Mondes européens

Chez lui chez l’autre

Texte à paraître au mois d’octobre dans Les Temps Modernes (numéro spécial sur Derrida).

 

 

      Pour Meri

Introduction.

L’hospitalité, Derrida y insiste souvent, ne doit être et ne peut être qu’inconditionnelle: «L’hospitalité est infinie ou elle n’est pas; elle est accordée à l’accueil de l’idée de l’infini, donc de l’inconditionnel»[1], de sorte que «l’hospitalité est inconditionnelle et sans limite ou elle n’est pas».[2] Je voudrais dans les pages qui suivent avancer dans la compréhension de ces propositions, de leur nécessité, en mesurer la portée, y compris en soulignant leurs limites éventuelles, voire leur caractère aporétique, tant, ici, l’inconditionnalité de l’hospitalité sera inséparable d’un certain impossible[3]: si le concept «pur» (terme utilisé par Derrida), ou plutôt l’expérience de l’hospitalité,[4] signifie en effet un accueil inconditionnel de l’autre, elle ne peut dès lors que toucher à l’impossible, même si c’est d’un tel impossible que l’hospitalité devient… possible. Derrida précisera ainsi que «l’hospitalité inconditionnelle est impossible, dans le champ du droit ou de la politique, de l’éthique même au sens étroit. Pourtant c’est ce qu’il faut faire, l’im-possible… Faire l’impossible ne peut pas être une éthique et, pourtant, c’est la condition de l’éthique. J’essaie de penser la possibilité de l’impossible”.[5] L’expérience de l’hospitalité sera donc toujours marquée par l’aporie (par exemple entre hospitalité inconditionnelle et hospitalité conditionnelle), le paradoxe (comme celui qui noue hospitalité et hostilité, nommé par Derrida «hostipitalité»), la non-réciprocité ou l’excès dissymétrique (de l’arrivée de l’autre).

J’engagerai cette réflexion sur la pensée de l’hospitalité chez Jacques Derrida en examinant la mise en question qu’elle engage sur la subjectivité, le soi et le chez-soi, sur une ipséité confrontée à l’arrivée inconditionnelle de l’autre. Ne nous y trompons pas, cette pensée de l’hospitalité inconditionnelle et aporétique implique une transformation radicale du concept de subjectivité, approchée comme hôte (à la fois au sens de l’invitant et de l’invité, et nous le verrons, de l’invitant comme invité), et accueil de l’autre. La subjectivité elle-même sera à concevoir comme hospitalité. Je dégagerai ce que l’on pourrait nommer une logique de l’accueil de l’autre, mettant en jeu un «sujet de l’accueil» qui révélera quatre traits principaux: l’accueil de l’autre est l’accueil d’un infini; l’accueil de l’autre doit se comprendre comme un génitif subjectif; l’accueil de l’autre n’est pas recueil appropriant, mais exposition à l’autre, expropriation dissymétrique; enfin, le sujet de l’accueil, comme hôte, est un sujet exproprié, délogé de son chez-soi par l’expérience d’une  hospitalité originaire. A son tour, l’inconditionnalité de l’hospitalité se laissera penser à partir d’une certaine expropriation du sujet, de l’hôte, en ce sens que l’arrivée de l’autre n’est plus rendue possible ou régulée par une ipséité qui serait chez elle: au contraire, l’autre arrive inconditionnellement, c’est-à-dire indépendamment des conditions avancées par un sujet pré-constitué et assuré de son chez-soi. Comment la question du sujet se noue à celle de l’hospitalité, comment, en effet, une pensée de l’hospitalité et de l’accueil, en particulier telle qu’elle est engagée par Derrida dans Adieu à Emmanuel Lévinas, permet de relancer un questionnement sur le sujet, sur l’être-chez-soi du soi, tel sera donc le fil conducteur que je suivrai dans ces pages. Tout en marquant l’héritage lévinassien dans cette pensée derridéenne de l’hospitalité, nous nous interrogerons sur le mouvement d’expropriation du sujet comme hôte, délogé de son chez soi, qui semble accompagner, sinon rendre possible, la radicalisation de l’hospitalité en hospitalité hyperbolique ou inconditionnelle.

