son milieu fait naître, d’une part, un monde, d’autre part, un Soi, une ipséité plus accusée, en tant qu’elle est affectée au sens propre du terme, et en rapport avec elle-même par le détour d’une médiation dont les formes ne lui sont pas données par la nécessité, mais bien par la contingence qui accompagne une vie libre, capable de mouvement spontané.[38]

Toutefois, l’être-en-transition qui se vit comme incomplétude n’apparaît pas dans la description qu’en fait Straus sans quelque ambivalence qu’illustre la proposition suivante. « Tout acte de séparation ou d’union est déjà, à l’ordre de l’immanence, un être-mû, mieux, un être-en-mouvement. »[39] D’un côté donc, c’est dans la communauté fugace de l’instant « que l’animal est enfermé toute sa vie. »[40] De l’autre, « [le] sentir possède sa propre structure spatio-temporelle »[41]. Certes, l’« enfermement » animal dans la description straussienne se dit eu égard à la possibilité de la connaissance objectivante de l’homme : « le sujet-sentant ne parvient pas à un point de vue en dehors du monde des phénomènes. »[42] Mais la difficulté subsiste : comment ce qui est « uniquement à sa place » et « dans son temps »[43] peut-il sortir de sa propre immanence tout en y persistant ? Certes, Straus ne pense pas (ou plutôt croit ne pas penser) le maintenant du sentir comme un maintenant ponctuel : ce dernier « ne désigne pas en effet l’expérience temporelle immédiate du devenir, c’est-à-dire la transition du futur au passé à travers le présent. »[44] Mais la difficulté subsiste : la conception du temps comme écoulement (mélodique) ne rend pas compte des « écarts » où s’articule la temporalisation. Si le maintenant qui survient est destiné à passer et était annoncé par le maintenant qu’il chasse de la présence, futur et passé se ramènent au même. Il en résulte que l’être-en-transition demeure voué en quelque sorte à la capture comportementale « où rien d’autre ne règne […] que l’automatisme de répétition » (p. 251).

Il convient donc d’affiner la description en nous interrogeant à nouveau. Comment penser l’esthétique élémentaire de la compréhension animale qui ne relève à proprement parler ni de l’Umwelt ni du Welt ? Comment penser la structure spatio-temporelle propre au sentir ? Mais une autre question se pose immédiatement : le sentir animal et le sentir humain se recouvrent-ils totalement ? Le sentir animal doit-il, une nouvelle fois encore, répondre à une réduction en tant que réduction du sentir humain toujours déjà habité par des signes ?

Tandis que l’analyse heideggérienne distingue entre la capacité où se joue la capture comportementale et la possibilité où se joue une compréhension pré-ontologique de l’être qui en appelle à sa compréhension linguistique, laquelle n’est pas de soi objectivante, — Straus, de son côté, distingue entre une compréhension pré-linguistique à laquelle est voué le sentir animal comme humain et sur laquelle se base le sujet connaissant (dont le premier moment, chez Sraus, est la perception).

La compréhension de l’animal, nous dit Straus, est une compréhension symbiotique. L’animal comprend tout ce qui est expression et expression-de-soi. Cependant, il ne saisit pas ces expressions à la façon de signes isolés liés à des objets dans leur altérité extérieure […].[45]

L’alinguistique résiste à toute tentative de compréhension de soi, nous dit-il un peu plus loin. Tout ce qui a été structuré et pensé préalablement par le langage masque ce qui est expériencié au niveau alinguistique dès que nous tentons de comprendre nos vécus ou même d’exprimer simplement leur contenu.[46]

Le pré-linguistique — tout autant alinguistique  —, on le voit, est frappé d’ambivalence : il fait souffrir l’animal d’un manque qui apparaît en creux de ce dont l’homme est capable (poser le monde comme tel). Il fait souffrir automatiquement l’animal de son animalité, bloqué en soi par soi — tel un fou qu’il ne peut pourtant pas être (le fou continuant en effet à parler). Toute la question est dès lors de pouvoir reconnaître une esthétique animale à distance de l’Umwelt mais de telle sorte que cette esthétique ne soit pas seulement pré-linguistique et possède ainsi un mode d’être qui lui soit propre. Du coup, si l’on en venait à découpler la compréhension linguistique de sa dimension pré-ontologique — ce qui, formulé ainsi, paraît absurde —, une autre question encore se ferait menaçante : que voudrait dire le langage s’il n’est pas une expression de l’être ?

Straus pressent pourtant ce qu’il n’a pas les moyens de dire et que les travaux précurseurs de Marc Richir nous permettront d’affronter : si la langue masque ce sur quoi elle s’institue, il y a du non-phénoménologique qui s’empare du phénoménologique et que la notion de « négation existentielle »[47] (comme montée à un niveau supérieur), apparaissant tel un deus ex machina, n’explique tout simplement pas. Toutefois, avant d’exposer dans ses grandes lignes la phénoménologie richirienne avec l’animalité comme point de fuite qui flèche notre parcours, il est l’heure, comme annoncé, de nous attaquer à l’analyse de l’homme et de l’animal que pratique Giorgio Agamben dans L’ouvert.

III. L’artifice postmoderne ou l’abandon du sujet

À en croire Agemben, toute la pensée occidentale serait travaillée par ce qu’il nomme la « machine anthropologique ». Celle-ci répond depuis toujours à l’énigme de l’existence ou du réel — en produisant l’être « humain » dans une auto-définition. Comme toute définition, elle paraît tranchante et tranchée. Ainsi, la définition de l’humain implique la production d’un retranchement eu égard à quoi la conscience se pose en s’y opposant : la partie considérée comme « inhumaine » précisément. Dans notre propos, qui tente ici de suivre Agemben, l’opération qui fonde la sphère humaine est la constitution de l’« animalité », mais du point de vue de la sphère politique, elle est, chez les Anciens par exemple, constitution de la « barbarie » ou de l’« étranger », du point de vue de l’éthique contemporaine, constitution de la souffrance inutile ou « coma dépassé », etc.

Si quelque chose dans le vivant doit être exclu pour que la vie « proprement » humaine puisse se qualifier, la partie retranchée n’est toutefois pas simplement exclue — mais « capturée » par cette exclusion même. C’est que la machine anthropologique constitue un pouvoir qui exerce sa puissance à travers l’acte même de l’exclusion. Le « dedans » qui verrouille ses frontières inclut de la sorte un « dehors » toujours actif pour que se perpétue le pouvoir de suspension. En somme, l’homme se dresse dans sa définition comme maître et possesseur de l’état de nature. Certes, l’époque (épochè) des Anciens n’est pas l’époque moderne. La machine des Anciens fonctionne par l’inclusion (en l’homme) du dehors, c’est-à-dire par l’humanisation d’un animal : le barbare, l’esclave, l’enfant sauvage, etc., « comme figures d’un animal à forme humaine. »[48] À l’inverse, la machine des Modernes fonctionne par l’exclusion hors de l’humain de ce qui ne l’est pas encore, par animalisation donc de l’homme : c’est la thèse scientifique de l’« homme-singe » — mais également, un peu plus tard dans l’histoire, la production totalitaire des « cafards » en tant qu’ennemis objectifs du peuple… Cependant, Agamben n’identifie pas de rupture épistémologique véritable entre  Anciens et Modernes. Les époques ne sont en effet que les modalités d’une même machine à l’œuvre.

En tant qu’en elle est en jeu la production de l’humain par l’opposition homme / animal, humain / inhumain, la machine fonctionne nécessairement par une exclusion (qui est toujours déjà une capture) et une inclusion (qui est aussi et toujours déjà une exclusion).[49]

Il en résulte — et l’ironie agembénienne est censée éclater ici — qu’au lieu-même où la machine aurait dû produire de l’identité, claire et distincte, s’appuyant sur une opposition, « la machine produit en réalité une sorte d’état d’exception, une zone d’indétermination où le dehors n’est que l’exclusion d’un dedans et le dedans, à son tour, seulement l’exclusion d’un dehors. »[50] Bien plus, la possibilité du fonctionnement de la machine réside dans son impossibilité-même. La machine ne cesse de fonctionner parce qu’elle ne cesse d’instituer en son centre une zone de confusion, un entre-deux où l’humain qui devait « y advenir est seulement le lieu d’une décision sans cesse ajournée, où les césures et leurs articulations sont toujours de nouveau disloquées et déplacées. »[51] C’est ce point aveugle qui, dans un déplacement perpétuel, agite toute la métaphysique occidentale comme volonté identitaire d’en finir avec l’exception, dont l’écriture agembénienne entend témoigner afin d’enrayer, de rendre « inopérante la machine qui gouverne notre conception de l’homme »[52].

Or, selon Agemben, la « destruction » heideggérienne (que nous avons évoquée plus haut) qui prétend élucider l’essence de l’animalité de manière authentique, n’échappe pas, elle non plus, à l’irréductible ambivalence de la machine anthropologique qui piège l’utilisateur bien au-delà (ou en-deçà) d’une erreur anthropomorphique. Agemben (qui traduit ici par « observation destructive » ce que Dastur traduit par « considération déconstructive ») met l’accent sur l’embarras dans lequel s’empêtre la pensée de Heidegger :

« La difficulté du problème tient au fait que, dans notre manière d’interroger, nous devons toujours interpréter cette pauvreté en monde et cet encerclement qui est particulier à l’animal comme si ce à quoi l’animal se rapportait était un étant et comme si ce rapport était un rapport ontologique qui serait manifeste pour l’animal. Le fait que ce ne soit pas le cas conduit nécessairement à la thèse suivante : l’essence de la vie n’est accessible que sous la forme d’une observation destructive. Mais cela ne veut pas dire que la vie, comparée au Dasein humain, serait de moindre valeur ou d’un degré inférieur. Au contraire, la vie est un domaine qui a une richesse d’ouverture telle que le monde humain ne la connaît peut-être pas du tout » […].[53]

Et si la suspension (destruction) du « comme si », lui-même suspensif, ne se traduisait pas, en réalité, par un rapport (qui ne serait ni une compréhension ni une incompréhension) à l’animalité comme ce qui se retrouverait au centre du regard humain ? Voilà ce qu’Agemben veut nous faire entendre.

Le compte rendu d’Agemben du cours de 1929-30 va faire jouer et va essentiellement jouer sur et avec les « oppositions » : ouverture / fermeture, désinhibition / agir, suspension / saisie. En raison de la capture comportementale, que notre auteur traduit par « stupeur », « l’animal est pour ainsi dire suspendu entre lui-même et le milieu ambiant »[54]. L’être-porté-à plutôt que le porter-à est « une ouverture qui ne dévoile cependant jamais le désinhibiteur comme étant. »[55] Toutefois, Agemben cite malicieusement Heidegger : la stupeur comportementale…

[…] « est en quelque sorte le véritable arrière-plan sur lequel peut […] se détacher l’essence de l’homme. »[56]

Qu’en est-il de l’homme précisément ? Agamben reprend ici, dans le cours de 1929-30 toujours, les analyses heideggériennes de l’« ennui profond » en tant que tonalité fondamentale éclairant l’être-au-monde. Dans l’ennui profond, les choses sont là, mais elles ne nous disent rien. Agamben cite encore Heidegger :

« Ceci veut dire : par cet ennui, le Dasein se trouve placé précisément devant l’étant en entier, puisque, dans cette forme d’ennui, l’étant qui nous entoure n’offre plus aucune possibilité de faire ou de laisser faire. Au point de vue de ces possibilités, l’étant se refuse en entier (es versagt sich im Ganzen). »[57]

Est-ce à dire alors que l’être-au-monde se retrouve « captif » de l’indifférence des choses de la même manière que l’animal est captivé par ce qui ne se manifeste pas ? En apparence seulement.

« L’étant en entier est devenu indifférent. Mais pas seulement. Par là même il y a quelque chose qui apparaît : ce qui a lieu, c’est l’émergence de possibilités que le Dasein pourrait avoir mais qui restent inactives (brachliegende) précisément dans le ‘‘cela vous ennuie’’ et, comme telles, nous laissent en plan. »[58]

Mais la totalité de l’étant qui se refuse ne met pas simplement en question des possibilités. C’est la possibilité même des possibilités qui se voit affectée. En d’autres termes, dans l’ennui profond, c’est la possibilité-même du projet désactivée de ses possibilités concrètes qui se fait pressante, met en demeure l’être-au-monde d’exister en demeurant suspendue dans l’imminence de sa réalisation. À la pointe de l’ennui se révèle la possibilité même de l’être-au-monde en tant que charge qui incombe à celui-ci, d’ores et déjà, sans qu’il n’y puisse rien. L’homme est d’ores et déjà du côté de l’être, avons-nous déjà dit. La profonde indécision humaine ne peut être ainsi confondue, selon Heidegger, avec l’être-suspendu de l’animal en qui quelque chose comme une pure possibilité ne peut ni se dévoiler ni se voiler.

