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Méditation sur Les mystères de la Création à travers Le Cimetière Marin de Valéry et Rubaiyat de Khayyâm

Paul Valéry, poète symboliste de la première moitié du 20e siècle, est l’héritier de l’univers allégorique et mystérieux des symbolistes pionniers comme Verlaine, Rimbaud et Mallarmé ; des intellectuels pour qui le monde n’est qu’un ensemble de symboles, la mission des poètes consistant à les décrypter ;

La poésie de Khayyâm, savant Perse de 11e -12e siècles, regorgeant de symboles et d’allégories, le place dans le rang des poètes symbolistes. Il a souvent montré de la stupeur devant les manifestations ésotérique de l’univers et la philosophie dela Création, invitant ainsi l’homme à goûter aux plaisirs et aux jouissances du monde matériel.

Il n’y a pas l’ombre d’un doute que la notion de la mort constitue le thème essentiel, abordé par ces deux poètes. À travers « le Cimetière Marin » Valéry a essayé, grâce à sa riche imagination, de présenter une cristallisation naturelle de la fin de la vie humaine. Le cimetière de Sète, situé tout près de sa ville natale et surplombant la mer, lui fournit un bon prétexte pour composer ce poème, qui est une réflexion sur la mort et l’anéantissement du corps humain.

 Le Cimetière Marin prend ses origines dans les milieux symbolistes ; la nature, renfermant les trésors cachés et symbole des merveilles de la Création chez les poètes comme Valéry, attire bien son attention.

 Tout comme Valéry, Khayyâm est un écrivain – philosophe et penseur rationaliste, regardant le monde d’un œil objectif et de ce fait, jette un regard plein de sagesse sur l’énigme dela Création; bien que l’orientation générale des Rubaiyat soit dirigée vers les plaisirs terrestres, l’accent y est mis également sur le caractère éphémère de l’existence et l’imminence de la mort :

Dès l’aube, à la taverne une voix me convie,

Disant : « folle nature au plaisir asservie,

Lève- toi, remplissons notre coupe de vin

Avant qu’on ait rempli la coupe de la vie ! (Khayyâm, p : 114)

 L’attitude de Valéry envers la fugacité du monde, sa méditation sur l’état de l’existence, sa réflexion sur la mort et la Vie Future, ses préoccupations concernant la destinée humaine et les mystères de l’univers, tout cela évoque l’univers poétique et les réflexions de Khayyâm. Il est contrarié de constater que le monde, décevant et porteur d’espoir en même temps, n’a qu’un tragique dénouement. Cette recherche se fixe comme objectif de passer en revue la notion de la mort et de l’existence dans le « Cimetière Marin » de Valéry d’une part et les Rubaiyat de Khayyâm de l’autre. Et à la fin nous tenterons de fournir des réponses aux questions suivantes :

 Pourquoi Valéry et Khayyâm redoutaient-ils la mort ?  Cette appréhension est-elle liée à leur pessimisme ou à l’étroitesse de leur esprit, ou est-elle le fruit de facteurs ontologiques ? A travers cette recherche, nous allons d’abord montrer comment le monde imaginaire de Valéry et de Khayyâm, imprégné de symboles et d’allégories poétiques, fournira une occasion pour réfléchir sur la Création, en présentant une image objective de la mort, pour ensuite aborder leur réflexion philosophique. Nous allons également étudier aussi bien les points communs que leurs divergences philosophiques et intellectuelles pour ce qui est de leur regard à propos de la mort et des mystères de la Création.

Le débat

1- Le monde mythique de Valéry et de Khayyâm

En s’appuyant sur sa connaissance, elle-même fondée selon les règles de la sagesse, l’homme a tenté, tout au long de l’histoire, de fournir des réponses à certaines questions. Mais la plupart du temps, les choses outrepassaient ses connaissances; alors en s’appuyant sur les mythes et les légendes, il a essayé de rendre compréhensibles les observations restant en dehors de ses connaissances, afin de triompher des angoisses dues à l’incapacité de les surpasser, ou en fournissant une explication quelconque, de rendre ses réalités plus saisissables; alors les mythes occupèrent une place plus importante que les légendes ou les histoires que les hommes se racontaient et qui constituaient des besoins essentiels pour eux.

