Mondes européens

De l’éthique de la confiance à l’esthétique postmoderne de paix. Des machines de paix

Puisque les dauphins sont des rois
Tout seul le silence s’impose
Puisqu’il revient à qui de droit
De tenter les métamorphoses
Puisque les révolutions
Se font maintenant à la maison
Et que lorsque le monde implose
Ce n’est qu’une nouvelle émission

(Jean-Louis Aubert, Temps à nouveau)

1) La relation de confiance : une approche pragmatique de la paix

La question de la paix peut être abordée sous l’angle pragmatique et nous le verrons, esthétique, du rapport de confiance. Cette perspective offre, entre autres mérites, de ramener la question de la paix sur terre en la découplant des utopies les plus idéalistes et des catastrophismes en tout genre. Dans un monde où la technologie de la décision humaine s’est substituée aux eschatologies religieuses et aux téléologies de la modernité, la confiance est devenue la garante fragile d’une paix que l’humanité doit s’efforcer de conquérir sur elle-même. Ainsi, la paix s’obtient-elle désormais à coups de concertations politiques, de mesures sociales, de principes de précaution destinés à répondre à des situations aussi bien réelles qu’anticipées. Et cette anticipation peut relever tout autant du fantasme que du calcul scientifique.

Il n’y a pas jusqu’aux guerres actuelles qui ne soient préventives pour peu que l’on souscrive à la vision d’avenir qui les porte. Pas d’acte terroriste qui ne requiert un savant de travail de mise en scène. En ce sens, il y a également une esthétique de la guerre qui emprunte tout à la fois à la science-fiction (on aurait parlé autrefois de futurisme), à l’iconographie hollywoodienne et à la performance artistique (1). Les opérations du duo d’artistes québécois « Action Terroriste Socialement Acceptable » illustrent à merveille cette collusion entre terrorisme et esthétique. Dans ce cas précis, la violence de la provocation est au service d’un engagement social (multiculturalisme, protection de l’environnement) qui lui confère à la fois lisibilité et légitimité.

Le temps est donc révolu où la confiance faisait figure d’absolu, revenait étymologiquement à la foi, voire à la Loi. Jusqu’à ces dernières années, la confiance était tout au plus un indice de consommation soumis à des fluctuations d’autant plus fortes et inconsistantes que disparaissaient de l’horizon les Grands récits. Il aura fallu attendre la fin des années 1990 pour que la notion de confiance revienne au goût du jour. C’est peut-être l’ouvrage de Francis Fukuyama, La confiance et la puissance, qui aura achevé de mettre la confiance (trust) sous le feu des projecteurs. Aujourd’hui plus que jamais, économistes, sociologues et politologues s’accordent sur les bienfaits de la confiance dont ils s’attachent à redéfinir le cadre conceptuel, mais aussi la valeur éthique. S’il est entendu que la guerre a pour terrain d’élection l’économie (lutte des classes, concurrence, boycott, blocus), la confiance semble ouvrir la perspective d’un libéralisme plus humain misant sur le capital social et la pacification des relations économiques. D’une telle perspective, on est en droit de se demander si elle n’est pas une énième ruse mise au point par le libéralisme pour monnayer ce qui, par définition, ne s’achète pas. Car, à l’évidence, il y a une plus-value à tirer de la relation de confiance.

2) Le renouveau éthique de la confiance : nouvelles perspectives économiques et sociologiques

Quoi qu’il en soit, l’accent mis sur la notion de confiance signale un changement notable d’épistémè dans le champ des sciences sociales. Le primat traditionnellement accordé au rationalisme économique et à la recherche de l’intérêt individuel se double d’une prise en compte de l’aspect qualitatif des rapports économiques et des formes collectives de la décision humaine. S’inspirant de Georg Simmel et d’Émile Durkheim, nombre de travaux actuels tentent d’évaluer les bénéfices qu’il y a à tirer : d’échanges commerciaux fondés sur un principe de coopération, du dépassement de modèles socioéconomiques reposant sur l’opportunisme et la méfiance (à l’instar du taylorisme, par exemple) ou encore de la gestion intelligente des ressources humaines. D’un point de vue méthodologique, la confiance impose de considérer le phénomène économique (la monnaie, l’entreprise) dans sa complexité historique, culturelle et sociale. C’est ce qui fait précisément la richesse de réflexions comme celle de Michel Aglietta et André Orléan qui envisagent la monnaie dans son rapport avec les institutions humaines (politique, histoire, psychologie, etc.) plutôt que de la considérer de façon intrinsèque (2). Dans le même ordre d’idée, un des mérites de l’argumentation de Francis Fukuyama est de rattacher l’efficacité des modes d’organisation économiques aux habitudes sociales et culturelles qui les sous-tendent.