 

I. L’hospitalité comme site de l’éthique.

Dans Adieu à Emmanuel Lévinas, un livre d’hommage qui représente le troisième texte majeur de Derrida, après «Violence et métaphysique» (1967) et «En ce moment même dans cet ouvrage me voici» (1980), dans le débat qu’il poursuivit avec Lévinas, Derrida met en avant de façon remarquable le thème de l’hospitalité comme accès privilégié à cette pensée. Il remet aussi en jeu le sujet comme sujet de l’accueil, comme sujet «hospitalier», comme hôte. Avant de nous y consacrer, il convient dans un premier temps de considérer la portée que Jacques Derrida accorde au motif de l’hospitalité.

Il est frappant de remarquer que ce «mot d’accueil» à un hommage public (une bienvenue qui de façon significative accompagne un «adieu») se consacre, précisément, au thème de l’accueil et de l’hospitalité dans l’œuvre d’Emmanuel Lévinas. Jacques Derrida l’annonce d’emblée: il s’agira de penser et de repenser l’œuvre de Lévinas dans son ensemble comme une grande pensée de l’hospitalité et de l’accueil. Ainsi, dès le premier chapitre, il écrit: «L’a-t-on déjà remarqué? Bien que le mot n’y soit ni fréquent ni souligné, Totalité et Infini nous lègue un immense traité de l’hospitalité» (Adieu,  49).[6] Plus loin, il avancera que «toute la pensée de Lévinas est, veut être, se présente comme un enseignement… au sujet de ce que ‘accueillir’ ou ‘recevoir’ devrait vouloir dire» (Adieu, 153). Prenant la mesure de la pensée lévinassienne de l’éthique comme philosophie première, évaluant comment cette pensée “aura changé le cours de la réflexion philosophique de notre temps” et permis “une autre pensée de l’éthique, de la responsabilité, de la justice, de l’état, etc…, une autre pensée de l’autre» (Adieu, 14), Derrida met en relief l’un des motifs les plus déterminants chez Lévinas, soit celle d’un moi exproprié vers l’autre, ouvert pré-originairement à l’autre. Le sens même de l’éthique est en jeu dans cette question, c’est-à-dire l’éthicité de l’éthique, ainsi qu’une pensée renouvelée de l’hospitalité. Cette hospitalité sera à saisir, en tant qu’accueil de l’autre (au sens subjectif du génitif, nous y reviendrons), comme inconditionnelle, une inconditionnalité, nous y faisions allusion plus haut, qui touche à l’impossible comme lieu même de sa possibilité: «L’hospitalité», écrit ainsi Derrida, est «un concept et une expérience contradictoires en soi, qui ne peut que s’auto-détruire ‘autrement dit, se produire comme impossible, n’être possible qu’à la condition de son impossibilité’».[7] Cette hospitalité inconditionnelle viendra interrompre la tradition de la subjectivité intentionnelle, et en vérité la tradition philosophique dans son ensemble, Jacques Derrida insistant sur le fait que la pensée de Lévinas représente une révolution de pensée, en soulignant le «retournement paradoxal» dans lequel Lévinas «jette la phénoménologie». Nous aurons à revenir sur le sens de cette «révolution», de ce renversement ou retournement de la tradition de la subjectivité intentionnelle et volontaire chez Lévinas, tel que Derrida la saisit dans son rapport avec la question de l’hospitalité.