En fait, sur le plan littéraire et de l’art, la plupart des mythes étaient l’objet d’inspiration pour les ouvrages littéraires et artistiques, tout en étant à l’origine de la créativité humaine :

Les convergences entre mythe et littérature trouvent leur parfait accomplissement ou leur aboutissement logique dans la construction, à travers les textes littéraires de mythes dans lesquels la littérature se met elle-même en question. Ces mythes interrogent les raisons, les modalités ou les finalités de l’activité créatrice, ils construisent des réponses à ces interrogations. (Haut-Brichard, p : 67)

 Le thème de la mort et la réflexion sur l’ordre de la Création constituent, entre autres, les principales préoccupations des hommes et avaient influencé les poètes et les artistes. La mort est le plus ancien double de l’homme tout au long de l’histoire, c’est pour cela que l’esprit imaginatif et mystificateur de l’humain a souvent cherché à en fournir une image ou une définition quelconque, dans l’espoir de la rapprocher de son imagination et de son intelligence.

 Les points de vue de ces deux poètes à propos de la mort présentent cette caractéristique; ils essayent, grâce à des allégories et des images souvent inspirées des manifestations et des forces naturelles, de présenter une image de la mort et de l’ordre de l’existence, tout en gardant un regard teinté de mythologie.

Le poème de Valéry débute avec une image allégorique – ce toit tranquille – d’une nature marine :

Ce toit tranquille, où marchent des colombes,

Entre les pins palpite, entre les tombes. (Valéry, p : 147)

 Les petites barques des pêcheurs, dotées des voiles blanches ,apparaissent comme des colombes marchant sur les vagues; or dès le début du poème, Valéry en utilisant le mot « les tombes » symbolisant la mort ,et en l’associant aux éléments existants dans la nature, la mer, les pins et le midi le juste, incarnation du soleil au milieu de la journée, crée ainsi une atmosphère effroyable au sein du poème; en fait l’imagination poétique de Valéry associe la gloire et la tranquillité régnant dans la nature à la réalité inévitable de la mort, sans vouloir éluder les beautés de la vie et le pouvoir de la mort; et il continue ainsi :

La mer, la mer, toujours recommencée

O récompense après une pensée

Qu’un long regard sur le calme des dieux! (Valéry, p : 147)

 La mer constitue, d’une part, un symbole naturel qui meurt sans cesse et ravive aux yeux du poète; de l’autre le poète en contemplant la nature, voit dans la mer un bienfait de la part de Seigneur pour la vie de l’homme; d’ailleurs en se servant l’expression « le calme des dieux » qui incarne la présence de Neptune, dieu de la mer, Valéry fait son entrée dans le monde mythique, tout en offrant un aspect légendaire à sa poésie .

De son côté, Khayyâm, en se servant des éléments productifs de la nature – un nuage et l’herbe – parle de l’amertume de la fin de vie humaine, et du vin rouge qui le délivrent des calvaires de l’existence:

          Vois ! de nouveau sur l’herbe un nuage est en pleurs.

Pour vivre il faut du vin aux charmantes couleurs.

C’est nous qui contemplons aujourd’hui ces verdures ;

Ah ! Qui contemplera sur nos tombes les fleurs ? (Khayyâm, p : 239)

Il se penche ensuite sur la structure de l’univers, passant outre les mystères dela Création, il s’appuie sur les forces de son imagination et sa réflexion créatrice de mythes ; ainsi il tente, par tous les moyens, d’exprimer aussi bien sa stupeur que sa faiblesse pour déchiffrer l’énigme de l’existence et la mort.