[…] même si les droits de propriété et les autres institutions économiques modernes furent nécessaires à la création d’entreprises modernes, nous perdons trop souvent de vue que celles-ci reposent sur un soubassement d’habitudes sociales et culturelles que nous avons trop tendance à tenir pour acquises. Les institutions modernes sont une condition nécessaire, mais pas suffisante, de la prospérité moderne et du bien-être social qu’elle sous-tend ; pour qu’elles fonctionnent correctement, il faut que s’y mêlent certaines habitudes sociales et éthiques traditionnelles (3).

Ainsi il y aurait en quelque sorte un inconscient « prémoderne » du libéralisme qui disposerait à plus ou moins de confiance et engendrerait une diversité de formes collectives de production. Selon le prophète de la « fin de l’histoire », c’est précisément dans ce fond culturel et social qu’il faudrait chercher la raison des différences de performance entre modèles économiques français et américains ou encore la similitude inattendue entre modèles américains et japonais (4). Si elle se prête aux pires manipulations (dont celle qui consisterait à en faire la raison culturelle de discriminations économiques), la confiance permet, plus fondamentalement, d’opérer un déplacement de l’économique hors de lui-même (c’est-à-dire hors de son formalisme tautologique, d’aucuns diraient de son narcissisme disciplinaire) pour le situer dans le substrat des pratiques sociales. Comme le soulignait fort justement Émile Durkheim, le contrat – à l’instar de l’économie, pourrait-on rajouter – suppose toujours autre chose que lui-même.

C’est peut-être dans le domaine de la sociologie que l’on trouve le plus grand nombre de travaux récents consacrés à la confiance. Selon Piotr Sztompka, cet intérêt pour la confiance devrait être resitué dans le cadre épistémologique plus général du passage d’une sociologie (celle d’Augustin Comte ou de Karl Marx) globalisante et opérant à partir de catégories figées (comme celles de classe, de situation économique, de schème d’installation) vers une sociologie (celle de Max Weber ou de George H. Mead) plus sensible à la trame complexe des interactions sociales et prenant en compte des indicateurs sociaux intangibles (comme le sens, la valeur, le symbole) (5). En outre, il est intéressant de noter que Piotr Sztompka et Francis Fukuyama en appellent tous les deux à Alexis de Tocqueville (qui n’aura jamais été plus à la mode…) pour réhabiliter une approche culturaliste (du fait social ou économique) capable de considérer l’action humaine au-delà de ses seules déterminations rationnelles ou bien psychologiques. La confiance constitue précisément un de ses indicateurs souples permettant d’appréhender la complexité des rapports humains dans une société où l’incertitude (à l’égard du futur, des politiques, de l’étranger) et les différences (sociales, économiques, culturelles) se généralisent en même temps que le niveau d’interdépendance et le désir de coopération (à des fins économique, sociale ou environnementale) entre les individus augmentent.

Les institutions humaines sont construites par des êtres humains et fondées sur des rôles, des normes et des décisions humaines. Notre interdépendance sans limites et notre vulnérabilité mutuelle est fascinante. Dans une large mesure, c’est parce que nous faisons confiance aux autres que nous nous arrangeons avec la complexité, l’ambiguïté et le risque. La vie est un champ illimité d’interactions sociales rendues possibles grâce à la confiance que les gens se portent, ce qui fait de la confiance quelque chose de précaire que la méfiance et le manque de fiabilité peuvent compliquer terriblement et fragiliser (6) (nous traduisons).

Comme le note à juste titre le sociologue Anthony Giddens, jamais, dans nos sociétés modernes, n’avons-nous été si bien informés des risques que nous encourions (guerre nucléaire, grippe aviaire, attaque terroriste) et du peu contrôle que nous avions sur eux (7). Ainsi, le risque d’épidémie ou d’attentat ne tient-il qu’à un unique individu qui peut, à lui seul, faire légion. L’envergure, désormais globale, de la menace de même que l’abstraction des technologies mises en œuvre pour la contrer (principe de précaution, prévisions scientifiques, guerre électronique) obligent à un surcroît de confiance « aveugle » (au sens où il ignore la mécanique complexe qui le fonde) caractéristique de notre société moderne qualifiée d’ailleurs par certains sociologues de « société du risque » (8).