À y regarder de plus près, les choses ne paraissent toutefois pas si tranchées pour Agamben. Au contraire. Si dans l’ennui profond, l’être se dévoile à même son refus, la désactivation du monde par quoi les choses nous laissent indifférents n’est pas une simple suspension : elle est suspension et capture. Accéder au dévoilement, à l’origine du pouvoir-être, être saisi par le fait qu’« il y a quelque chose plutôt que rien », signifie nécessairement, à l’instant même, être captivé par le retrait de l’être. Or, à ce qui n’est « ni une possibilité ni une impossibilité » doit correspondre nécessairement le « ‘‘ni étant ni non-étant’’ du désinhibiteur animal. »[59] De sorte que l’abîme qui semblait séparer l’homme et l’animal est comblé par une différence de degré : « [le] joyau enchâssé au centre du monde humain et de sa Lichtung [dévoilement] n’est que la stupeur animale ; la merveille ‘‘que l’étant existe’’ n’est que la saisie de l’ ‘‘ébranlement essentiel’’ qui est donné au vivant par son être exposé dans une non-révélation »[60]. Au cœur du monde, tandis que « l’homme a pris le risque de suspendre son rapport de vivant avec le milieu »[61], l’animal désinhibe l’homme. Autrement dit, pensant exclure l’animal hors de l’être et de l’étant, Heidegger inclut, malgré lui, l’indifférence ontologique comme ébranlement de l’être-au-monde qui se retrouve suspendu entre lui-même et la capture comportementale.

Le Dasein, écrit Agemben, est simplement un animal qui a appris à s’ennuyer, qui s’est réveillé de sa propre stupeur et à sa propre stupeur.[62]

Le penseur qui se veut postmoderne retourne donc Heidegger contre lui-même en le prenant au mot (cf. notre citation n° 56) : l’ouverture de l’être-au-monde « ne peut être obtenue qu’à l’aide d’une opération effectuée sur le non-ouvert du monde animal. »[63] Mais ce n’est pas tout, l’inclusion de l’animal entre lui-même et l’être-au-monde a un corollaire qui ruine immédiatement la différence de degré que l’on pensait obtenir entre l’homme et l’animal :

En 1929, alors qu’il préparait son cours, Heidegger ne pouvait connaître la description du monde de la tique, qui manque dans les textes auxquels il se réfère et n’est introduite par Uexküll qu’en 1934, dans son livre Streifzüge durch Umwelten von Tieren und Menschen. S’il avait pu la connaître, il se serait peut-être interrogé sur les dix-huit années pendant lesquelles dans le laboratoire de Rostock une tique a survécu en l’absence totale de ses désinhibiteurs. L’animal peut effectivement — dans des circonstances particulières comme celles auxquelles l’homme le soumet dans ses laboratoires — suspendre la relation immédiate à son milieu, sans pour autant cesser d’être un animal ni devenir humain. Peut-être la tique du laboratoire de Rostock garde-t-elle un mystère du « simplement vivant » auquel ni Uexküll ni Heidegger n’étaient prêts à se mesurer.[64]

En dernière analyse, le pouvoir du biologiste qui maintient le vivant sous sa puissance produit l’inconcevable aux yeux de l’optique heideggérienne (observation destructive) : un être « animal » exclu de la capture comportementale et ne révélant rien d’humain. Un être qui survit à l’interruption de la vie, suspendu entre l’humanité et l’animalité. Voilà donc la machine heideggérienne qui au cœur même de sa décision — le d’ores-et-déjà de l’humain affecté par l’être et l’étant — saisie par l’indécidable.

Que conclure de cette animalisation de l’homme et de cette humanisation de l’animal auxquelles conduirait fatalement l’analyse heideggérienne ? Il ressort que l’analyse agembénienne s’avère douteuse à plus d’un titre.

Premièrement, au nom d’une déconstruction de la métaphysique occidentale en tant qu’histoire d’une machination de l’anthropogenèse, Agemben procède à des sauts que nous ne pouvons pas cautionner. La crise de notre époque consisterait en une confusion entre humanité et barbarie. Ainsi, après avoir dévoilé l’ambivalence de la thèse moderne de l’« homme-singe », il suffirait, selon Agamben, « d’avancer de quelques décennies [le] champ de recherche pour, au lieu de cette innocente découverte paléontologique, trouver le Juif, c’est-à-dire le non-homme produit dans l’homme »[65]. Certes, la pensée ne suit pas ici le schéma historiographique de la cause et de l’effet, mais faire en quelque sorte de l’oubli du « réel » (au-delà de l’être et de l’étant) l’écart où se joue d’ores et déjà l’oubli de la machine anthropologique sans cesse déplacée, revient ni plus ni moins à faire d’Auschwitz un « événement » nécessaire puisque l’oubli co-appartient à la manière dont le réel se destinerait à l’homme.[66]

Deuxièmement, dans son compte rendu de L’ouvert,  Estelle Ferrarese observe judicieusement « qu’aucun souci pour celui qui se trouve constitué en Autre par la machine anthropologique, l’animal, ne se dégage de l’œuvre »[67]. La remise en question de l’humanisme obsède bien plutôt Agemben :

[…] si la césure entre l’homme et l’animal passe d’abord à l’intérieur de l’homme, c’est alors la question même de l’homme — et de l’« humanisme » — qui doit être posée de manière nouvelle. Dans notre culture, l’homme a toujours été pensé comme l’articulation et la conjonction d’un corps et d’une âme, d’un vivant et d’un logos, d’un élément naturel (ou animal) et d’un élément surnaturel, social ou divin. Nous devons, au contraire,  apprendre à penser l’homme comme ce qui résulte de la déconnexion de ces deux éléments et examiner non le mystère métaphysique de la conjonction, mais le mystère pratico-politique de la séparation.[68]

Notre auteur ne s’arrête pas sur l’animal, pourtant victime de la machine anthropologique qui le soumet à l’industrialisation et l’expérimentation, parce qu’il ne le peut pas. Examiner le mystère de la séparation signifie, au lieu de chercher vainement de nouvelles articulations, « montrer le vide central »[69] qui sépare dans l’homme, l’homme et l’« autre » avec lequel il lutte, et s’engager ainsi dans la fin interminable de la philosophie qui tournerait à vide, désespérément, dans la « suspension de la suspension »[70]. Du coup, cet autre qu’est l’animal, pourrait tout aussi bien être l’enfant, le barbare, le Juif, l’étranger… L’animal n’est donc ici qu’un prétexte qui sert à nourrir la machine à déconstruire.

Troisièmement, Ferrarese et d’autres[71] relèvent une ambivalence, et c’est un euphémisme, dont la résonnance parcourt l’ensemble du texte agembénien et ne peut que provoquer son ébranlement. Celle-ci éclate en affectant le concept du « simplement vivant » dont l’« animal » garderait un mystère et qu’Agemben nomme ailleurs[72] la « vie nue ». D’un côté, la vie nue incluse, comme dans le laboratoire de Rostock, par une exclusion, est une monstrueuse production de la machine anthropologique. De l’autre, elle est une vie qui « reste plutôt sereinement en relation avec sa propre nature […] comme une zone de non connaissance. »[73] L’enrayement de la machine anthropologique qui tournerait à vide serait alors porteur d’une promesse :

l’homme, le berger de l’être, s’approprie sa latence même, son animalité même, qui ne reste pas cachée ni n’est faite objet de maîtrise, mais est pensée comme telle, comme pur abandon.[74]

Le concept de « vie nue » oscille donc entre un statut éminemment polémique et un statut éminemment positif.  L’ambivalence consiste à vouloir suspendre la machine où se joue précisément l’« entre-deux » en tant que foyer d’un mode d’être postmoderne, où la division elle-même se répète.

Sans doute Agemben a-t-il conscience de cette ambivalence profonde, et sans doute n’en a-t-il cure. Car il en va de l’écriture dite « postmoderne » comme d’« une émission radiophonique qu’on s’obstine à brouiller dans son émission même. »[75] Vouloir sortir de l’ambivalence, ce serait encore se soumettre au pouvoir du cogito. À propos de Derrida, mais cela vaut tout autant pour notre déconstructeur, Levinas écrit : « Nous marchons, en attendant, dans un no man’s land, dans un entre-les-deux qui est incertain même des incertitudes qui, partout, clignotent. Suspension des vérités ! Insolite époque ! »[76] Or, la rigueur philosophique ne peut se contenter d’une logique du simulacre, car, sauf à vouloir assumer une forme de terrorisme intellectuel (ce qui n’est pas exclu), encore faut-il rendre compte du sens de cette suspension de la vérité.

IV. Épochè animale et liberté phénoménologique

La rhétorique agembénienne a au moins le mérite de nous confronter, malgré elle, à un fait qu’il convient de réinterpréter eu égard au châssis heideggérien : l’animal est capable de vivre en l’absence de désinhibiteur. Sauf que ce type de comportement, nous allons l’examiner de suite, contrairement à ce que suggère Agemben, ne se produit pas nécessairement au cœur d’un dispositif technologique dépassé par sa propre « créature ». Notre enquête phénoménologique  se voit donc relancée. Ainsi, Marc Richir va-t-il exposer les résultats de l’éthologie influencée par von Uexküll, en particulier les travaux de Konrad Lorenz qui privilégia l’observation des animaux dans leur milieu naturel, « en les éprouvant depuis la solidité remarquable des cadres fournis par les analyses heideggériennes. » (p. 253)

Le regard amusé des animaux

Soit un oiseau qui s’agite et accomplit tous les gestes de la chasse aux insectes, alors qu’il n’y a aucun insecte dans son champ de vision et qu’il n’a jamais été témoin d’un comportement semblable chez un autre oiseau. En terme d’« instinct », on observe de la sorte une activité qui se déroule « à vide » ou est plongée dans la recherche désordonnée d’une configuration de stimuli correspondante (la « clé » du comportement (p. 250)), une exécution donc d’un mouvement instinctif « spontané », en vertu de l’absence de stimulation environnementale. Il en résulte que le comportement apparaît « distendu » par rapport à l’enchaînement contrapuntique des réponses aux stimulations. La distension en question est appelée en éthologie « comportement d’appétence » (cf. p. 256). L’appétence consiste en une recherche de stimuli susceptibles de déclencher un acte consommatoire en attente. Tributaire de l’aléatoire[77], cette « ouverture » par elle-même à l’environnement explique qu’un acte instinctif puisse être exécuté « à vide ». Le « soi » du comportement indivis dessine alors, dans cette situation où l’animal est motivé par l’exécution de l’acte instinctif lui-même, comme l’enroulement d’un « sujet » en tant que le soi a ici de l’appétit pour son appétit.