Le monde mythique de Valéry s’exprime de la sorte dans la deuxième strophe :

Quel pur travail de fins éclairs consume

Maint diamant d’imperceptible écume,

Et quelle paix semble se concevoir! (Valéry, p : 148)

A travers ces allégories impénétrables, l’auteur essaie de donner un sens à l’univers, et définir les phénomènes ou les forces surprenantes qui l’entourent; « de fins éclairs » est une allégorie du temps cruel qui taille petit à petit le corps en diamant, un homme qui n’est qu’une « écume» invisible et insignifiante sur terre, bien que son anéantissement blesse le poète dans son amour-propre.

La métaphore «cruche» est, à plusieurs reprises, employée par Khayyâm comme symbole de l’anéantissement de l’homme; en fait la cruche n’est qu’une image défigurée du corps sans vie de l’homme, démontrant ainsi son anéantissement sur terre et l’injustice dont il fait l’objet :

Comme moi cette cruche un jour fut un amant.

Esclave des cheveux de quelque être charmant.

Et l’anse que tu vois à son col attaché.

Fut un bras qui serrait un beau cou tendrement. (Khayyâm, P : 256)

Le dernier quatrain aborde implicitement le mythe de la création, le statut de Créateur et de la créature. Il dévoile également l’ignorance du poète face à la philosophie de l’existence :

c’est par le biais de l’évolution ainsi que la conversion successives des formes autrement dit la métamorphose matérielle que Khayyâm tente de représenter la mort en parlant de la cruche ,la terre et la végétation sorti de la terre ,et c’est avec un grand regret qu’il décrit la tournée incessante des particules de la vie à la mort ,et de la mort à la vie. (Etemâd, p : 48 )

La troisième strophe du poème de Valéry, ne fait que reprendre les précédentes :

Stable trésor, temple simple à Minerve,

O mon silence! . . . Édifice dans l’âme,

Mais comble d’or aux mille tuiles, Toit! (Valéry, p : 148)

Minerve, déesse de la connaissance et du savoir, est un précieux trésor durable aux yeux du poète rationaliste qu’est Valéry; pour qu’il puisse se pencher, sous forme d’un profond silence poétique, sur les mystères et les merveilles de la nature.

Mais il prend ses distances d’avec les étendues mythiques à partir de la cinquième strophe et sa poésie fait le portrait du monde terrestre, c’est pour cette raison qu’il parle en termes explicites de ses angoisses et ses préoccupations :

Je hume ici ma future fumée,

Et le ciel chante à l’âme consumée

Le changement des rives en rumeur. (Valéry, p : 148)

De son côté Khayyâm dévoile dans le cadre du quatrain suivant son embarras devant la destinée humaine et l’anéantissement de la grandeur humaine; son amertume est d’autant plus grande qu’il met en doute l’immortalité de l’âme :

L’Univers n’est qu’un point perdu dans nos alarmes ;

L’Oxus n’est qu’une trace infime de nos larmes ;

L’Enfer n’est qu’une étincelle auprès de nos ennuis ;

L’Eden qu’un court moment de nos jours pleins de charmes. (Khayyâm P : 206)

Dans le cadre de la sixième strophe, Valéry prend constamment le Ciel à témoin, celui qui est au-dessus de nos têtes et qui est témoin oculaire de notre manière de vivre et de mourir, et se croit froissé de se voir confiné par les contraintes matérielles, et qui va de plus en plus vers la disparition :

Beau ciel, vrai ciel, regarde-moi qui change!

Valéry a mis à nu ses tendances d’auto-admiration et narcissiques dans le cadre des septième et huitième strophes. Cette attitude se manifeste également dans la plupart des recueils poétiques de Valéry, comme par exemple dans « La jeune Parque» et « Charmes ». Ces prises de position ont leur origine dans le désir du poète de raconter ses intentions intimes et ses embarras devant les désillusions, et qui aboutissent enfin au « moi » du poète :

L’âme exposée aux torches du solstice,

Je te soutiens, admirable justice

Regarde-toi! . . . Mais rendre la lumière

Suppose d’ombre une morne moitié. (Valéry, p : 148)

A la réalité objective ou prétendue telle du naturalisme, à l’impassibilité parnassienne, le symbolisme a substitué, avec la caution de Schopenhauer, un univers égocentrique : si le monde est ma représentation, l’univers extérieur ne fait que renvoyer au moi son image. (Marchal, p : 107)

Par contre Khayyâm n’est nullement imprégné par des attitudes d’auto-admiration et narcissistes, pour lui l’humilité, la souffrance et l’oubli de soi constituent l’unique voie de la survie humaine :

Chers amis, convenez d’un rendez- vous, exprès.