Garante possible d’une paix économique et sociale (c’est-à-dire d’une resocialisation des pratiques économiques et d’une approche renouvelée des rapports humains), la confiance apparaît comme un phénomène difficile à appréhender dans la mesure où elle tire sa valeur non pas d’elle-même, mais de ce qu’elle permet (ou empêche). Selon le mot du prix Nobel d’économie Kenneth Arrow, la confiance aurait toutes les vertus d’un « lubrifiant » (9) dont il est sans aucun doute plus facile d’apprécier les effets (dans le système) que de cerner les causes.

Par soucis de rigueur, nous distinguerons (sans pour autant les opposer) trois modalités de la confiance que nous qualifierons respectivement d’« éthique », de « systémique » et de « subjective » :

La confiance est une relation unilatérale qui engage a priori celui qui fait confiance. En ce sens éthique, la confiance s’apparenterait à un don, assorti d’une nécessaire prise de risque, dont il faudrait ne rien attendre en retour. Ce don peut découler soit d’un « élan moral » (10) venant du sujet lui-même (11), soit d’un désir de se confier à autrui, de lui donner ou de lui faire crédit. La confiance (atteinte ou déçue) est ainsi le préalable nécessaire à toute relation de réciprocité. Bien entendu, dans nombre de cas, la confiance et le désir de la susciter peuvent faire l’objet d’habiles calculs et, plus généralement, d’une arithmétique complexe des fins et des moyens (12).

La confiance procède d’un ensemble de normes, de connaissances ou de croyances partagées par les membres d’une communauté (culturelle, professionnelle, familiale). C’est alors la reconnaissance de cette communauté partagée de conventions qui fonde la relation de confiance en vertu d’une double pratique – parfois inconsciente – de la répétition et de la réciprocité (coutume, habitude, usage). Dans la configuration systémique, la confiance vient de ce que l’individu se comporte selon les règles qui peuvent être autant inclusives qu’exclusives. Dans ce contexte, l’interpellation est bien souvent superflue et fait place à la compréhension implicite de codes partagés (dont Bourdieu a démontré qu’elle fondait la distinction sociale) (13).

La confiance est une construction subjective destinée à faire face à l’arbitraire du monde (qu’on le nomme Guerre, Risque, Violence, Anxiété ou Réel) ; elle sert donc à garantir les conditions d’une paix plus ou moins durable (14). C’est, en substance, l’hypothèse que fait Emmanuel Belin dans son ouvrage Pour une sociologie des espaces potentiels :

[…] il n’existe aucune raison définitive de faire confiance, et que toute l’activité culturelle peut être comprise comme la création, des conditions dans lesquelles, malgré cette absence de fondement, l’hypothèse de la relative bienveillance du monde est rendue invraisemblable ; le lien social reposerait, dans cette optique, sur une relation fondamentale d’illusionnement, une promesse inconsidérée et réitérée de sécurité. Nous pouvons formuler cela en deux hypothèses. La première : notre confiance n’est pas fondée, toute nécessaire qu’elle soit. La seconde : ce que l’on appelle « culture » est la mise en scène de cette illusion d’un fondement (15).

Tout l’intérêt de cette hypothèse est de donner une consistance sociologique au concept winnicottien d’ « espace potentiel » (16) et, ce faisant, de placer l’accent sur l’interaction entre le sujet et son environnement plutôt que sur leur exclusive (17) :

La « fonction maternelle » que met en évidence le pédiatre anglais [il s’agit de D.H. Winnicott], c’est tout simplement l’activité sociale par laquelle est mise en place une illusion, un mensonge, un espace potentiel où un être immature puisse librement se tromper sur la nature de son existence. Nous pouvons utiliser ce terme chaque fois qu’une activité sociale est produite pour dispenser un être de rencontrer le réel, pour lui dissimuler quelque chose d’horrible qu’il n’est pas capable d’affronter (18).