Situation […] qui s’intègre bien dans le cadre des analyses heideggériennes, sauf qu’elle implique, de la part de l’animal, une recherche de quelque chose, aussi obscure soit-elle, et aussi poussée soit-elle, aussi, par la désinhibition de la poussée correspondante, dont on voit qu’elle peut être strictement endogène. (p. 257)

Mais le « sujet » livré à cette recherche « obscure » que traduit l’agitation motrice ne se sait pas en tant que tel. Le comportement tourné vers lui-même « se cherche sans savoir ce qu’il est. » (p. 258) Le chat qui se débat dans tous les sens avec lui-même, en se mordant la queue, ne recherche en effet une prise (qui déclencherait son instinct de chasseur) que dans la mesure où celle-ci co-appartient à l’acte instinctif  (dont l’accomplissement assouvit l’appétence) et ne saurait se révéler comme le dehors qui animerait « à distance » un désir en excès sur soi et dans le déphasage duquel s’ordonnerait une conscience. Situation qui correspond encore une fois à l’orthodoxie heideggérienne. En réalité, la « distension » observée ne remet en cause que le caractère massivement inhibé de la pulsion chez Heidegger. Il convient plutôt d’admettre le caractère endogène d’une attente corrélative à une « horloge interne » structurant une périodicité de l’organisme (se réglant néanmoins, et donc pouvant se dérégler, sur des stimuli environnementaux). L’animal n’attend pas, cela attend en lui.[78]

Richir envisage ensuite le concept d’« imprégnation » qui rend compte du comportement des choucas observés par Lorenz. Ces oiseaux ayant vu et senti l’éthologue en sortant de l’œuf, avant tout autre contact, ne pouvaient plus, à l’âge adulte, s’accoupler avec des congénères. Ils restaient auprès de Lorenz. L’imprégnation est ainsi une sensibilisation précoce et irréversible d’un individu à une stimulation telle qu’elle engage chez lui une réponse spécifique. On observe à nouveau comme un « flottement » de la pulsion animale « en avance » sur son désinhibiteur. Cette avance constitue certes « la contingence d’une rencontre, mais qui n’est pas, justement, réfléchie ou reconnue comme contingence » (p. 259). L’être-pris est disposé à se conformer à l’aléatoire. Jusqu’à ce stade des apports éthologiques donc, la conception heideggérienne demeure indiscutable et les sophismes d’Agemben n’en sont que plus patents.

Le problème de l’apprentissage ouvre cependant à quelque chose d’inattendu si nous continuons à prendre en considération le sens de l’être-captivé. Soit un chaton qui joue et exécute rapidement des mouvements de capture, d’agression ou de défense qui paraissent hors du contexte dans lequel ils remplissent habituellement leur fonction. Le comportement ludique indique que sans utilité immédiate un animal peut apprendre « pour apprendre ». A première vue, rien ne semble le différencier d’un comportement d’appétence. Bien que le comportement d’apprentissage soit toujours déclenché par un stimulus, la « finalité » porte sur l’acquisition d’un certain comportement. L’apprentissage, autrement dit, implique la recherche d’un comportement déterminé poussée par la désinhibition d’une poussée en avance sur son environnement. Par ailleurs, il ne se fait pas d’acquisition sans de l’« inné ». Aucun apprentissage ne serait possible s’il n’existait pas de mécanismes « innés » qui permettent d’apprendre. Que l’animal soit capable, rétroactivement, d’apprécier la justesse du comportement exécuté et de retenir la « leçon » c’est-à-dire l’effet rétroactif, suppose une référence qui existe de manière « innée » et assure de la sorte une discrimination spontanée entre réussite et échec. Mais entre l’accomplissement du comportement qui fait l’objet de l’appétence et l’appétence capable de discrimination, s’ouvre « un certain ‘‘délai’’» — qui n’est pas de l’ordre de l’attente périodique à laquelle l’aléatoire donne son empreinte —  : la recherche ne s’effectue plus à l’aveugle « en ce qu’elle porte sur la possibilité de son accomplissement » (p. 263), en ce qu’elle vise la modification adaptative du comportement et non l’accomplissement d’un comportement qui pourrait s’exécuter « à vide ». La description doit admettre par conséquent un « comportement médiateur, qui est celui à apprendre, et que l’animal doit littéralement découvrir. » (Ibid.) Si l’effet rétroactif est appris dans la mesure même où il s’intègre à l’être-pris qui sait par avance ce qui est juste, il n’empêche que dans une authentique ouverture de la possibilité, il arrive quelque chose à l’animal qui rend possible ou impossible l’accomplissement du comportement. Ce à quoi s’ouvre l’animal « ne s’établit précisément pas dans l’accomplissement du comportement lui-même, mais ‘‘dans ce qui arrive’’ à l’animal » (Ibid.).

En d’autres termes, l’apprentissage implique, dans sa définition même, que l’animal ne sache rien par avance de la médiation à apprendre, et il faut admettre qu’il y a, ici, une véritable recherche et une véritable découverte. » (p. 264)

Quelque chose « échappe à la capture comportementale » (p. 265) Confrontée au il-arrive-quelque-chose, l’animalité amorce une ouverture à la phénoménalité d’un phénomène-de-monde hors langage. « Et amorce, précisément dans la mesure où cette ouverture est-elle-même prise dans une poussée et ré-inscrite dans une capture comportementale » (Ibid.) Cette découverte qui a échappé à Heidegger se voit renforcée par un autre trait de l’apprentissage : l’animal éprouve souvent de la jouissance à répéter incessamment, en l’absence de récompense, un difficile mouvement qu’on lui a appris. Il exécute le comportement pour le plaisir, c’est-à-dire en vue de rien d’autre que soi, dans l’enroulement sur soi d’une jouissance qui arrive à l’animal et dont le mouvement réflexif en amorce se fait sur la « contingence de la phénoménalisation, par laquelle, seule, quelque chose peut ‘‘arriver’’ à l’animal » (Ibid.).  Ce sens esthétique qui émerge dans le plaisir qu’il y a à bien « faire » les choses, s’éprouve tout aussi bien chez le chat qui rampe dans les hautes herbes à l’affût d’une proie.

On constate une même ouverture au monde à travers le comportement de « curiosité » dans lequel l’animal prend du recul par rapport à la capture comportementale. La curiosité implique elle aussi, dans sa définition même, que l’animal ne sache rien par avance de l’« objet » de sa curiosité — qui est plutôt pour la curiosité « un phénomène qui suscite de lui-même sa propre énigme » (p. 269) — et en explore les diverses qualités, s’adonne ainsi « à une véritable variation eidétique, selon tous les comportements dont il dispose » (Ibid.) puisqu’ils sont disposés hors contrainte biologique. Cette variation ne constitue pas à proprement parler un « objet » mais un phénomène-de-monde dont les articulations s’inscrivent à même une exploration impliquant une sorte de mémoire ainsi qu’une sorte d’anticipation — et telle que le senti se trouve du côté de l’animal et le sentant du côté de la chose. Nous pouvons par contre parler ici (du moins pour l’instant) de « perception » où la passivité du sentir et l’articuler (hors langage) ne font qu’un et par quoi s’expliquent les situations dans lesquelles il n’est pas possible de leurrer l’animal en « attente » d’un quelque chose relativement complexe, attente supposant précisément un apprentissage par variation eidétique hors concept.

Afin de préciser les enjeux de ce recul phénoménologique « qui fait passer les appétences et les poussées à l’arrière-plan » (p. 268), Richir revient sur les expériences menées dans les années 1920 par Wolfgang Köhler avec des chimpanzés, qui donneront lieu à l’utilisation en éthologie du concept de l’« insight » (découvert par la psychologie) et que Lorenz commentera en soulignant son rapport avec le phénomène de « curiosité ». Soit une banane accrochée en hauteur et une caisse. Le singe regarde la banane, puis la caisse et se remet à regarder alternativement la banane et la caisse plusieurs fois : il voit la scène d’un seul coup. Ensuite il se gratte la tête, trépigne et crie : la chose fait problème. Il lui tourne le dos, mais la chose ne le laisse pas tranquille : il revient au problème. « Soudain, décrit Lorenz, son visage, auparavant grognon, ‘‘s’éclaire’’…, ses yeux vont maintenant de la banane à l’endroit vide situé au sol sous la banane, puis de cet endroit à la caisse, et revient, de là, à la banane. » (Lorenz cité p. 271) L’instant d’après, le singe qui ne boude pas son plaisir, pousse, sans tâtonner, la caisse sous la banane, monte sur la caisse et l’attrape… L’animal ne se laisse donc pas captiver par la banane : il met entre parenthèse son appétence pour faire face à une situation problématique. Est-ce à dire que la situation ouvre à un projet-de-monde ? Non : ce qui fait que la banane apparaît en tant que banane, l’essence (Wesen) banane, et ce qui fait que la caisse apparaît en tant que caisse, le Wesen caisse, apparaissent « dans leur commune présence », c’est-à-dire comme une énigme « à l’état brut » (p. 273) : les Wesen résonnent l’un avec l’autre en une cohésion sans intelligibilité. (Le terme « Wesen » est d’abord emprunté à Heidegger par Merleau-Ponty et désigne « une certaine manière d’être, au sens actif », un rayonnement « autour d’un centre tout virtuel » qui n’est pas sans tenir aux autres, sans être « une variante des autres comme eux de lui »[79].) L’énigme ne s’articule pas dans l’ouverture éclairante d’un projet-de-monde, c’est pourquoi le singe « fait mine d’abandonner le problème, ce qu’il doit faire pour effectuer une seconde épochè phénoménologique » de telle sorte que « du temps s’introduit dans l’espace et de l’espace s’introduit dans le temps » (Ibid.) et « où donc le temps a ses rétentions et ses protentions et où l’espace [a] ses directions (d’abord celles du regard qui parcours temporellement l’espace) » (p. 274). En d’autres termes, l’énigme éclate en un phénomène qui n’est plus sans temps mort, comporte délai et détour entrelacés sous la forme d’un chiasme — et ouvrant un projet-de-monde qui découvre avec plaisir la solution. Le phénomène s’élève à la temporalisation/spatialisation dont les pivots articulatoires ne sont autres que le vide sous la banane et le vide au-dessus de la caisse, vides s’inscrivant en tant que Wesen entre le Wesen caisse et le Wesen banane, et à travers lesquels se préfigurent l’action de déplacer la caisse et l’action de monter sur elle, préfigurations d’action dont le Wesen de l’une est également articulée au Wesen de l’autre à travers le Wesen vide.

Il y a donc, ici, reconnaissance du problème posé, c’est-à-dire phénoménalisation d’un phénomène-de-monde avec son eidétique sauvage hors langage, et ensuite résolution du problème par temporalisation/spatialisation en un phénomène de langage par phénoménalisation de langage au sein de laquelle surgit un pro-jet, qui est pro-jet de monde […]. (Ibid.)

Mais, si l’on se raccroche encore à Heidegger, qu’est-ce qu’une phénoménalisation d’un phénomène-de-monde « hors langage » ? Et d’autre part, qu’est-ce qu’une phénoménalisation de « langage » qui, comme l’animal, n’a pas la parole ? Afin que le lecteur n’en vienne pas à se perdre complètement dans les méandres et les sinuosités de la pensée richirienne, il convient de procéder nous-mêmes à un détour à travers quelques éléments phares de l’œuvre et grâce auxquels le retour à notre problématique se verra porteur d’une plus large compréhension de ses enjeux.

Intermède[80]

L’un des apports fondamentaux de Marc Richir est d’avoir distingué sous la forme d’un hiatus entre le « phénoménologique » et le « symbolique », hiatus qui traverse toute son œuvre comme un axe de pensée. Dans l’expérience de la parole, les deux dimensions s’intriquent et sont immédiatement à l’œuvre, mais il s’agit à travers la réduction phénoménologique de mettre entre parenthèses la part symbolique qu’il y a dans le langage pour accéder à son origine phénoménologique. À la différence du symbolique en tant que corrélat d’une institution qui apporte des règles, des usages, du sens fixé par avance et découpe le langage en signes qui paraissent d’ores et déjà donnés, le phénoménologique est originairement non codé.

Pour le dire sans plus attendre, le court-circuit de la pensée heideggérienne tiendrait donc au fait que, chez elle, la phénoménalité de l’être-au-monde est d’ores et déjà prise dans un réseau, un système de signes ou de signifiants qui n’est pas questionné : la chose en tant que telle y est donnée et perçue, elle est prise au mot.