Une fois réunis, tâchez d’être bien gais.

Et lorsque l’échanson remplira votre coupe,

Buvez en souvenir du pauvre que j’étais ! (Khayyâm, P : 178)

Contrairement à Valéry qui n’a pour interlocuteur que lui-même, n’ayant aucun lien avec les autres, Khayyâm s’entretient sans cesse avec autrui, et tente par tous les moyens de partager ses expériences, son savoir ainsi que ses acquisitions sous forme de raisonnements philosophiques, de réflexions profondes et pleines de sagesses avec les autres.

Dans les méandres de ses poèmes, Valéry juge son esprit digne de tous les bienfaits, et tente de lui épargner les fléaux de l’existence, et se voit en même temps aux prises avec les ingratitudes et les cruautés du temps, qui méprise la grandeur de l’âme du poète, tout en ignorant ses tendances narcissiques, ce qui a pour corollaire la solitude du poète :

                    O pour moi seul, à moi seul, en moi-même,

Auprès d’un cœur, aux sources du poème,

Entre le vide et l’événement pur,

J’attends l’écho de ma grandeur interne (Valéry, p : 149)

Bien que les poètes se réservent un regard poétique, aucun signe de lyrisme ni de chant voluptueux dans ce poème de Valéry; et ses obsessions concernant la mort n’ont pas trait aux désillusions passionnelles ou sociales, par contre elles prennent leurs racines dans ses réflexions philosophiques, et à en croire ses regards rationalistes, elles sont les fruits d’une réalité inévitable qui est la mort.

  2. Approches philosophiques et ontologiques dans les poèmes de Valéry et de Khayyâm

Tout au long de l’histoire, il existait des approches et des réactions déférentes à l’encontre de la mort, lesquelles se résument de manière suivante : des religions révélées offraient pour la plupart un regard mystique et admirateur de la mort, alors que certains philosophes épicuriens, à l’instar d’Epicure affichaient un regard plutôt effroyable sur la mort; et tout en faisant l’éloge des jouissances et des  plaisirs de la vie, ils avaient essayé d’oublier la mort, de même que les stoïciens possédaient une image effroyable de la mort.

Valéry et Khayyâm avaient chacun une vision différente de la mort, et ils se sont servis de la littérature, notamment un monde poétique riche en allégories et métaphores, pour en offrir une image.

Khayyâm, bien qu’éminent poète, avait présenté ses réflexions philosophiques aussi bien dans ses poèmes que dans le cadre de ses ouvrages scientifiques ; à titre d’exemple on peut donner son « Essai sur l’Algèbre » à propos des mathématiques par exemple. (Dashti, p: 89)

Alors on peut dire que, contrairement à ses contemporains, il se servait de la poésie comme d’un outil pour exprimer ses réflexions philosophiques :

Ses contemporains ne le prenaient pas comme un poète : il ne ressemblait ni à Onsori, auteur des odes, ni à Farrokhi, un panégyriste, ou Ferdowsi, poète épique …or il faut le considérer comme un poète renommé mettant ses poèmes au service de ses réflexions philosophiques. (Dashti, P : 177)

A travers le «Cimetière Marin» Valéry adopte une approche philosophique et en principe ontologique :

Valéry s’est moins attaché à pratiquer la philosophie qu’à la penser dans un double mouvement de contestation de ce qu’elle est, et de recherche de ce qu’elle pourrait puis sans doute devrait être. (Jarrety, P : 391 )

Comme Khayyâm, il juge inutile et vaine toute recherche au sein des phénomènes et les mystères dela Création. C’est pour cela qu’il lance un vrai défi à tous ceux qui cherchent, en étudiant la nature, à déchiffrer les mystères de l’existence :

Sur mes yeux clos, secrets éblouissants,

Quel corps me traîne à sa fin paresseuse,

  Pour jeter ensuite un regard au Cimetière de Sète, et renouer le dialogue avec ses défunts ancêtres :

                     Quel front l’attire à cette terre osseuse?