Constitutive de l’ordre social, l’activité de « maternage » aurait donc pour vocation de rassurer l’individu et la collectivité sur eux-mêmes (sur leur immaturité si l’on suit Winnicott) afin qu’ils puissent vaquer, en toute insouciance, à leurs occupations quotidiennes. Pour le dire autrement, la paix serait cet exercice réglé d’illusionnement dont l’effet le plus appréciable serait de rendre possible les transactions mondaines sur fond de déni du réel. Si elle répond toujours à la même finalité (celle d’organiser les conditions de l’illusion sociale), la recherche de la confiance peut adopter une variété de formes a fortiori esthétiques. En ce sens, il doit y avoir, nous semble-t-il, une praxis qui est en même temps une poiesis de la confiance, laquelle consiste à bricoler des lieux de paix précaires, des abris de fortune. Si l’illusion de confiance est constitutive du fait social, elle se décline en autant de constructions et de performances idiosyncrasiques. Pensons, par exemple, à Jean-Jacques Rousseau qui retrouve sa confiance perdue en la société (dont il parvient à démasquer l’illusion) dans un rapport renouvelé à la Nature (pratique de l’herboristerie, de la promenade).

Pour autant, il ne faudrait pas en conclure qu’il n’existe qu’une seule esthétique de la confiance. En toute rigueur, il y en aurait au moins deux autres qui correspondraient aux modalités éthique et systémique précédemment envisagées. Tandis qu’une esthétique éthique de la confiance valoriserait le beau geste (don, grâce, charité), une esthétique systémique de la confiance déclinerait la célébration du même (ou répétition) à tout(es) les modes (commémoration, canonisation, fêtes populaires).

3) La confiance comme dispositif esthétique de subjectivation

 

La perspective proposée par Emmanuel Belin permet d’interroger les dispositifs de construction de la confiance ayant cours dans le champ de l’expérience ordinaire comme dans celui de l’expérience artistique. Il s’agit ainsi de comprendre la façon dont ceux-ci font le jeu de l’illusion sociale (dont nous avons vu qu’elle entretient le semblant de maîtrise ou encore l’immaturité) au point de se faire oublier. L’activité de construction de tels dispositifs mobilise autant les ressources symboliques de la culture que les stratégies idiosyncrasiques de subjectivation (19). À la limite la paix ne serait que la mise en place d’une série de médiations ou d’écrans (qui valent d’eux-mêmes tant ils sont vraisemblables) destinés à différer infiniment le surgissement du réel, à le mettre en scène dans des conditions qui soient tolérables. En ce sens, il y a bien une technologie du déni du réel et un art consommé du refoulement.

L’écriture littéraire est bien entendu au nombre de ces dispositifs. Or, bien qu’elle parvienne à donner l’illusion de sa propre transparence (sous les figures du réalisme et de l’autobiographie qui sont autant de tautologies), l’écriture, au fond, ne règle rien. Comme le rappelle Simon Harel, en particulier dans ses travaux sur les mémoires de guerre du psychanalyste Wilfrid Ruprecht Bion (20), l’écriture détournerait bien plutôt le combat pour la paix (intérieure) sur le terrain de sa propre matérialité (21). Davantage, l’écriture porterait sur son corps la marque illusionnée (silences, biffures, ratures) d’une confiance tout le temps à reconquérir. Et il y aurait chaque fois à reconnaître à la faveur de quelles prosodies et topiques l’anxiété est négociée et éventuellement pacifiée à travers la fiction (insularité chez Jean-Jacques Rousseau et Daniel Defoe, espaces hermétiques chez Jules Vernes, paradis artificiels pour Charles Baudelaire et Aldous Huxley). Le rythme (dont on sait l’importance dans l’activité de maternage) constitue également un élément fondamental de cette négociation (22) : pensons à sa fonction de socialisation dans certaines pratiques de prières ou dans les plus contemporaines rave parties.

D’une façon générale, les dispositifs de confiance sont généralement de deux types : soit ils constituent des lieux plus ou moins abstraits et complexes (où l’individu peut trouver refuge et même évoluer) à l’instar de l’espace virtuel des jeux vidéos, soit ils sont le moyen d’une saisie intersubjective du réel (dont ils produisent alors une représentation apaisante ayant valeur de connaissance (23)) : pensons au langage (et plus généralement aux institutions symboliques). Aussi la paix est-elle en général fonction soit d’un Ailleurs réaménagé, soit d’un fétiche (ou d’une prothèse) dont la vérité s’épuise dans l’usage. Encore une fois, il importe ici d’insister sur le fait que ces dispositifs sont dotés d’une consistance, voire d’une topologie (sociale, symbolique) propre qui leur confère une vraisemblance, une certaine forme d’existence. Ne dit-on pas de Jules Vernes qu’il fût un visionnaire (qu’en un certain sens, son angoisse s’est donnée les moyens de devancer le réel lui-même) ?