Il s’agit donc pour Derrida, dans cette lecture de Lévinas, de développer «une interprétation de la bienvenue ou de l’hospitalité» (Adieu, 44), un questionnement qui s’inscrit dans tout un contexte, social, économique, politique, Derrida évoquant explicitement les effets de la globalisation, les problèmes d’immigration, le statut précaire des “illegal aliens”, ou immigrants sans papiers, mais aussi celui de toutes les personnes déplacées, les populations en transit, les travailleurs saisonniers, «les exilés, les déportés, les expulsés, les déracinés, les apatrides, les nomades anomiques, les étrangers absolus» (De L’Hospitalité, p.81), et tous ceux qui sont “sans chez-soi”. Cette condition d’exil, cet être hors de soi, ou hors de chez soi, fait écho à ce que Lévinas écrit sur la destitution du sujet, la déposition du moi dans le face à face avec autrui, une expropriation qui pour Derrida affecte et transforme notre compréhension de l’hospitalité, de l’être-chez-soi, de l’identité, et de l’être-soi comme tel. Derrida évoque ainsi, en empruntant un langage lévinassien, la “persécution de tous ces otages que sont l’étranger, l’immigré – avec ou sans papiers –, l’exilé, le réfugié, le sans-patrie, le sans-Etat, la personne ou la population déplacée” (Adieu, 117-118), catégories qui ont en commun de désigner des personnes soumises à une violence et à une “cruauté sans précédent” en tant qu’étrangers, ou “autres”. Cette violence constitue une urgence exigeant une réponse, c’est-à-dire une réponse éthique, ces populations sans statut constituant en effet pour Derrida «une sorte d’appel à l’hospitalité pure»[8]. Pour Derrida, cette situation appelle à rien de moins qu’à une mutation de l’espace socio- et géo-politique, “mutation juridico-politique mais d’abord… conversion éthique” (Adieu, 131). Elle appelle, donc, à rien d’autre qu’à une autre éthique et politique de l’hospitalité: “des millions de ‘sans-papiers’ et de ‘sans domicile fixe’ exigent à la fois un autre droit international, une autre politique des frontières, une autre politique de l’humanitaire, voire un engagement humanitaire qui se tienne effectivement au-delà de l’intérêt des Etats-nations” (Adieu,  176). Comment cette réponse éthique altère notre compréhension de l’être chez-soi, de ce qu’est un être propre, une nation et une identité? Comment transforme-t-elle le sens de ce qui se comprend comme «hospitalité» et de ce que Derrida nommera “l’arrivée de l’arrivant”? Quelle éthique de l’hospitalité, ou commehospitalité, sera ainsi rendue possible?

Que voulons-nous dire quand nous disons «accueillir» ou «recevoir»? Cette question, selon Derrida, donnerait accès au cœur même de la pensée de Lévinas, nous livrant le sens de l’éthique dans son œuvre, et comment s’en étonner tant il est vrai que pour Lévinas le rapport à l’autre, l’accueil du visage, constitue le sens premier de l’éthique?  L’éthique lévinassienne serait une véritable éthique de l’hospitalité, ce qui veut dire immédiatement pour Derrida: l’éthique est à penser comme hospitalité, et comme hospitalité absolue: l’accueillir «ou l’accueillance de l’hospitalité absolue, absolument originaire, pré-originaire même» est l’origine «pré-éthique de l’éthique» (Adieu,  83). L’hospitalité, telle que Derrida l’approche ici, n’est donc pas une question régionale, politique ou juridique. De fait, elle n’est même pas un trait de l’éthique: plus rigoureusement, l’hospitalité n’est pas une simple «région de l’éthique», mais «l’éthicité même, le tout et le principe de l’éthique» (Adieu, 94). C’est précisément dans cette mesure, comme le souligne Derrida, que le mot grec d’éthique n’était pas pour Lévinas le dernier mot, malgré ce qu’une certaine doxa philosophique laisse entendre. Mieux que le terme «éthique», si lourdement chargé, c’est le terme d’hospitalité qui donne accès à ce que Derrida nommait déjà dans «Violence et métaphysique» «l’éthique de l’éthique», l’éthicité de l’éthique, ou, dans une formulation que l’on trouve dans cet ouvrage, l’éthique «au-delà de l’éthique» (Adieu, 15).[9] Cette éthique au-delà de l’éthique, Lévinas approchait par le terme de «sainteté», Derrida rapportant une scène où Lévinas lui confiait un jour que ce qui l’intéressait, au fond, ce n’était pas l’éthique — non pas un ensemble prescriptif de règles — mais «le saint, la sainteté du saint» (Adieu, 15). La sainteté, c’est la priorité accordée à l’autre sur le soi-même, l’interruption de l’égoïsme ontologique par lequel tout être cherche à persévérer dans son être, et le souci accordé à l’étant autre que soi.