                     Une étincelle y pense à mes absents. (Valéry, p : 149)

Cette étincelle pourrait servir de métaphore pour un déchiffrage des mystères de l’existence; le poète se croit impuissant devant les mystères dela Création; alors, lorsqu’il n’arrive pas à comprendre l’essence de l’existence, voila ce qu’il en déduit :

Ici venu, l’avenir est paresse.

Le futur c’est la vie dans l’Au-delà, et y croire selon Valéry, est absurde et illusoire, et un signe de paresse. En fait lorsque le poète se croit impuissant devant le sens de l’existence, il adopte la voie la plus facile, autrement dit il le déni. Malgré son refus de l’Au-delà, il chante gloire en Dieu sous forme d’une étonnante métaphore :

Tête complète et parfait diadème,

Je suis en toi le secret changement. (Valéry, p : 149)

  Ensuite, en tant qu’un être humain, livré aux inconnus de l’univers, il reconnaît les embarras de son esprit devant un univers insaisissable, et sous forme d’un être humain aux prises avec des incertitudes, se croit un être difforme :

          Mes repentirs, mes doutes, mes contraintes

Sont le défaut de ton grand diamant! (Valéry, p : 150)

La fréquence du première personne de sujet « je » tout au long de « Cimetière Marin » démasque d’un côté les tendances narcissiques de Valéry, et de l’autre exprime un regard philosophique particulier qu’on dénomme souvent une approche phénoménologique, analysable dans la continuité des réflexions ontologiques du poète. L’attitude existentialiste, contrecarrant l’idée de la mort, va de pair avec un savoir phénoménologique.

En adoptant une attitude agnostique, Khayyâm juge infructueuse toute réflexion sur le sens de l’existence et le déchiffrage des mystères dela Création; ses approches fatalistes et ses attitudes peu ou pro nihilistes, à côté de sa réflexion sur la mort et l’anéantissement de l’humain, met le poète dans un embarras constant chaque fois qu’il se penche sur la réalité de la Création.

Bien qu’inculpé d’impie par certains, Khayyâm a chanté la gloire divine dans la plupart de ses traités scientifiques; y compris dans celle de « Fi-Alvodjod » (être); Alors ses interrogations philosophiques n’avaient nullement une portée athéiste, mais elles prenaient leur origine dans son refus du fatalisme, très en vogue à l’époque, et une croyance imparfaite; on peut peut-être considérer ses attitudes audacieuses à mi-chemin entre le déterminisme et le refus:

Khayyâm avait offert une solution intermédiaire, entre le déterminisme, à savoir les principes de croyance et une sensibilité métaphysique d’un côté, et la religion de l’autre; il a dépassé les limites de la religion et de la sagesse; la première est basée sur le credo, incertain en principe, et la seconde n’est qu’une intuition. Les deux symbolisant un vain effort en vue de déchiffrer le mystère dela Création ; un mystère impossible à décrypter, il faut faire avec en l’affectionnant. (Amin Razavi, p :127)

Plus l’auteur de «Cimetière Marin » progresse vers la fin du poème, plus sa verve poétique devient expressive et mordante à la fois, et sa colère redouble de force en raison de l’issue tragique de l’existence :

                     Les cris aigus des filles chatouillées,

                     Les yeux, les dents, les paupières mouillées,

                     Le sein charmant qui joue avec le feu,

                     Le sang qui brille aux lèvres qui se rendent,

                     Les derniers dons, les doigts qui les défendent,

                     Tout va sous terre et rentre dans le jeu! (Valéry, p : 150)

Le poète juge passagère la grandeur et la beauté humaine, il semblerait qu’il cherche une sorte d’immortalité. D’après lui, tout ce qui est passager et fugace ne mérite pas notre attachement.