 

4) Les machines de paix postmodernes

 

Un des traits majeurs de notre postmodernité est d’avoir généralisé (pour ne pas dire standardisé) la production de dispositifs de confiance, mieux, de « machines de paix » (24) sûrement pour répondre à l’ampleur globale du risque qui nous guette (et à la conscience aiguë que nous en avions). On peut même gager que l’hyperconscience du danger à venir réclame un supplément artificiel de confiance, un véritable besoin de paix (plus qu’un désir donc). Besoin dont le système peut régler la prescription (à coups d’antidépresseurs) ou bien qu’il peut manipuler afin de renforcer les conditions de la surveillance (c’est-à-dire forcer la confiance en la Raison d’État au détriment des droits individuels). L’activité tout entière de consommation peut être conçue comme la recherche d’une paix précaire, d’un « réenchantement du monde », selon l’expression de Michel Maffesoli, où la nécessité (et même l’urgence) de l’oubli s’échange avec l’attrait de la nouveauté dans une sorte de vertige perpétuel qu’a bien identifié Zygmunt Bauman.

Idéalement, un consommateur ne devrait jamais fixer son choix, ne devrait jamais considérer un besoin comme totalement satisfait, un désir comme le désir ultime […]. Ce qui compte vraiment, c’est la volatilité, le caractère éphémère de tout pacte ; plus que l’engagement lui-même, qui n’a en tout cas pas le droit de dépasser le temps nécessaire à la consommation de l’objet du désir (ou, plus exactement, le temps suffisant pour que s’évapore le caractère désirable de l’objet) (25).

Aujourd’hui, il y a une paix des supermarchés (qui s’est substituée à celle des cimetières ou bien à celle des églises…) comme il y a une guerre des prix que les boxing days ponctuent comme autant de batailles. Il y a également une économie florissante de la méfiance (ou de la guerre) dont le mot d’ordre politique est la sécurité nationale. Si, comme le souligne Gabriel Josipovici, la postmodernité a érigé le soupçon en institution (26), celle-ci se présente également comme la recherche des moyens pour rendre ce soupçon habitable. En ce sens, la postmodernité est également le lieu d’une resocialisation singulière (celle des tribus, des communautés virtuelles, des réseaux) que la thèse tant de fois rebattue de l’individualisme contemporain – c’est-à-dire de la guerre de chacun contre tous (27) – aura sans doute contribué à masquer.

Les shopping malls, hubs, parcs d’attractions et autres hôtels internationaux sont les dispositifs monumentaux (et en même temps les plus insaisissables tant ils semblent être calibrés sur nos désirs) de cette paix postmoderne (28). Il n’est pas surprenant qu’ils aient attiré l’attention d’une cohorte de sociologues, d’architectes, de philosophes et d’anthropologues depuis ces vingt-cinq dernières années (29). Synthétisant en leur sein la diversité sensorielle, culturelle et sociale de l’expérience humaine, ces dispositifs – souvent associés à la présence de la démocratie – sont des agents de pacification : « Le shopping center se propose d’être un lieu « safe » pour héberger cette « overdose » et, à la fois, abriter les gens – la paix simulée entourée d’objets de toutes les nationalités » (30). Or, cette entreprise de pacification ne peut être appréhendée qu’en pleine conscience de l’organisation complexe qui la sous-tend. Il y aurait assurément beaucoup à dire sur les stratégies d’illusionnement mises ici en œuvre : emploi de matériaux comme le miroir et le verre destinés à renvoyer le consommateur à son image (31) et à effacer toute impression de médiation (physique ou symbolique) avec l’objet (32) ; création d’environnements artificiels, polysensoriels et protecteurs (qui paraîtront toujours familiers (33)) ; liberté apparente de mouvement que matérialisent escalators, ascenseurs (34) et espaces de promenades (qui sont d’ailleurs les lieux d’une nouvelle socialisation des foules). Ce mouvement est tout aussi bien celui du désir d’objets, des files de consommateurs, des circuits touristiques, des flux de capitaux transnationaux que du continuum culturel global. Au fond, l’essence de la paix postmoderne résiderait peut-être dans la mise en scène (35) d’un déplacement qui échapperait aux contraintes de la gravité.