Loin de toute considération normative, donc, par-delà normes ou règles, par-delà la forme même de la loi, cette pensée de l’éthique comme accueil ou hospitalité inconditionnelle deviendra ainsi le lieu d’une véritable révolution de pensée, là où se joue le tout de l’éthique, c’est-à-dire où se révèlent à la fois son site et sa possibilité, et nous le verrons, le sens de la subjectivité comme sujet de l’accueil, comme hôte, mais aussi otage.

 

Il. L’accueil de l’autre.

L’hospitalité, comprise comme site de l’éthique, implique une transformation radicale du concept de subjectivité, Derrida considérant ainsi que lorsque Lévinas comprend et définit le sujet comme hôte («Le sujet: un hôte», condense-t-il, Adieu 102),  et en gardant à l’esprit, comme Derrida nous y invite à le faire, que le terme «hôte» en français signifie à la fois l’invitant et l’invité, celui qui reçoit et celui qui est reçu — une situation sémantique qui se révélera cruciale — bref, lorsque Lévinas définit le sujet comme «accueil de l’autre», il «redéfinit de fond en comble la subjectivité intentionnelle» (Adieu, 50). Le sujet est un accueil de l’autre: cela ne veut évidemment pas dire que le sujet aurait, en autres facultés, celle d’accueillir l’autre. Et encore moins qu’un sujet constitué offrirait l’hospitalité à un arrivant. Il n’y a pas, donné d’avance, un sujet ou un soi pré-constitué, qui s’ouvrirait par la suite à l’autre: le sujet ne préexiste pas à la venue de l’autre, son identité de sujet ne préexiste pas à l’effraction, ou invasion, de l’autre. Au contraire, l’accueil de l’autre définit le sujet en tant que tel: le sujet, comme tel, est un accueil de l’autre, une ouverture à l’autre, une hospitalité comme déclaration de paix, «la déclaration de la paix même» (Adieu, 90): l’hospitalité, la paix hospitalière,  comme bonté originaire. L’hospitalité ne sera donc pas ce qu’un sujet pré-donné offre à un autre, mais la structure même de la subjectivité en tant qu’elle est ouverte, pré-originairement, à l’autre. Lévinas expliquait dans Éthique et Infini que “c’est en termes éthiques que je décris la subjectivité. L’éthique ici, ne vient pas en supplément a une base existentielle préalable; c’est dans l’éthique… que se noue le nœud même du subjectif”.[10] Or le nœud du subjectif ce n’est pas le «repliement de l’être sur soi»[11]car la subjectivité «c’est l’Autre-dans-le-Même» (AE, 46). Ce nœud dans et de la subjectivité, c’est la prise de l’autre sur le même, sur le soi-même, Lévinas évoquant un nœud noué dans ou en subjectivité et qui signifie une allégeance du même à l’autre (le « nœud noué en subjectivité… signifie une allégeance du Même à l’Autre», AE, 47). La première révolution mise en jeu par la pensée de l’hospitalité concerne donc le concept de subjectivité: le sujet n’est plus une identité-à-soi, un ego ou une conscience, et il n’est pas non plus une conscience intentionnelle. Destitution de tous ces noms, et peut-être aussi celui, plus récent, de Dasein; le sujet est ouverture à l’autre, hôte, réception ou réceptivité de l’autre, accueil selon une dissymétrie essentielle que Jacques Derrida accuse, et que nous allons expliciter. Je voudrais donc brièvement décrire cette révolution du concept de sujet définit par l’hospitalité en relevant quatre traits principaux. Ces traits s’accorderont à faire apparaître ce que Jacques Derrida appellera «l’implacable loi de l’hospitalité».