Le langage comme phénomène n’épuise toutefois pas, par principe, toute la phénoménalité :

[…] le langage paraît comme un champ phénoménologique spécifique de phénomènes — les phénomènes de langage — spécifiques, ayant sa cohésion propre et étant, en droit, tout aussi vaste que le champ phénoménologique tout entier, puisque pareillement indéfini ou in-fini au sens potentiel (apeiron).[81]

Qu’en est-il de la cohésion propre au phénomène de langage ? Et qu’en est-il du champ phénoménologique où il s’inscrit et avec lequel il partage le caractère d’être sans fin ? Précisons d’abord que le champ anthropologique chez Richir est structuré en strates qui ne suivent en rien un ordre chronologique et ne s’établissent pas les unes par rapport aux autres selon un rapport de fondement à fondé ou de cause à effet. L’architectonie n’est pas une archéologie. Une strate se base sur une strate plus profonde en tant qu’elle doit s’appuyer sur elle pour s’établir. Mais les éléments qu’elle lui reprend ne lui sont repris qu’au travers de leur transposition, de telle sorte que persiste un saut entre les strates dont chacune établit un ordre spécifique qui recouvre — mais jamais « en totalité » — un ordre ou un style plus profond. Ajoutons en effet que l’édifice richirien n’a absolument rien de figé ou de fermé, puisque chaque strate est tremblée par une strate plus profonde, jusqu’à une « vibration »[82] originaire qui se répercute ainsi en écho dans les différentes strates. L’édifice est toujours déjà en ébauche. Il ne s’agit donc pas, à la manière de la rage déconstructiviste, de liquider la conscience ou la présence, mais de suivre (« en zig-zag »[83], de transpositions en transpositions, du moins archaïque au plus archaïque et inversément) la genèse de ce qui se nourrit de l’hétérogène. Richir ne se pose donc pas, par ailleurs, en défenseur du « tout » phénoménologique. L’espace géographique et/ou géométrique comme le temps psychologique et/ou physique ne peuvent être déduits du phénoménologique que par un tour de passe-passe non phénoménologique où s’opère illusoirement le passage du constituant  — enveloppant le constitué — au constitué. Car c’est précisément le déphasage entre le symbolique et le phénoménologique qui assure l’appréhension de l’un depuis l’autre. Le symbolique peut être mis en question grâce à la trace du phénoménologique qu’il porte et grâce à laquelle nous pouvons remonter en creux du symbolique à du phénoménologique toujours plus archaïque. S’il n’y avait que du phénoménologique, nous ne pourrions tout simplement pas nous situer. La réflexion phénoménologique, pour se faire, rencontre « les termes mêmes de l’institution symbolique »[84] qu’elle met en jeu : elle s’écrit et peut s’écrire dans une langue donnée où elle s’oriente en ce qu’elle est amenée à la renouveler et ce en écho à la question du sens comme telle que rien ne prédétermine.

Eu égard à notre problématique, nous allons dire ici quelques mots, « serrés » il est vrai, de quatre strates : l’institution symbolique, le phénomène de langage, les phénomènes-de-monde (hors langage) et la phénoménalité du phénomène, étant entendu que les allers et venues entre ces trois dernières strates ne sont pas du même ordre (phénoménologique) que le rapport du symbolique à celles-ci et que le rapport entre les éléments symboliques eux-mêmes. Le symbolique n’a pas le sens de l’incarnation.

Commençons par le phénomène de langage. Qu’est-ce qui fait que, lorsque nous parlons, nous ne répétons pas seulement ce que nous pensons savoir ? Qu’est-ce qui fait, autrement dit, l’aventure du langage ? Lorsque nous parlons sans aller trop vite (ce qui n’est habituel), le sens se déploie entre une exigence de sens à l’arrière (un passé qui n’a pas encore dit, en quelque sorte, son dernier mot) et une promesse à l’avant (un futur qui a déjà trahi quelque chose de lui-même). Mais la rétention (encore ouverte à la protention) et la protention (déjà ouverte à la rétention) ne coïncident pas, ne reviennent pas au même. La promesse ne se réduit pas à une simple déduction de l’exigence, sans quoi nous ne pourrions jamais être surpris par le sens que peut prendre nos paroles. Il en résulte que le sens se déploie au sein d’un écart, irréductible, à travers lequel se croisent et se recroisent, les unes dans les autres et les unes hors des autres, protentions et rétentions qui ne se coulent pas ainsi en un même présent. Il s’inscrit dans des horizons proto-temporels qui écartent originairement rétention et protention et dont l’exigence et la promesse sont aveugles. Une exigence aveugle qui ne retient rien de déterminé sinon le mouvement. Une promesse aveugle qui ne promet rien de déterminé, elle non plus, sinon le mouvement. Dans cet écart — sans présent — se joue de la sorte une certaine réflexivité, une réflexivité aveugle, qui ne se dispose pas en question, une réflexivité comme une « amorce de sens pluriels indéfinis tout en ‘‘potentialité’’ »[85] La plurivocité étant le corrélat de l’indéterminité foncière du mouvement et la « potentialité » relèvant de la « transpossibilité »[86], c’est-à-dire de l’imprévisible, de ce qui vient justement surprendre toute attente, de ce à quoi on ne s’attendait pas et pourtant auquel on demeure exposé et tenu. C’est donc cet écart où s’entrelacent exigence et promesse aveugles (« réminiscence » et « prémonition »[87]) que le déploiement de sens va élargir en se donnant une présence, c’est-à-dire en ne se déployant pas à l’aveugle mais en vue de soi-même. Ce qui, cette fois, constitue tout à la fois une réflexivité et une ipséité : « le sens en amorce part à la recherche de lui-même en ‘‘saisissant au vol’’ (en apercevant) l’un des sens transpossibles dans telle ou telle amorce de sens pluriels et ce, en l’installant dans sa propre possibilité »[88]. En vue de soi-même, le sens fait question, question dans la perspective de laquelle se profile précisément une présence. Une présence cependant « inassignable »[89], qui n’est pas chose toute faite : le sens n’a de sens qu’à se déployer, toujours susceptible d’être dévoyé par des amorces de sens transpossibles auxquelles il demeure exposé. Continuellement le sens se voit exposé à sa perte ou à prendre une nouvelle « tournure » dans un rebondissement : il ne peut paraître saturé de lui-même dans l’évidence (à l’horizon symbolique) que sous peine de se fixer en l’illusion d’une identité où tout semble avoir été dit, où l’on croit avoir fait le tour de la chose et où se produit le concept en tant que clôture intemporelle, instantanée, du « sens ».

On l’aura compris, le phénomène de langage en tant que phénomène ne vise pas à signifier un état de chose. Il consiste en une prise de conscience qui n’exprime pas un contenu, mais où du sens cherche à se dire en s’inscrivant dans « un mouvement relativement aveugle, que nous disons schématisme phénoménologique, qui est juste un peu en avance et un peu en retard à l’origine par rapport à lui-même »[90]. La notion de « schématisme », incessante chez Richir, est l’énigmatique dynamique en vertu  de laquelle les phénomènes tiennent ensemble, en dehors de toute conception et finalité. La proto-temporalisation (réflexivité aveugle) du schématisme assure par conséquent au langage qu’il puisse dire quelque chose qui ne soit pas la répétition de soi et lui assure par son préarrangement de ne pas être livré au pur et simple chaos. En son ipséité, le schématisme phénoménologique met en forme le sens par un espacement (élargissement) qui demande du temps (qui se temporalise en présence). En somme, le phénomène de langage se glisse « en clignotant » « entre sa réflexivité avec ipséité du sens et sa réflexivité sans ipséité. S’il n’était que la première, il imploserait aussitôt en l’identité d’une significativité [i.e. l’intentionnalité où le déploiement a éclaté d’une part, en une conscience, de l’autre, en son « quelque chose » et où s’annonce le concept en tant que la chose paraît soudainement comme donnée dans l’évidence]. Et s’il n’était que la seconde, il s’évanouirait aux phénomènes de monde hors langage. »[91] En d’autres termes, les conditions transcendantales de la conscience, c’est-à-dire « tout » ce que la conscience ne réalise pas, forme ce que Richir appelle l’« inconscient phénoménologique »[92].

Qu’est-ce donc alors qu’un « phénomène de monde hors langage » ? Il nous faut pour le comprendre introduire une nouvelle distinction. Si le phénomène de langage est une réflexion qui doit se régler sur un agencement (schématisme) de Wesen « formels », le phénomène-de-monde est agencement de Wesen « concrets ».

[…] par exemple, dire que « cette rose est rouge » ne signifie pas certes que le quale rouge se trouve ‘‘plaqué’’ à la rose par le « est », mais que ce phénomène, la rose rouge que je vois dans cette matinée de printemps, est visé par sa décomposition en « cette », « rose » et « rouge », et recomposé par la prédication, selon une ‘‘logicité’’ qui est précisément celle du langage. En elle l’essence de l’indication (« cette »), l’essence de la rose et l’essence du rouge, flottant dans leur élément, se recroisent avec les essences de la chaîne verbale au sein des essences formelles du langage.[93]

C’est dire que les Wesen formels (de langage) reprennent, selon le principe de la transposition, les Wesen concrets (hors langage) en une décomposition/recomposition. Ils feuillètent de l’intérieur les Wesen concrets en les redistribuant en proto-rétentions et proto-protentions que le déploiement du sens, nous venons de le voir, mue en rétentions et protentions. Les Wesen concrets accrochés, « colonisés »[94] et incarnés par les Wesen formels sont agencés, quant à eux, en un phénomène-de-monde qui constitue, en quelque sorte, la « référence » du phénomène de langage.  Si le sens se cherche, son écart interne renvoie, dans un écart externe qui lui est corrélatif, à du hors-langage. À ceci près que le monde dont il s’agit n’est précisément pas un objet donné mais un fond (sans fond), l’élément dans lequel flottent des Wesen sauvages, — un « paysage » dont la peinture consiste, et Erwin Straus est le premier à l’avoir éminemment montré, en l’art de rendre visible l’invisible.

Le paysage est invisible, nous dit-il, parce que plus nous le conquérons, plus nous nous perdons en lui. Pour arriver au paysage, nous devons sacrifier autant que possible toute détermination temporelle, spatiale, objective ; mais cet abandon n’atteint pas seulement l’objectif, il nous affecte nous-mêmes dans la même mesure.[95]

Il n’y a donc pas, phénoménologiquement parlant, un seul monde, unique, mais toujours déjà, en vertu de l’indéterminité du phénomène, une multitude de phénomènes-de-monde enchevêtrés les uns aux autres. Gardons à l’esprit, et c’est important pour la suite, que l’aperception de langage qui envisage tel paysage (dans une phase de présence) est trouée par des absences, conditionnée qu’elle est par un agencement d’entre-aperceptions (des amorces de sens) qu’elle saisit au vol — et d’entre-aperceptions qu’elle ne réfléchit pas (qui se font à l’insu du déploiement du sens, se distribuent à l’aveugle dans la phase de langage, agissent « à distance »[96] en portant le risque de son dévoiement) et qui se font à vide, c’est-à-dire dont les Wesen formels ne se sont pas incarnés et renvoient « à distance » à des phénomènes-de-monde. Ceux-ci sont invisibles et ne concernent que des absences. L’écart où retentissent les phénomènes-de-monde n’est plus le déphasage des horizons temporels, l’écart entre rétention et protention, mais le déphasage des horizons proto-temporels. Au lieu d’un entretissage de rétentions et de protentions, nous y trouvons un empiètement de réminiscences (proto-rétentions) et de prémonitions (proto-protentions) qui revirent incessamment les unes dans les autres et les unes hors des autres, sans la moindre possibilité quelconque d’une présence, fût-elle inassignable. La proto-temporalisation a donc une double profondeur : celle des amorces de sens porteuses d’un paysage de monde (qui élargissent l’écart des réminiscences et des prémonitions hors langage) et celle des phénomènes-de-monde qui dépassent, comme par « en-dessous », les Wesen formels qui à leur niveau saisissent « au vol » des Wesen concrets dont l’élément laisse des Wesen formels demeurer formels. Ce dépassement rend compte de la transpossibilité des amorces de sens qui, dans la multitude de leurs agencements, ne collent pas ensemble, ne forment pas la potentialité d’une totalité. Les phénomènes-de-mondes sont ainsi porteurs d’un porte-à-faux plus originaire, porteurs de l’« immémorial » et de l’« immature »[97] auxquels le « n’avoir-jamais-eu-lieu » et le « n’aura-jamais-lieu » de la proto-temporalisation de langage ne s’identifient pas. Ils sont en quelque sorte « les témoins »[98] de la transcendantalité du passé transcendantal — le  « n’avoir-jamais-eu-lieu » au passé du passé, le passé au passé du passé —, et témoins de la transcendantalité du futur transcendantal — le « n’aura-jamais-lieu » au futur du futur, le futur au futur du futur. À ce niveau, la proto-temporalisation est « aspirée »[99] par la transcendantalité originaire. Les phénomènes-de-monde « apparaissent » en tant que revirement (les unes dans les autres et les unes hors des autres) de réminiscences de l’immémorial et de prémonitions de l’immature, de telle sorte que leur altérité les rend étrangers à l’ordre du langage qui cherche à les « coloniser ». Mais, on l’aura compris, la proto-temporalisation des phénomènes-de-monde ne s’identifie pas, elle non plus, au porte-à-faux originaire.