Cependant, il chante des louanges à l’adresse du Créateur, mais cela n’empêche qu’il ne mette pas en doute la vie après la mort, comme il a déclaré :

                     Et vous, grande âme, espérez-vous un songe

                     Qui n’aura plus ces couleurs de mensonge

                     Qu’aux yeux de chair l’onde et l’or font ici?

                     Chanterez-vous quand serez vaporeuse?

                     Allez! Tout fuit! Ma présence est poreuse,

                     La sainte impatience meurt aussi! (Valéry, p : 150)

De son côté Khayyâm dit aussi :

                      Nous sommes des jouets entre les mains du Ciel

                      Qui nous déplace comme il veut : c’est notre maître.

                      Au jeu d’échec, nous sommes des pions éternels

                     Qui tombent un à un tout au fond du non – être. (Khayyâm, p : 22)

A travers ce quatrain, le poète persan porte un regard objectiviste et riche en sagesse sur ce qui l’entoure, et n’accorde aucune légitimité au monde imaginaire ; et il juge instable et indigne d’intérêt tout ce qu’on croit appartenir à l’Au-delà.

Il en est de même pour ce qui est de la vision du monde de Khayyâm, du moment où l’existence se soit limitée à la vie sur terre sans aucune allusion à l’Au-delà :

Un débat infini oppose donc, comme deux absolus, la pensée de la mort et la mort de l’être pensant. La même ambiguïté se retrouverait dans toutes les manières que nous avons de protester contre le scandale de l’au-delà. (Jankélévitch, p. 430)

 L’impression d’une vie courte et passagère et des choses perdues est d’autant plus regrettable, qu’on redouble de force pour tirer profit des beautés et des plaisirs que ces instants fugitifs nous le procurent.

De même Valéry parle d’un ton malheureux de la disparition et de l’enterrement du « sein charmant » de la bien-aimée, Khayyâm lui emboîtant le pas dit :

Vois l’herbe dont le bord du ruisseau s’agrémente.

On dirait le duvet d’une lèvre charmante.

Ne pose pas tes pieds sur l’herbe avec dédain,

Par la le sol était un visage d’amante. ( Khayyâm, p : 122)

En fait, la réflexion philosophique et intelligible de ce duo sur la mort, qui grâce à leur pouvoir imaginatif offre une expression de sagesse à leurs poèmes, est un effort de leur part pour déchiffrer les mystères de l’existence sans refléter pour autant leur vision absurde teintée d’athéisme :

Entre la résignation a priori et la résignation a posteriori, le rapport est le même qu’entre un scepticisme systématique et un doute instruit par les échecs et les déceptions. (Jankélévitch, p. 172)

 A partir de ces dernières strophes, Valéry, à l’exemple de Khayyâm, attire notre attention sur les beautés de la vie afin de profitant de chaque instant; il nous invite à décrypter, sa grandeur et sa majesté, tout en goûtant à ces joie, jouissance, émotion, et vivacité; il nous déconseille de nous creuser la tête pour saisir les secrets dela Création; par contre, il faut nous relever, vivre dans la joie et la jouissance :

Non, non! . . . Debout! Dans l’ère successive!

Brisez, mon corps, cette forme pensive!

Buvez, mon sein, la naissance du vent!

Une fraîcheur, de la mer exhalée,

Me rend mon âme . . . O puissance salée!

Courons à l’onde en rejaillir vivant. (Valéry, p : 150)

Enfin, nous allons clore le débat par un quatrain de Khayyâm, qui n’est qu’une chanson à la gloire dela Création, qui nous exhorte à profiter des instants de la vie :

Les roses et le pré réjouissent la terre.

Profite de l’instant : le temps n’est que poussière.

Bois du vin et cueille des roses, échanson,

Car déjà, sous tes yeux, roses et pré s’altèrent. (Khayyâm, p : 200)

 Conclusion      

Le recours à l’univers mythique a fourni une occasion favorable à Valéry et à Khayyâm afin d’exprimer, sous forme des figures poétiques, leur vision de la mort, tout en livrant des impressions imaginatives et philosophiques de la mort, ils ont présenté leur vision ontologique concernant cette question préoccupante de la vie humaine.