1) La première caractéristique essentielle de cette pensée de l’hospitalité est que l’accueil de l’autre est l’accueil d’un infini, l’infini d’une altérité. L’accueil de l’autre, explique Derrida, «est l’accueil d’un autre qui est infiniment autre» (« Hostipitalité», n. 9, p. 44). L’autre est infini parce qu’il est autre. Par conséquent, le moi fini accueille l’autre au-delà de ses propres possibilités d’accueil. J’accueille l’autre au-delà de ma capacité d’accueillir. Recevoir autrui, c’est recevoir au­-delà de ses capacités. La réception (de l’autre) déborde ou excède ainsi la capacité de recevoir (du moi). Tout se passe comme si la faculté de réceptivité était mise hors d’elle-même par ce qu’elle reçoit. Ici, la faculté de réceptivité ne rend pas possible le phénomène comme chez Kant;  plutôt, l’autre excède la faculté du sujet, excède les conditions de possibilités offertes par un sujet, se donnant ainsi comme «im-possible»[12]. L’autre échappe aux conditions de possibilités au moment même où il se donne. La faculté de réceptivité est débordée par ce qu’elle reçoit, dans une dissymétrie qui excède le sujet, et qui exproprie ainsi le soi de son chez-soi: «Dans l’hospitalité j’accueille un autre plus grand que moi et qui par conséquent peut bouleverser l’espace de ma maison» («Hostipitalité», n.9, p. 44). Débordement de l’intentionnalité réceptrice, présence de l’infini dans le fini, selon le modèle cartésien de la troisième méditation, référence on le sait privilégiée chez Lévinas. Le sujet n’est plus que cet accueil de l’infini, seuil par où l’infini passe le fini, passage d’un seuil fini où «passe» la trace de l’autre infini. C’est en ce sens que la relation à l’autre fut qualifiée par Lévinas de méta-physique, et l’éthique de philosophie première; l’hospitalité a le sens d’une ouverture à l’infini: «Parce qu’elle s’ouvre, pour l’accueillir, à l’irruption de l’idée d’infini dans le fini, cette métaphysique est une expérience de l’hospitalité… Le passage meta ta physica passe par l’hospitalité d’un seuil fini qui s’ouvre à l’infini» (Adieu, 88). Accueil de l’infini, de l’infinie altérité, l’hospitalité devient en quelque sorte en elle-même infinie, Derrida écrivant, nous le citions plus haut, que «l’hospitalité est infinie ou elle n’est pas»! (Adieu, 91). L’inconditionnalité de l’hospitalité devra se déduire de cette infinité, car l’hospitalité «est accordée à l’accueil de l’idée de l’infini, donc de l’inconditionnel» (Adieu, 91, je souligne).

2) Dans cette mesure — démesurée, donc, ou dissymétrique — par laquelle l’accueil manifeste l’infinité de l’autre, l’accueil de l’autre ne saurait être un génitif objectif. L’accueil de l’autre doit se comprendre comme un génitif subjectif. Pensée difficile, paradoxale, tant l’hospitalité est traditionnellement assignée à l’hôte recevant. Pour Derrida, l’infini de l’autre précède pour ainsi dire l’accueil de l’autre, de sorte que l’accueil de l’autre au sens d’un génitif objectif ne sera qu’une réponse à l’accueil de l’autre au génitif subjectif, le oui à l’autre suivant le oui del’autre. Partant du sens courant de l’hospitalité, qui dit attention, accueil, tension vers l’autre, «intention attentive, attention intentionnelle», bref, qui dit un oui à l’autre, Derrida marque que ce oui est déjà une réponse à une venue préalable, à l’infini de l’autre, ou à «l’infini comme autre qui le précède». Il écrit: «Cette réponse est appelée dès que l’infini -­toujours de l’autre — est accueilli». L’infini «aura été pré-originairement accueilli», et ainsi le «oui à l’autre» est une réponse à et se dérive d’un singulier oui de l’autre qui l’aura toujours précédé: «Le oui à l’autre répondra déjà à l’accueil de l’autre… au oui de l’autre » (Adieu, 51). Le oui de l’autre est le premier oui. Formule provocante de Derrida: «C’est l’Autre qui seul peut dire oui, le ‘premier’ oui» (A, 53), reprenant une formule de Lévinas («Ce n’est pas moi – c’est l’Autre qui peut dire oui», Totalité et Infini, p.66, cité dans Adieu, 52). Et si c’est l’autre seul qui peut dire oui, le «premier» oui, dès lors l’accueil de l’autre ne peut être qu’un génitif subjectif. L’accueil de l’autre au sens objectif du génitif présuppose un accueil de l’autre au sens subjectif du génitif, même si le oui de l’autre est entendu dans le oui à l’autre, puisque «l’appel ne s’appelle que depuis la réponse» et que l’appel «ne peut s’entendre lui-même, et s’entendre appeler, que depuis la promesse d’une réponse» (Adieu, 54).