La phénoménalité en tant que telle, « le phénomène rapporté exclusivement à sa phénoménalité »[100], « le phénomène comme rien que phénomène »[101], clignote entre l’immémorial et l’immature. Cependant, au niveau du porte-à-faux originaire, le revirement ne dessine pas l’écart entre un passé qui est immédiatement passé du futur et un futur qui est immédiatement futur du passé. Aucun des deux pôles « n’est jamais atteint »[102] mais  l’attraction se fait « à distance » l’un de l’autre en vertu de la « transpassabilité », notion que Richir reprend à Maldiney[103]. En vertu de celle-ci, le passé absolu rencontre, dans l’insaisissabilité, le futur dont l’altérité révèle à elle-même, en l’écart et par écart, l’altérité du passé. Inversement, le futur absolu rencontre le passé dont l’altérité révèle à elle-même l’altérité du futur. Autrement dit, dans l’écart originaire « où aucun des deux pôles n’est l’antérieur ou le postérieur par rapport à l’autre »[104], le phénomène ne se rapporte à soi qu’à travers l’accueil de l’autre, en dehors de toute capture ou de toute prise —  dans la sur-prise de l’événement sans passé ni avenir. Le phénomène ne « touche »[105] au phénomène qu’en se rencontrant comme autre : son rapport à soi est rapport à l’événement. « L’indéterminité foncière du phénomène implique […] que le phénomène, en sa dimension transcendantale, est à lui-même son ouverture à de l’autre que lui-même »[106]. La phénoménalisation du phénomène est l’événement sans créateur/création de ce qui se fait hors de soi, l’émergence non temporelle du devenir-autre « par ses moyens propres »[107]. « Cela signifie que le phénomène paraît du même coup comme prolifération in-finie du phénomène ou de phénomènes »[108] Infinité qui fait l’infinité des rencontres contingentes entre les phénomènes-de-monde et, du même coup, la multitude des phénomènes de langage.

L’animal symbolique

Revenons à nos singes et à nos bêtes curieuses. Le premier recul phénoménologique opéré par le singe confronté à une énigme peut désormais être appréhendé dans les termes suivants :

À ce niveau […] s’effectue […] une sorte d’eidétique hors langage, en ce que le Wesen caisse et le Wesen banane s’inscrivent, en se liant, dans une proto-temporalisation/proto-spatialisation schématique hors langage, c’est-à-dire ‘‘rayonnent’’ comme réminiscences et prémonitions transcendantales d’un schématisme de phénoménalisation […]. (p. 272)

L’eidétique sauvage et hors langage qui tend à ramener l’animal à son appétence est alors mise en question, dans un second recul, à travers une temporalisation /spatialisation schématique de langage. En vertu de ce à quoi nous conduit la description, c’est-à-dire à un phénomène de langage où des Wesen concrets s’inscrivent dans des Wesen formels agencés en rétentions et protentions, il convient dès lors d’avancer que nous nous trouvons là en présence, face aux oiseaux et aux mammifères, d’une authentique conscience animale qui n’est pas le centre d’une auto-réflexion, la conscience de la conscience et dont la reconnaissance ne s’empêtre pas ainsi dans les représentations qui tendent à identifier pensée, parole et pouvoir conceptuel. Il convient de le faire d’autant plus que nous échappons, comme par « en-dessous », aux discussions — ayant tous les attraits du savoir qui s’impose de lui-même — d’une philosophie analytique confrontée à l’éthologie, toutes deux réunies sous la bannière des sciences cognitives, la première discipline s’interrogeant sur le bien-fondé qu’il y aurait à vouloir prêter aux animaux des « états mentaux ». Pour une telle philosophie, la question est de savoir comment, par exemple, le sujet peut être capable, étonnamment, de sortir de soi pour atteindre le monde, c’est-à-dire en répondant à des propriétés externes, dotées d’une certaine autonomie, sans que l’explication ne recoure aux « concepts spatiaux » dont l’usage supposerait ce qu’il faut expliquer : l’opposition et la relation dedans-dehors.[109] À l’encontre du sens commun, la philosophie analytique cherche alors à médiatiser des propriétés, des relations et des ensembles qui ne sont définissables qu’en termes purement logiques et trouvent leur attestation dans la psychologie cognitiviste. Pour le phénoménologue cependant, tous ces découpages formels propres à l’ordre logique interviennent « tardivement » eu égard à la genèse architectonique et interviennent comme des sur-déterminations ou sur-codages symboliques — plutôt problématiques en ce qu’ils ne sont pas eux-mêmes interrogés. La pensée scientifique « est conduite quasi naturellement à s’anticiper tautologiquement dans le ‘‘matériau’’ qu’elle prétend expliquer. »[110] Qu’est-ce qui fait, par exemple, que le philosophe analytique peut comprendre logiquement l’espace comme un ensemble de propriétés formelles, c’est-à-dire comme un ensemble déconnecté de la temporalisation même du temps ?

Mais si l’animalité est capable du phénomène de langage, il faut de suite ajouter que le projet de monde que déploie en l’occurrence la conscience du singe observé par Köhler « ne s’autonomise pas en tant qu’il est aussitôt réinvesti de l’appétence pour la banane. » (p. 274) L’absence d’autonomisation est ici capitale parce qu’elle met en jeu a contrario le propre de l’homme. Mais pour comprendre l’autonomisation de la conscience, sa signification, il convient de prendre en compte l’intrication, l’une dans l’autre et l’une hors de l’autre, de deux strates. L’autonomisation se base sur le fait que le phénomène de la conscience humaine est en excès par rapport à soi : celle-ci vit du mouvement d’être à soi hors de soi. C’est ce que nous disions plus haut à propos de l’ipséité du langage qui met en question les amorces de sens qu’il aperçoit. Chez l’homme, le langage fait question et court ainsi le risque d’une aventure que l’animal ne connaît pas. On pourrait donc affirmer maintenant que la spécificité de la conscience animale consiste à ne pas avoir le temps de se laisser déborder par une multitude d’orientations transpossibles. Le vide qui sert de pivot à la phase de langage animale est saisi en tant que « lieu » vide, il n’est pas le vide de l’une ou l’autre entre-aperception. À la différence de l’animal éprouvant la découverte d’une énigme et de sa solution, le phénomène de langage humain est le lieu d’un retournement qui engage en tant que tel une toute autre strate. L’homme est en effet un être « pour qui il y a du symbolique » (p. 277) : l’usage du symbolique qu’il a comme celui de l’écriture, par exemple, expliquant l’extraordinaire bond en avant de la maîtrise sur soi du processus civilisationnel, une fois la tradition orale décomposée et recomposée en signes fixes, et face auquel la quasi-immobilité de l’outillage animal à travers le temps ne peut qu’apparaître dérisoire et comme ne répondant pas à la précision d’un savoir-faire institué. De même, si les animaux domestiques, chez qui la possibilité de la domestication est ouverte par des comportements non spécialisés, conservent une sorte de jeunesse face à l’apprentissage dans la mesure même où ces animaux sont domestiqués, on pourrait dire encore que l’homme est un être affecté par le caractère de l’« auto-domestication », de telle sorte que l’être-au-monde ne cesse de se réapproprier par le symbolique.

Que signifie plus précisément cette inscription du symbolique qui est toujours déjà institué et ne compte rien de phénoménologique, au champ phénoménologique tout en n’y demeurant pas ? Cela revient à admettre qu’il y a du phénoménologique transposé en symbolique. La transposition en question tient à l’excès du phénomène de langage sur lui-même, avons-nous déjà dit. En effet, « si tous les Wesen sont habités par des essences formelles dans la phase de langage, il n’empêche que toutes les essences formelles de langage ne s’incarnent pas nécessairement en telle phase de langage, dans des Wesen » (p. 170) En d’autres termes, les « signes » phénoménologiques (cf. Ibid.) (les « Wesen ») de la phase de langage qui remanient les essences formelles (elles-mêmes incarnant des Wesen concrets agencés en phénomènes-de-monde) sont eux-mêmes travaillés « à distance » par des essences formelles non-incarnées qui ne « tombent pas juste » (p. 173) avec le déploiement des signes et renvoient à des phénomènes-de-monde « tombant en dehors » de la phase de présence.

Entre les Wesen et les essences formelles, il y a des ‘‘blancs’’ suscités, à l’intérieur de la phase de langage, par les essences formelles de langage ‘‘en blanc’’ résultant de la réflexion transcendantale [la réflexivité aveugle du langage] […]. (Ibid.)

Ce déphasage du langage par rapport à lui-même, « tel que le sens non-incarné en Wesen paraît comme non-sens par rapport au sens qui y est incarné » (Ibid.), est « la matrice phénoménologique du lieu où les linguistes viendront hypostasier la langue » (p. 172) en ce que les trous ou les blancs dans la phase de langage vont susciter à leur tour la capture symbolique de certains signes phénoménologiques. Le schéma de la transposition qui nous occupe pourrait être le suivant : [signes / essence formelle (entre-aperception vide) / phénomène-de-monde] transposés respectivement en [signifiants / sujet (entre les signifiants, trace (du désir) de l’Autre) / Autre]. Détaillons un peu. La capture qui se fait depuis l’institution symbolique consiste en un marquage des signes en « signifiants ». Les signes transposés en signifiants, décrochés de leur inscription en langage incarnant originairement des phénomènes-de-monde (élargis), ne paraissent plus que comme signes accentués d’un sens qui leur échappe, faisant signe non pas vers l’absence inhérente aux phénomènes-de-monde, mais vers un autre monde, un arrière-monde, « le lieu de l’Autre » (p. 174). Si le vide entre les signes provoque leur aspiration dans une capture symbolique qui les investit, les découpe en signifiants, c’est que dans le même geste l’institution symbolique transpose le dépassement des phénomènes-de-monde — dont le travail « à distance » des essences formelles non-incarnées sur les signes porte la traceen marquage « à distance » de l’Autre en tant que (pseudo-)transcendance qui engendre du (pseudo-)langage « depuis un lieu qui n’est pas celui de la conscience » (p. 149). Par une illusion d’optique, les essences formelles non-incarnées (qui habitent les Wesen) paraissent se condenser sur des signes en les surdéterminant comme signes de ce qui n’a pas eu lieu, de ce qui n’arrive pas à être signifié, comme signes du non-sens. Le vide ramassé en « coins de vide » (p. 189) qui polarise certains Wesen fait flèche de tout bois : il assoie les structures de la métaphore et de la métonymie (qui prennent la partie pour le tout et instituent le monde des choses données). « Cette surdétermination (symbolique) est […] telle que le signe, le Wesen de langage […] considéré comme signe du sens, paraît co-déterminé à distance par ce qui n’est pas lui, à savoir le renvoi diacritique indéfini de signe à signe. » (p. 170) Tout signe n’est désormais signifiant qu’en renvoyant à un système de signifiants. Les signes sont décrochés du champ phénoménologique pour être accroché au champ de l’Autre et le marquage, la trace de l’Autre, « cette téléologie désincarnée » qui apparaît « du sein même de l’institution symbolique déjà en œuvre » (p. 173) mais dont le moment originaire est phénoménologique[111], marque les Wesen de « temps pur » (un temps sans espace) et d’« espace pur » (un espace sans temps). Plus précisément, l’essence formelle (non-incarnée) dont l’essence est de se réfléchir, se condense en une réflexion (vide) du temps pur et de l’espace pur de l’Autre : elle devient « sempiternité d’un instant se répétant dans l’espace pur et enveloppant tout temps » (p. 190). Cette réflexion vide qui se manque « dans un temps pur effondré sur lui-même en instant, et dans un espace pur toujours déjà étoilé ou disséminé en points » (p. 199) constitue « un système d’écarts signifiants » (p. 197). Les signes investis en signifiants se disséminent de la sorte « dans la synchronie sans temps d’une ‘‘structure’’ » (p. 188), c’est-à-dire d’une structure dont le vide spatial entre les signes, qui fait précisément à titre d’« écart » « effet de structure », est l’effet produit par l’interprétation (symbolique) des essences formelles non-incarnées. Le temps, quant à lui, implose en l’écoulement de l’instant qui n’est que le point de revirement du futur dans le passé, le clignotement entre le passé et le futur qui en est déduit[112].