Les visions ontologiques et épistémologiques de ces deux poètes n’étant pas fondées sur des bases solides, alors tout débat touchant les sujets inaccessibles au bon sens, les met dans un énorme embarras; face à la mort ,le duo adopte une attitude agnostique, et juge infructueuse toute réflexion pour déchiffrer les mystères dela Création; Tout comme Valéry, Khayyâm est déçu de voir évanouir tous ses espoirs avec la mort, c’est pour cela qu’il invite tout un chacun à tirer profit de tous les instants .

A la fin de son long poème, Valéry, après avoir dressé un serment philosophique sur la mort, accepte cette dernière comme une réalité inévitable et inséparable de l’ordre de l’existence, et parle aussi éloquemment que Khayyâm lorsqu’il dit :

Le vent se lève! . . . il faut tenter de vivre! (Valéry, p : 150)

En fait l’angoisse et l’appréhension de ces érudits, ne sont nullement dues à leur attitude vulgaire envers le monde, mais elles prennent leurs origines dans leur regard philosophique, sans pour autant être forcément un regard désespéré et pessimiste, mais doué d’un fondement ontologique. Chanter la mort est comme célébrer la vie, estimer et apprécier l’existence brève mais précieuse de l’homme. Alors leur regard sur la mort, en apparence une réaction virulente contre l’atrocité de la mort, mais en réalité c’est une occasion pour attirer l’attention sur l’essence de l’existence ; l’accent mis sur la fugacité de la vie humaine, n’est pour autant pas dû à une désillusion ou un obscurantisme, mais  est dû au réalisme et à l’intelligence de ces deux poètes.

Alors le fait que Khayyâm éprouve du dépit face à la fin tragique de l’existence, n’est guère imputable à ses affres de la mort mais attribuable à ses réflexions philosophiques ou à son attitude agnostique ; Valéry adopte la même attitude face à l’existence et ses mystères; en emboîtant le pas au poète persan, il invite l’homme à la vie et à goûter ses plaisirs, il apprécie l’existence, en incitant à tirer profit des bienfaits et des beautés de la nature.

Bibliographie

Œuvres persanes

    – Amin Razavi, Mehdi. Sahbây- e kherad / Le vin de la raison. Téhéran, Sokhan. 2005

    – Etemâd, Mahmoud(1983) Sher-e falsafi-e khayyâm / Poésie philosophique de Khayyâm. Téhéran, Sahar.

    – Dashti, Ali (1998) Dami bâ Khayyâm / des moments avec Khayyâm. Téhéran, Asâtir

    – Ghanbari, Mohammad Reza (1998) Khayyâm Nameh / Sur Khayyâm. Téhéran, Zavvar

    – Hedayat, Sadegh (1972) Taranehâ- e Khayyâm / poèmes de Khayyâm. Téhéran, Parastou

     – Khayyâm, Omar (2009) Rubaiyat de Khayyâm. Téhéran, Gooya

      Œuvres françaises

      – Bellemin Noël (1971) Les critiques de notre temps et Valéry. Garnier frères. Paris

      – Brunel, Pierre (1988) Dictionnaire des mythes littéraires, Rocher. Paris

      – Brunel, Pierre (1992) mythocritique. Puf. Paris

     – Diel, Paul (1990) Le symbolisme dans la mythologie grecque. Petite bibliothèque payote

     – Huet-Brichard, Marie-Cathrine (2001) littérature et mythologie. Hachette. Paris

     – Jankénévitch, Vladimir (1977) La Mort. Paris. Flammarion

     – Jarrety, Michel(1991) Valéry devant la littérature. Puf. Paris

    – Marchal, Bertrand(1993) Lire le symbolisme. Dunod. Paris

    – Philippon, Michel (1993) Une poétique en poèmes. Bordeaux. Presses Universitaires

    – Valery, Paul (1990) œuvres complètes. Paris. Gallimard