Derrida tirera les conséquences d’une telle situation (l’accueil de l’autre est un génitif subjectif), pour ce qui concerne les concepts de décision, de responsabilité, traditionnellement assignés au sujet égologique. Car prendre au sérieux la priorité du oui de l’autre sur le oui à l’autre devrait conduire à repenser de fond en comble le motif de la décision «responsable», qui ne serait plus le «déroulement d’une immanence égologique» (Adieu, 53). Derrida interroge: «ne peut-on soutenir alors que, sans m’exonérer en rien, la décision et la responsabilité sont toujours de l’autre[13]. De fait, Derrida souligne qu’une théorie du sujet est incapable de rendre compte de la moindre décision, et nous pourrions prolonger en disant que, de la même façon, l’on ne saurait rendre compte de l’hospitalité à partir d’un pôle égologique, d’un sujet pré-donné et assuré de lui-même. Derrida lui-même met en question la clôture de la subjectivité autonome pour penser l’hospitalité: «A-t-on le droit de donner ce nom, “décision”, à un mouvement purement autonome, fût-il d’accueil et d’hospitalité, qui ne procéderait que de moi, de moi-même, et ne ferait que déployer les possible d’une mienne subjectivité?» (Adieu, 53). L’expérience de l’hospitalité fait au contraire signe vers un dehors du sujet intentionnel et marque les limites de la subjectivité, où l’éthique commence. L’éthique s’ouvre dans l’interruption de la spontanéité du sujet, Lévinas nommant cette  interruption du travail d’identification du moi, l’expérience éthique: «On appelle cette mise en question de ma spontanéité par la présence d’Autrui, éthique».[14] Il apparaît ainsi que cette deuxième caractéristique du sujet de l’accueil représente une véritable interruption de la subjectivité autonome cartésienne et kantienne. Car «l’hospitalité, n’est-ce pas une interruption de soi?» (Adieu, 96).

3) Troisièmement, dans la mesure où l’accueil n’accueille qu’au-delà des capacités du moi, du fait de cette disproportion de l’accueil, celui-ci ne saurait être compris comme appropriation mais comme expropriation asymétrique. La pensée de l’accueil selon Derrida serait ainsi en opposition avec Heidegger, avec sa pensée du recueil ou du recueillement, du rassemblement (pour reprendre les traductions françaises de la Versammlungheideggérienne), d’un recueil qui accomplirait un retour au soi et au chez-soi, un retour sur soi ou comme soi, puisque le soi se constitue de ce mouvement de retour. L’accueil n’est pas recueil: il ne recueille pas sur soi, pour soi, chez-soi. Lévinas, que Derrida suit ici, interprétait déjà la notion heideggérienne de souci comme un rassemblement du chez-soi, rassemblement de l’être dans lequel celui-ci “se devance et se recueille en pensée à sa façon, en guise de souci d’être, propre à son ‘événement’ d’être».[15] Il y aurait sans doute beaucoup à dire, et à discuter, sur les sens de la Versammlung chez Heidegger, sur sa pensée du chez-soi, du natal: les textes sont nombreux où il en est question, et les contextes très variés. Et il faudrait sans doute confronter et mesurer ces passages sur le recueil et le chez-soi avec ce que Heidegger dit, par exemple dans Etre et Temps, mais ailleurs aussi, sur le «hors de chez-soi» ou le «ne-pas-être-chez-soi» (das Un-zuhause) comme phénomène plus originaire que le «chez-soi», et sur l’étrangeté (Umheimlichkeit) fondamentale de l’existence et de l’être-au­-monde.[16] Il apparaîtrait à ces lectures que la pensée derridéenne de l’hospitalité expropriée ne serait pas si éloignée de la pensée du Dasein hors-de­-lui, ek-statique, qui n’est pas simplement chez lui mais «chez l’autre», ou devrions-nous dire «chez lui chez l’autre»… Ce qui importe ici, c’est à nouveau d’observer ce mouvement de renversement par lequel le recueil sur soi est rendu possible par l’accueil de l’autre, par où «le recueillement du chez-soi suppose déjà l’accueil». C’est «l’accueil à venir qui rend possible le recueillement du chez-soi» (Adieu, 59), la possibilité de l’accueil venant avant le recueil, avant même, comme dit Derrida, l’acte d’un cueillir (Adieu, 60)[17]. En ce sens, l’accueil n’est en aucune façon l’appropriation d’un donné; plutôt, il représente une exposition à un autre qui est plus «haut» ou plus «grand» que moi. Loin d’être une appropriation, l’accueil de l’autre représente une expropriation ou dépropriation du soi par l’irruption de l’infini de l’autre en moi. Derrida reconnaît que cette proposition, «l’accueil rend possible le recueil d’un chez-soi», défie «à la fois la chronologie autant que la logique» (Adieu, 59), mais telle est, rigoureusement, la signification de l’infini chez Lévinas: «posséder l’idée d’infini, c’est avoir déjà accueilli Autrui», écrit Lévinas (Totalité et Infini, 66, cité par Derrida, Adieu, 60).