L’excès du phénomène de langage se retourne donc en défaut ou en manque. Le système de signifiants assigne alors au sujet sa place de sujet (hors de l’abri du monde) en tant que désir qui ne peut désirer que ce qu’il manque dans le manque. Sujet en tant que manque à être que le jeu des signifiants signifie. Sujet en tant qu’assujetti au signifiant comme (la formule est connue) ce qui le représente pour d’autres signifiants. Pour parler phénoménologiquement, le phénomène de langage en tant que déploiement d’une aventure se retrouve, au niveau de l’existentialité symbolique, bloquée, coincée par une téléologie désincarnée « où le non-sens lui-même paraît comme imminence de sens, c’est-à-dire comme projet-de-monde avorté, et ce, incessamment, dans l’automatisme de répétition. » (p. 168) Ainsi, ce n’est pas un moi qui parle ou interprète, c’est la parole qui parle et interprète son interprétation[113] et soumet le sujet à l’automatisme de répétition, en ce que celui-ci est livré à la fatalité du non-sens dans l’instant qui se perd au moment même de son apparition, dans l’instantéité d’une réflexion manquée, qui se répète incessamment de ne pas avoir le temps d’avoir lieu. Sujet de l’inconscient qui ne réalise pas ce qui le dépasse (mais dont le manque s’origine dans la phase de présence inassignable, partant dans l’inconscient phénoménologique duquel le non-lieu archaïque est transposé symboliquement). Le (pseudo-)langage de l’Autre qui paraît comme cause signifiante du sujet trame ainsi le destin du névrosé. Les Wesen qui ont perdu leur teneur phénoménologique deviennent, autrement dit, « des sortes de ‘‘signaux’’ ou de ‘‘stimuli’’ pour le désir, qui est désir de l’Autre » (p. 186). Cette logique en laquelle le comportement humain est enchaîné par le mécanisme de répétition aveugle fait donc de l’homme un animal symbolique. De fait, d’un côté de la ligne tracée aveuglément par le symbolique, le sujet, à titre de cause inactive (hors monde), ne cesse de mobiliser la dissémination des signifiants, de l’autre, le sujet ne cesse d’être l’effet d’un signifiant auquel a renvoyé un signifiant. Comme animal symbolique, le sujet de l’inconscient est capturé par son désir et par ce qui y répond en n’y répondant pas. La capture symbolique détermine à son niveau une capture comportementale qui se monnaie, pour le moins dès lors, en automatisme de répétition névrotique. (Rien n’empêche réellement, à ce niveau de description, la flambée du sujet en psychose ; rien n’empêche, tant que l’on demeure rivé à l’ordre symbolique, que l’Autre signifie aveuglément au sujet sa propre mort.)[114]

L’institution symbolique ne se réduit naturellement pas à l’institution de la psychanalyse — ou du sujet transcendantal dont la pensée extraite du monde n’apparaît plus que comme dispositif marquant le matériel sensible d’un temps et d’un espace a priori, — matériel sensible dont les échappées trahissent l’enchevêtrement confus de l’Autre dans le Même —, et dispositif appuyant une manipulation conceptuelle telle que du sens paraissant saturé est su sans être questionné, comme un savoir mort sans réflexion. Les marges elles-mêmes de l’institution philosophique où prétend fleurir la pensée « postmoderne » demeurent sans réflexion en ce que l’ambiguïté du sens y est le trait appuyé de la dissémination signifiante et sème en soi la confusion. À cet égard, l’ironie de Clément Rosset à l’endroit de l’écriture dite « postmoderne », nostalgique de Mallarmé et faisant le jeu de l’Autre, rejoint notre exigence de sens. Rosset qui détecte avec malice dans la production déconstructiviste un comportement foncièrement obsessionnel cite le psychanalyste Jean-Michel Ribettes :

Bien différente de l’improvisation et de la démesure hystérique, qui sont une ouverture sans limites au désir, la discursivité obsessionnelle s’essaie tout au contraire, sans trêve ni répit, à la recollection des signifiants, à leur comptage exhaustif, afin de vérifier la saturation, répertorier les classements, organiser des modèles, refaire la mémoire d’un catalogue, répéter les accumulations, nombrer les réseaux, systématiser la complétion, clore les clôtures, verrouiller les fermetures et, de cela, en administrer la rétention et en faire la catalepse pour (re)trouver celui des signifiants qui y manque(ra) : l’obsessionnel est l’interminable vérificateur indécis, Grand Comptable des signifiants.[115]

(Mais par ailleurs, si, à en croire la psychanalyse, nous sommes tous névrosés à un degré ou un autre, comment trouver ce regard neuf sur nous-mêmes ?) L’institution symbolique est tout aussi bien encore l’institution de notre fonctionnement lorsque nous prenons le métro ou roulons en voiture, lorsque nous sommes pris dans la vie sociale « comme les acteurs symboliques d’une ‘‘partie’’ symbolique dont les règles sont […] symboliquement instituées et globalement inconscientes. »[116] Il convient de ne pas oublier non plus tout le champ symbolique, ignorant la philosophie, ignoré par la psychanalyse, du somatique ou du biologique qui, parallèlement à l’Autre agissant à titre de  batterie de signifiants, étudie le siège de la « pensée » « comme un dispositif extraordinairement complexe, non seulement d’enregistrement, de stockage et de traitement de signaux venus soit de l’extérieur de l’entité objective ‘‘corps’’, soit de l’intérieur, mais encore d’émission de signaux plus ou moins élaborés en réponse aux diverses situations signalétiques rencontrées. »[117] En bref, le champ symbolique recouvre une dissémination de « langages » qui s’ignorent les uns les autres (puisqu’ils sont pris en réseau sans qu’il y ait véritablement de contact entre eux), telle que toute volonté de médiation entre les uns et les autres, pour les besoins de la cause, ne peut donner lieu qu’à un échec qui s’ignore. Les points d’entrée sont nécessairement multiples et l’éclatement des institutions symboliques paraît « en écho de la phénoménalité qui les fait vivre. »[118] Tout découpage symbolique ne peut se donner que comme coextensif d’autres découpages dont le caractère obscur ou contingent (en vertu de l’impossibilité à se saisir d’une référence objective dans l’enchevêtrement des découpages) est cela même qui provoque l’intention (logique) d’éclaircir les choses de manière systématique, ce qui, pour la même raison, ne peut jamais se faire qu’après coup, c’est-à-dire dans l’illusion d’une auto-fondation. Illusion elle-même en écho d’une illusion transcendantale, c’est-à-dire enracinée dans la phénoménalité, mais nous nous écartons là de notre sujet…

Si l’homme, cet animal symbolique, souffre d’un inconscient qui le soumet à une mécanique aveugle de déclenchement, il n’en demeure donc pas moins pourvu de liberté phénoménologique. Car à s’alimenter du champ phénoménologique, le champ symbolique en porte la trace. Dans la mesure même où l’épreuve du sens est retournée contre soi dans une surdétermination qui la double, elle est en mesure de revenir à soi en rusant avec son inscription codifiée, en réinscrivant les vides en elle de manière à ce qu’ils ne se condensent pas, en revenant sur ce qui paraît déterminé comme n’étant pas le plus approprié. L’institution symbolique n’est pas ipso facto obnubilée par elle-même dans ce qui serait un renoncement non questionné à sa mise en question et une programmation qui nous rendrait incapables de paroles à propos de ce que nous cherchons précisément à dire.

Il suffit de le remarquer pour s’en rendre compte que le génie humain a précisément été de donner lieu à des institutions symboliques qui se réfléchissent en elles-mêmes par l’ouverture à la possibilité de la non-tautologie, à l’indéterminé, à l’énigme ou au mystère : cela, autant dans le champ du politique (l’institution de la démocratie où la question du vivre ensemble des hommes devient une question à débattre indéfiniment), de la pensée (l’institution de la philosophie où le sens, pareillement, s’ouvre comme un inépuisable et un immaîtrisable, l’institution de la science moderne, c’est-à-dire de la physique, où le ‘‘réel’’ se dégage de l’impossibilité de le faire entrer entièrement dans ce qui ne serait que la tautologie hypothético-déductive du logico-mathémathique) […]. (p. 372)

V. Conclusion

S’il est vrai que l’éthique est éveil à soi par la souffrance de l’autre, la phénoménologie richirienne dialoguant avec l’éthologie qui observe des comportements exploratoires (ou de curiosités) chez les vertébrés supérieurs, les oiseaux, les mammifères ainsi que chez certains reptiles et poissons, peut apparaître comme une chance pour la « cause » animale en ce qu’elle rend compte en toute rigueur d’une esthétique élémentaire de la conscience animale qui a le temps (et l’espace) de souffrir comme il a le temps (et l’espace) de jouir. Grâce à Richir, nous sortons de l’aporie straussienne (corrélative au champ symbolique et héritée de Husserl) de l’être-en-transition qui est un flux qui ne s’écoule pas, un « lieu » de changement et un « lieu » de permanence. Le mouvement de la conscience animale — que le premier Merleau-Ponty nomme « structure du comportement » — a en effet le caractère inassignable d’une présence qui est tout autant un recul en soi qu’un accès à la phénoménalité, « tout autant un retrait dans l’intérieur qu’une avancée vers l’extérieur »[119]. Conscience éveillée par l’énigmatique phénoménalité qu’elle articule dans un style infigurable que nous pouvons comprendre spontanément. Lorsque je regarde mon chat, une présence rencontre une autre présence comme une autre version « de la même énigme, qui est celle de l’ipséité. Énigme que je ne tiens pas seul pour moi-même, mais que je partage, et dont le partage, loin de me menacer, m’agrandit. »[120]

Quelques mots d’explications encore, qui reprennent nos « acquis ». La rencontre entre deux mouvements se déployant est l’accord d’un style infigurable avec un autre style infigurable, non pas en tant que le corps de l’autre serait l’indice d’une intériorité imprenable et ferait que nous partagerions le même monde, mais plus archaïquement en tant que le partage est corrélatif à l’indétermination elle-même de l’ipséité dont le déphasage fait que le mouvement de l’un peut démanger le mouvement de l’autre. Un accord qui n’est cependant pas confusion, dans le sens où l’accueil de l’autre infigurabilité éveille à une individuation primordiale et mutuelle qui nous « agrandit » (l’élargissement propre à l’ipséité). Le regard humain assigne le regard animal comme un autre « ici absolu » qui sent l’« ici absolu »[121] du regard humain. Le sentir est ici une temporalisation/spatialisation en langage qui fait écho à la transpassabilité en accueillant « à distance », sans se quitter, un dehors qui s’ébauche (l’avancée), de telle sorte que celui-ci agit en elle à titre du dedans de l’autre (le retrait). Le regard est éveillé à soi comme déploiement de sens par un autre regard qui n’est pas regardé comme un objet figuré mais est senti « comme jetant son regard depuis un là-bas (autre ici absolu) en déphasage par rapport à l’ici absolu du regard qui s’éveille »[122]. J’aperçois là-bas ce que je ne saisis pas d’avance, ce qui d’ores et déjà se transforme et me transforme de la même manière qu’il m’aperçoit comme un autre qui le transforme de se transformer. En d’autres termes, le sentir de l’autre qui passe dans le sentir anime celui-ci comme contact de soi à soi touché, accroché « à distance » par un autre qu’il touche « à distance ». Le rapport à soi du sentir dans l’écart de soi à soi (comme déploiement de sens) se ressent lui-même en tant qu’il se sent en écart et par écart d’un autre sentir qu’il sent passer en lui (sans y réfléchir) et se sent lui-même en écart et par écart.[123] Cette transmissibilité de l’esthétique élémentaire fonde la « compréhension réciproque » entre l’homme et l’animal dont traite Straus, laquelle se dégage du même coup de l’incompréhension toute métaphysique qu’il y aurait à parler d’un langage animal puisque nous sommes en mesure de distinguer entre signes phénoménologiques — appropriés au style de l’animalité —, signifiants et mots.

Mais le sentir entre l’homme et l’animal ne se déploie pas comme ce qui se joue entre moi et autrui. Lorsque je regarde mon chat me regarder, déjà mon regard tend à devenir à lui-même sa propre énigme suscitant l’accomplissement en compréhension de soi qui se double de mots. Déjà le regard de mon chat, quant à lui, n’a pas le temps d’être à lui-même sa propre énigme et s’agite : ses mouvements cherchent dans mes mouvements la clé (une configuration de stimuli correspondante) qui déclenche le comportement l’amenant sur mes genoux se faire caresser ou à sa gamelle.