4) Cette structure d’une subjectivité hospitalière (le sujet étant défini comme hôte, accueil de l’autre) entraîne une situation paradoxale en ce qui concerne le statut de l’hôte, un étrange renversement — ou révolution, une fois de plus — du sens de cet hôte: car si le sujet est d’emblée un hôte, s’il est une hospitalité de façon originaire ou pré-originaire, s’il ne préexiste pas à l’ouverture à l’autre, c’est-à-dire à l’accueil de l’autre au sens subjectif du génitif, alors il n’ y a plus de chez-soi dans une identité constituée, il n’y a plus de lieu propre à partir duquel l’on pourrait offrir ou donner l’hospitalité. Derrida suit encore ici Lévinas, pour qui la référence à un chez-soi, à un lieu propre du soi – «ma place au soleil» — est, selon l’expression de Pascal, l’usurpation par excellence: «Je ne peux oublier la pensée de Pascal: ‘Ma place au soleil. Voila le commencement et l’image de l’usurpation de toute la terre’» (EN, 243). On trouve des formulations voisines dans d’autres articles ou essais recueillis dans Entre Nous, toujours comme critiques d’une certaine pensée du lieu, du lieu propre, du chez soi comme instances d’exclusion de l’autre. Ainsi, dans «La conscience non-intentionnelle», cette question: «Mon ‘mon monde’ ou ‘ma place au soleil’, mon chez-moi, n’ont-ils pas été usurpation des lieux qui sont a l’autre homme déjà par moi opprimé ou affamé?» (EN, 139), ou aussi, dans «Mourir pour», cette critique du lieu et de l’appropriation d’un lieu chez Heidegger, l’invocation d’un non-lieu antérieur au lieu, «non-lieu préalable», explique Lévinas, «au là de l’être-là, préalable au Da du Dasein», c’est-à-dire préalable «à cette place au soleil où Pascal redoutait ‘l’image et le commencement de l’usurpation de toute la terre’» (EN, 213).