La phénoménologie richirienne appliquée à l’animal évite ainsi, dans son attention même, de ramener tout comportement à l’existence en général : elle est à même de constituer la base sur laquelle s’instituerait une éthique spécifiquement animale. Elle permet en effet de penser le lieu de passage entre l’homme et l’animal, c’est-à-dire entre d’une part, le lieu de rencontre entre la liberté (épochè) phénoménologique et l’animalité symbolique, et d’autre part, le lieu de rencontre entre l’épochè (liberté) phénoménologique et la capture comportementale instinctive. Un passage tel que ce qui ne passe pas de l’animalité n’apparaît pas comme ce qu’il lui manque pour être un homme. De même, l’animalité symbolique n’apparaît pas comme du non-humain capturé dans son exclusion. Repenser la vie animale constitue donc une aventure rendue possible par la substitution de l’opposition phénoménologique-symbolique à l’opposition classique nature-culture qui n’est jamais qu’une pseudo-opposition puisque la nature paraîtra toujours déjà comme un découpage culturel.

Si par la curiosité, le jeu, l’inquiétude, l’animalité excède l’animalité et déjoue par là toute intégration à la métaphysique, qu’en est-il cependant de l’animal sauvage en tant que tel et de ces animaux dont la vie en groupe ne passe pas par la « reconnaissance » individuelle entre individus ? La question ne se pose pas du fait de la faible distension du « sujet » de l’appétence, mais elle s’impose en fin de compte parce que, le lecteur qui nous suit l’aura finalement compris, la solidité des analyses heideggériennes s’avère corrélative au champ symbolique. Le noyau heideggérien qui nous a semblé évident représente après coup, si l’on réfléchit bien, en ayant à l’esprit l’esprit de notre intermède, une équivoque intenable phénoménologiquement, à savoir « un schématisme auto-coïncidant »[124], un déphasage sans déphasage, transparent pour l’intelligence. Autrement dit, Heidegger ne décrit pas l’animalité comme telle mais saisit la nature qu’il découpe en l’animal, nature « qui est un Gestell […], un ‘‘dispositif’’ réglant l’organisme en ses capacités et en la différance aveugle [l’entre-deux sans espace et sans temps]  de ses poussées, au sein d’une sorte de ‘‘technique’’ aveugle » (p. 278). A ce titre, imputer à Heidegger comme le fait Bailey le geste d’une réduction au biologique est juste, à condition d’y voir plus que la substitution du tropistique au taxique dans une vie abstraite du monde institué, le glissement d’un ensemble d’observations fines qui se croisent et se recroisent à une conceptualisation. De la même manière « [il] faut […] être attentif, écrit Richir à propos de l’éthologie, au saut interprétatif qu’il y a entre l’observation méthodique, en elle-même incontestable, des comportements des animaux sauvages, et le ‘‘modèle’’ qui est proposé pour leur com-préhension, pour leur subsomption dans un schéma unique, censé être explicatif d’autre part. »[125]

Nous comprenons alors mieux l’hésitation, pour le coup toute philosophique, de Heidegger face à ce qu’il appréhende probablement et confusément, sous les apparents scrupules à parler de « pauvreté en monde », comme le retour à son insu d’une machinerie automatique « dont l’unité est toute sur le cercle où s’emboîtent comportements et environnement. »[126] Ce qui aura dû frapper l’observateur est transposé en une Gestaltung qui introduit le sujet en biologie et dont l’interaction simultanée de l’organisme et son milieu court-circuite elle-même le moment du sens ayant le temps et l’espace de se faire, d’éclore comme un dedans vu du dehors (par un autre dedans vu du dehors). Mais la pensée de Heidegger qui se sait, plus ou moins clairement, partielle et partiale, et qui aurait dû, en toute rigueur phénoménologique, procéder à une contre-transposition de la transposition symbolique, s’en tient à une mise en cause épistémologique de l’objet posé. Lorsqu’il nous dit, toujours dans le cadre de ses scrupules (cité supra), que loin d’être inférieur, « la vie est un domaine qui a une richesse d’ouverture telle que le monde humain ne la connaît peut-être pas du tout », sans doute pressent-il ce que sa conception du langage ne lui permet pas d’entrevoir : une affectivité des profondeurs, comme le battement d’aile d’une libellule, qui improvise sans attendre personne. Par contre, si nous nous rendons attentifs cette fois au style de Heidegger, par-delà les résultats de sa réflexion qu’il faut interroger, nous pouvons sentir comme l’effet d’une trace des profondeurs qui nous accroche au mouvement même de ce qui fait question. Dans la verbalité du ton employé de l’œuvre résonne, comme par en-dessous du positionnement de l’essence intemporelle qui souffre d’une intelligibilité sans surcroit, l’écho d’un devenir, d’un enchaînement de transformations qui serait peut-être le devenir animal dont le caractère éminemment processuel serait la trace de l’évanescence toujours revenante dans l’abîme sauvage (entre la passé et le futur transcendantaux). Autrement dit, le fait que l’animal sauvage épuise, éthologiquement parlant, toutes ses capacités dans le comportement qu’il est en train d’accomplir, recouvrirait peut-être, c’est-à-dire partiellement, une profondeur inouïe dont la potentialité susciterait la souffrance du ne-pas-aller-de-soi de l’évidence. « Les animaux sont des êtres sans profondeur, écrit justement Alain Cugno, parce qu’ils sont [peut-être] la profondeur du monde »[127].

C’est dire qu’en plus d’une éthique animale qui ne serait pas seulement conditionnée par une conception de la souffrance émise et traitée par un système nerveux qu’une analyse attentive (dans la trace de l’énigme) pourrait appréhender en tant que cause nécessaire mais pas suffisante, il revient à notre modernité de devoir repenser l’animal sauvage institué fatalement comme l’Autre que nous sommes destinés à manquer. Car c’est là la tâche de toute pensée véritable qui « réside dans cette exigence de droit, impossible à satisfaire en fait, de s’abstenir de toute présupposition, de refuser d’acquiescer tout simplement au donné, de remonter incessamment vers ce lieu critique où la pensée peut au moins se surprendre en suspendant son accomplissement, qui ne serait que tautologie. »[128] C’est ce droit de l’exigence que nous devons appliquer aux animaux et qu’Agemben leur refuse au motif intenable que tout droit instaurerait un régime d’exception et que se produirait fatalement l’indistinction absolue et mortifère du biologique et du droit. En réalité, la liberté au champ symbolique (comme trace de la liberté phénoménologique) qui relativise la machinerie de l’institution se retourne dans la position « postmoderne » en idéologie relativiste — cherchant à dénoncer, sans le pouvoir, une gigantesque machination —  dont le prétendu « courage » attaché à son désespoir[129] oblitère le questionnement. La machine à déconstruire correspond au fonctionnement aveugle de l’Autre au champ duquel le regard « critique » qui fait flèche de tout bois se coule dans ce qui l’a causé et tyrannise ses lecteurs. Or, c’est précisément dans l’inconfort du déphasage entre le droit et le fait, au carrefour du phénoménologique et du symbolique, que la conscience est à même de continuer patiemment à faire ce qu’elle dit, fût-ce par un certain style qui porte en creux quelques traces de ce qui n’aura fait que passer et n’aura jamais le temps d’éclore à la conscience, à distance de l’académisme, des modes intellectuelles et des (im)postures attendues…


[1] Cf. Une bibliographie sélective des ouvrages de la Bibliothèque nationale de France en vue de la seconde épreuve écrite de l’agrégation de philosophie 2012, autour précisément du thème : « L’animal » : www.bnf.fr/documents/biblio_%20agregation_animal.pdf

[2] M. RICHIR, Le corps. Essai sur l’intériorité, Paris, Hatier, 1993, p. 60.

[3] René DESCARTES, Discours de la méthode, Paris, Vrin, 1989, pp. 123-124.

[4] Ibid. p. 122.

[5] Cf. Jean-Noël MISSA, « À quoi pense H. Feigl ? Théorie de l’identité et inaccessibilité de l’expérience inétrieure » in Bernard ANDRIEU (sous la direction de), Herbert Feigl. De la physique au mental, Paris, Vrin, 2006, pp. 154-155.

[6] Cf. Valérie PEREZ, « Du doigt à la machine, Le calcul », in Musée des arts et métiers, Site Internet, Disponible sur : www.arts-et-metiers.net/pdf/DEPJ-calcul2.pdf (consulté le 10/07/2012), p. 4.

[7] « La génétique contemporaine travaille sur une autre analogie : l’animal n’est plus une machine thermodynamique, mais un programme d’ordinateur, que l’on peut à loisir enrichir d’informations nouvelles… » (Catherine LARRÈRE et Raphaël LARRÈRE, « Actualité de l’animal machine ? », in Sens Public, Site Internet, 20 septembre 2004, Résumé, Disponible sur : http://www.sens-public.org/spip.php?article77#)

[8] D’où la question : comment la raison raisonnante peut-elle échapper au cercle de la tautologie qu’elle trace en elle-même ?

[9] Cf. Florence BURGAT, « Repenser la vie animale », in Les conférences d’Agora, Site Internet, 17 octobre 2008. Disponible sur : http://www.agorange.net/page18.html

[10] Maurice MERLEAU-PONTY, La Structure du comportement, Paris, PUF, 1967, pp. 135-136.

[11] Cf. Georges THINÈS, La problématique de la psychologie, La Haye, Nijhoff, 1969, p. 20.

[12] M. MERLEAU-PONTY, Op. cit.. p. 100.

[13] Henri MALDINEY, Penser l’homme et la folie, Grenoble, Millon, 1997, p. 379.

[14] Martin HEIDEGGER, Les concepts fondamentaux de la métaphysique, Monde-Finitude-Solitude, Paris, Gallimard, 1992, 552 p.

[15] Giorgio AGAMBEN, L’ouvert, De l’homme et de l’animal, Paris, Rivages, 142 p.

[16] Estelle FERRARESE, « Giorgio Agamben, L’ouvert. De l’homme et de l’animal, Rivages, 2002, 142 pages, 14,95 €. » (compte rendu), in Mouvements, n° 26, « Classes, exploitation : totem ou tabou ? », Site Internet, 2003, Disponible sur :

http://www.cairn.info/article.php?REVUE=mouvements&ANNEE=2003&NUMERO=2&PP=176

[17] Cf. AGAMBEN, Op. cit., pp. 52 et sqq.

[18] Pour l’essentiel, nous exposons ici la thèse heideggérienne sur base des travaux de Richir (Op. cit.) et de H. MALDINEY, in Op. cit.,  pp 194-197 et pp. 368-375.

[19] R. DESCARTES, Op. cit., p. 120.

[20] M. HEIDEGGER cité par H. MALDINEY, in Op. cit., pp. 368-369.

[21] Ce que défend au contraire la neurophysiologie basée sur le modèle de l’organe comme instrument, qui relève ainsi d’une conception abstraite du vivant : « La neurophysiologie est l’étude du fonctionnement du système nerveux. L’information en provenance des récepteurs périphériques nous renseignent sur l’environnement ; elles est analysée par le cerveau pour donner naissance aux perceptions (certaines d’entre elles pouvant être stockées en mémoire) et initier une action comportementale.» (Pr. Jacques LE HOUELLEUR (Université Montpellier II), « Cours de neurobiologie cellulaire », Chapitre I – La neurophysiologie cellulaire, I – Définition, Disponible sur : http://schwann.free.fr/neurobiologie_cellulaire03.html (consulté le 15/07/2012))

[22] Christiane BAILEY, « La vie vegetative des animaux. La destruction heideggérienne de l’animalité comme réduction biologique », in PhaenEx, n° 2, Site Internet, automne-hiver 2007, Disponible sur :

http://umontreal.academia.edu/ChristianeBailey/Papers/436037/La_vie_vegetative_des_animaux_- _La_destruction_de_lanimal_chez_Heidegger,  p. 104.

[23] H. MALDINEY, Op. cit., p. 375.

[24] Ibid., pp. 373-374.

[25] M. HEIDEGGER, in Ibid, p. 194.

[26] Idem, Lettre sur l’humanisme, Paris, Aubier, 1983, p. 65.

[27] Idem cité par Françoise DASTUR, in « L’animal, figure du Tout-Autre », in Philopsis, Site Internet, 2012, Disponible sur : http://www.philopsis.fr/spip.php?article227, p. 14.

[28] Cf. Ibid., p. 14-16.

[29] Idem, in Ibid., p. 11.

[30] H. MALDINEY, Op. cit., p. 374.

[31] C. BAILEY, Op.cit., p. 111.

[32] Erwin STRAUS, Du sens des sens. Contribution à l’étude des fondements de la psychologie, Grenoble, Millon, 2000, p. 234.

[33] Ibid., p. 237.

[34] Ibid., p. 279.

[35] Ibid., p. 276.

[36] Ibid., p. 242.

[37] Ibid., p. 279.

[38] F. BURGAT, «  L’inquiétude de la vie animale », in Klesis, n° 16, « Humanité et animalité », Site Internet, 2010, Disponible sur : http://www.revue-klesis.org/numeros.html#d16, p. 34.

[39] E. STRAUS, Op. cit., p. 235.

[40] Ibid., p. 237.

[41] Ibid., p. 243.

[42] Ibid.

[43] Ibid.

[44] Ibid., p. 412.

[45] Ibid., p. 236.

[46] Ibid., p. 239.

[47] Ibid., p. 388.

[48] G. AGAMBEN, Op. cit., p. 60.

[49] Ibid., p. 59.

[50] Ibid.

[51] Ibid., p. 60.

[52] Ibid., p. 137.

[53] M. HEIDEGGER, cité par G. AGEMBEN, in Ibid., p. 91.

[54] Ibid., p. 83.

[55] Ibid.

[56] Idem, in Ibid., p. 93.

[57] Idem, in Ibid., p. 99.

[58] Idem, in Ibid., p. 101.

[59] Ibid., p. 107.

[60] Ibid., p. 105.

[61] Ibid., p. 107.

[62] Ibid.

[63] Ibid., p. 95.

[64] Ibid., p. 108.

[65] Ibid., p. 59.

[66] Agemben n’est évidemment pas le seul chez qui la juste autocritique de l’Occident se convertit en une haine qui se délecte de soi. En 1987, Philippe Lacoue-Labarthe, un proche de Derrida & Cie, avançait déjà de manière délirante : « Dans l’apocalypse d’Auschwitz ce n’est ni plus ni moins que l’Occident, en son essence, qui s’est révélé… » (Philippe LACOUE-LABARTHE, La fiction du politique, Paris, Bourgois, p. 59.) Il faut dire qu’Heidegger lui-même n’est pas étranger à cet étrange mouvement : « L’agriculture est maintenant une industrie alimentaire motorisée, quant à son essence la même chose que la fabrication de cadavres dans les chambres à gaz et les camps d’extermination… » (M. HEIDEGGER en 1949 cité par P. LACOUE-LABARTHE, in Ibid., p. 58.) À ce sujet, nous ne pouvons pas non plus nous empêcher de citer Derrida ou l’art consommé de ne pas affirmer ce dans quoi on s’engage : « Que ce traitement soit fait pour l’alimentation ou dans le cadre d’une expérimentation, il faut aménager des règles afin que l’on ne puisse pas faire n’importe quoi avec les vivants non humains. Il faudra donc, peu à peu, réduire les conditions de la violence et de la cruauté envers les animaux, et, pour cela, sur une longue échelle historique, aménager les conditions de l’élevage, de l’abattage, du traitement massif, et de ce que j’hésite (seulement pour ne pas abuser d’associations inévitables) à appeler un génocide, là où pourtant le mot ne serait pas si inapproprié. » (Jacques DERRIDA, « Les rapports entre hommes et animaux devront changer », in Bibliothèque virtuelle des droits des animaux, Site Internet, Disponible sur : http://bibliodroitsanimaux.voila.net/derrida1.html (consulté le 27/07/2012))

[67] E. FERRARESE, Op. cit., § 5.

[68] G. AGEMBEN, Op. cit., pp. 30-31.

[69] Ibid., p. 137.

[70] Ibid.

[71] Cf. par exemple, Katia GENEL, « Le biopouvoir chez Foucault et Agemben », in Methodos. Savoirs et textes, n° 4, « Penser le corps », Site Internet, 2004, Disponible sur : http://methodos.revues.org/index.html, § 54.

[72] Cf. E. FERRARESE, Op. cit., § 6.

[73] G. AGEMBEN, Op. cit., p. 135.

[74] Ibid., p. 121.

[75] Emmanuel LEVINAS, Hors sujet, Paris, Le Livre de Poche, 1997, pp. 190-191.

[76] Idem, Noms propres, Montpellier, Fata Morgana, 1976, p. 82.

[77] Cf. Kéramat MOVALLALI, « La pulsion et l’éthologie », in Movallali.fr, Site Internet, Disponible sur : http://www.movallali.fr/.Backup.09/.Backup.09/filer/filer%20ENG/English%20files/IV.theorie%20des%20pulsions.swf (consulté le 03/08/2012), p. 13.

[78] Cf. Ibid., p. 11.

[79] M. MERLEAU-PONTY, Le visible et l’invisible, Paris, Gallimard, 1964,  p. 154.

[80] Nous devons à László Tengelyi de nous avoir permis de maintenir un cap dans l’écriture mouvante de la pensée richirienne. (Cf. László TENGELYI, « La formation de sens comme événement », in Eikasia, Revista de Filosofia, n° 34, « Marc Richir », Site Internet, septembre 2010, Disponible sur :

http://www.revistadefilosofia.com/, pp. 149-172.

[81] M. RICHIR, Phénomènes, temps et êtres. Ontologie et phénoménologie, Grenoble, Millon, 1987, p. 293.

[82] Idem, Fragments phénoménologiques sur le temps et l’espace, Grenoble, Millon, 2006, p. 184.

[83] Cf. Idem, Méditations phénoménologiques. Phénoménologie et phénoménologie du langage, Grenoble, Millon, 1992, pp. 11-23.

[84] Ibid., p. 21.

[85] Idem, Fragments phénoménologiques sur le temps et l’espace, p. 23.

[86] Cf. H. MALDINEY, Op. cit, p. 143.

[87] M. RICHIR, Méditations phénoménologiques, p. 163.

[88] Idem, Fragments phénoménologiques sur le temps et l’espace, p. 24.

[89] Ibid., p. 20.

[90] Ibid., p. 23.

[91] Ibid., p. 28.

[92] Idem, « La mélancolie des philosophes », in Gilbert HOTTOIS (sous la direction de), L’affect philosophe, Paris, Vrin, 1990, p. 29.

[93] Idem, Phénomènes, temps et êtres, p. 299.

[94] Idem, Méditations phénoménologiques, p. 253.

[95] E. STRAUS, Op. cit., p. 383.

[96] M. RICHIR, Fragments phénoménologiques sur le temps et l’espace, p. 24.

[97] Idem, Méditations phénoménologiques, p. 162.

[98] Ibid., p. 216.

[99] Cf.  Ibid.

[100] Idem, Phénomènes, temps et êtres, p. 20.

[101] Ibid., p. 22.

[102] Idem, Fragments phénoménologiques sur le temps et l’espace, p. 184.

[103] Cf. H. MALDINEY, Op. cit., pp. 419-425. On le devine, la transpassabilité est transpossible (inopinée) et toute transpossibilité est transpassible à une autre.

[104] M. RICHIR, Op.cit.

[105] Selon la belle expression de Florian FORESTIER. Cf. La version 1 de sa thèse de doctorat, Le Réel et le Transcendantal, Enquête sur les fondements spéculatifs de la phénoménologie et le statut du phénoménologique, Université Toulouse le Mirail, octobre 2011, Disponible sur :

http://hal-univ-tlse2.archives-ouvertes.fr/view_by_stamp.php?label=UNIV-TLSE2&halsid=d3gvmcnqpviqbotusovfqm1oa6&action_todo=view&id=tel-00634267&version=1, p. 263.   

[106] M. RICHIR, Phénomènes, temps et êtres, p. 23.

[107] Idem, Méditations phénoménologiques, p. 49.

[108] Idem, Phénomènes, temps et êtres.

[109] Cf. Joëlle PROUST, « L’animal intentionnel », in Terrain, n° 34, « Les animaux pensent-ils ? », Site Internet, mars 2000, Disponible sur : http://terrain.revues.org/944

[110] M. RICHIR, « Le problème de l’incarnation en phénoménologie », in Michel-Pierre HAROCHE (sous la direction de), L’âme et le corps, Philosophie et psychiatrie, Paris, Plon, 1990, p. 164.

[111] C’est dire que le phénoménologique constitue l’origine (du point de vue architectonique) et non le commencement de l’institution symbolique, laquelle, par définition, se donne toujours « d’un seul coup, en l’absence [précisément] de sa propre origine ». (Idem, Méditations phénoménologiques, p. 15.)

[112] Ce poids fantastique du passé depuis lequel s’ébauche le futur n’est pas à confondre avec la Stimmung de l’ennui que nous avons rencontrée parce que l’expérience heideggérienne, comme en témoigne son œuvre, est tout simplement créatrice. (Cf. Idem, « La mélancolie des philosophes », p. 27.)

[113] Il faut prendre garde au fait que le système des signifiants ne correspond pas au discours articulé par les mots — le jeu des signifiants n’est pas le jeu de mots —, mais constitue la signifiance symbolique (pseudo-réflexion transcendantale) qui se joue précisément entre les mots ou les lignes, interfère dans le vouloir-dire institué par la communauté linguistique. En tant que contrepoint du discours, la signifiance est en quelque sorte au vouloir-dire ce que l’harmonique des essences formelles est à la conscience phénoménologique. Les écarts du pseudo-langage mettent ainsi en contact la structure de la langue qui articule une partie des signifiants en mots avec l’expression éclatée et plus ancienne des signifiants.

[114] Quant au symbolique qui s’alimente du phénoménologique, une rencontre autre que celle de l’Autre actionnant à l’aveugle le désir du sujet en tant manque (qui manque aveuglément ce qu’il désire) est possible. Elle signifie que le moi reconquière sa liberté phénoménologique, en pratiquant l’épochè de ses signifiants, de telle sorte que l’Autre devienne la figure incarnée de l’énigme (des phénomènes-de-monde) et institue « à distance » un sujet porteur de l’énigme en sa phénoménalité, une mêmeté irréductible à l’altérité de l’Autre « qui incarne l’Autre en moi et les autres » (Idem,  « Le problème de l’incarnation en phénoménologie », p. 182). Dans cette rencontre heureuse, le sujet comme figure incarnée de l’énigme, vit sa propre vie et ne risque pas à tout instant de passer dans la « vie » désincarnée de l’Autre où la mort s’actionne à l’aveugle.

[115] Jean-Michel RIBETTES cité par Clément ROSSET, in Le philosophe et les sortilèges, Paris, Minuit, 1985, pp. 114-115.

[116] M. RICHIR, Op. cit, p. 167.

[117] Ibid., p. 164.

[118] Idem, Méditations phénoménologiques, p. 21.

[119] Idem, « Le problème de l’incarnation en phénoménologie », p. 179.

[120] Ibid., p. 184.

[121] Cf. Idem, Fragments phénoménologiques sur le temps et l’espace, p. 269.

[122] Ibid., p. 318.

[123] Ce qui veut dire que l’écart interne à la conscience, le en-vue-de-soi, est corrélatif de la rencontre avec les phénomènes-de-monde et de la rencontre avec une autre version de la rencontre avec les phénomènes-de-monde.

[124] Cf. F. FORESTIER, Op. cit., p. 242.

[125] M. RICHIR, « Les animaux et les dieux », in Champ Psychosomatique, n° 4, 1995, p. 71.

[126] Ibid., p. 70.

[127] Alain CUGNO cité par F. FORESTIER, in « Alain Cugno : la libellule et  le philosophe » (compte rendu), in Actu-philosophia, Site Internet, 20 mai 2011, Disponible sur :

http://www.actu-philosophia.com/spip.php?article303, note 10.

[128] M. RICHIR, « Lieu et non-lieux de la philosophie », in Autrement, n° 102, « A quoi pensent les philosophes », novembre 1988, p. 21.

[129] Cf. Juliette CERF, « Le philosophe Giorgio Agemben, ‘‘La pensée, c’est le courage du désespoir’’», in Télérama, n° 3243, 10-16 mars 2011, pp. 11-16.