Comment se décrit cette expropriation du moi dans l’accueil de l’autre? L’accueil, nous l’avons évoqué, n’est pas une faculté ou une capacité du moi. L’accueil n’est pas un pouvoir, un «je peux». C’est pourquoi l’hôte, au sens du recevant (en anglais, host), se retourne ou se renverse immédiatement en hôte au sens de celui qui est reçu (en anglais, guest). Pour Derrida, le «host» est d’abord et essentiellement un «guest», l’invitant est avant tout un invité, car il n’a pas de lieu propre du chez-soi pour établir une instance accueillante, ou une «puissance invitante». Derrida conteste cette conception disons «autoritaire», sinon violente, de l’hospitalité, qui suit un modèle quasiment «conjugal, paternel et phallogocentrique» (De L’Hospitalité, p. 131) établissant le domaine d’un despote, père, époux, ou patron, et selon laquelle «pour oser dire la bienvenue, peut-­être insinue-t-on qu’on est ici chez soi, qu’on sait ce que cela veut dire, être chez soi, et que chez soi l’on reçoit, invite ou offre l’hospitalité, s’appropriant ainsi un lieu pour accueillir l’autre ou, pire, y accueillant l’autre pour s’approprier un lieu» (Adieu, 39-40). Comment ne pas marquer ici la contradiction, l’aporie d’un «accueil» qui se révèle une violence, la violence d’une hospitalité qui s’identifie au pouvoir d’une ipséité? Derrida le montre dans «Hostipitalité», évoquant la violence d’un sujet s’assurant de son chez lui (l’hôte qui est «maître chez lui, qui est qui il est chez lui») au moment même où il accueille l’autre! Une violence de l’hôte accueillant qui pour ainsi dire «plie» l’autre à soi, le plie «à la loi intérieure de l’hôte (hostWirt, etc)». («Hostipitalité», p.26). Il y a accueil, mais «à la condition que l’hôte, le host, le Wirt, celui qui reçoit ou héberge ou donne asile reste le patron, le maître de maison, à la condition qu’il garde l’autorité du soi chez soi, qu’il se garde et garde et regarde ce qui le regarde, et donc affirme la loi de l’hospitalité comme loi de la maison, oikonomia, loi de sa maison, loi du lieu (maison, hôtel, hôpital, hospice, famille, cité, nation, langue, etc), loi de l’identité qui dé-limite le lieu même de l’hospitalité offerte et garde l’autorité sur elle», de sorte que l’hospitalité est réglée à l’avance sur  «l’être-soi chez soi» («Hostipitalité», p.20). Il y aurait donc comme une contradiction interne à l’hospitalité, par laquelle celle-ci s’auto-déconstruit tout en s’exerçant, selon la logique de l’auto-immunité analysée par Derrida, une aporie que Derrida déploiera en distinguant, nous y viendrons, l’hospitalité inconditionnelle de l’hospitalité conditionnelle.

A l’inverse d’une telle conception de l’hospitalité (la comprenant comme le pouvoir d’un sujet assuré de lui-même et de son lieu propre), Derrida souligne l’originalité et la radicalité de la pensée lévinassienne de l’hospitalitéSelon Derrida,[18] Lévinas rompt en effet avec une conception de l’hospitalité qui l’associe à l’ipséité, c’est-à-dire l’inscrit dans une logique du même, du soi-même s’assurant de son pouvoir sur l’autre. Puisque le recueil du chez-soi suppose déjà l’accueil de l’autre au sens d’un génitif subjectif, l’hôte, en tant que «maître chez lui», «maître de céans», «propriétaire des lieux», devient l’hôte comme «étranger dans sa propre maison». Derrida explique ainsi que «si le chez-soi de la demeure est ‘chez-soi comme dans une terre d’asile‘, cela signifie que l’habitant y demeure à la fois un exilé et un réfugié, un hôte [au sens de guest, donc] et non un propriétaire» (Adieu, 72-73).

 

III. L’hospitalité comme expropriation du sujet.

L’accueil de l’autre, au sens subjectif du génitif, révèle donc une expropriation du sujet. La logique qui préside aux quatre propositions sur le sujet de l’accueil révèle, à chaque fois, une expropriation ou destitution radicale du sujet par l’autre. L’hospitalité, écrit Derrida, désigne «cette dépossession originaire, le retrait qui, expropriant le ‘propriétaire’ de son propre même, et l’ipse de son ipséité, fait de son chez-soi un lieu ou une location de passage» (Adieu, 79). Derrida tire de ces quatre traits principaux du sujet de l’accueil ce qu’il appelle l’«implacable loi de l’hospitalité», une loi que je comprendrai comme l’expropriation radicale que subit le sujet lorsqu’il se voit définit comme accueil de l’autre. Voici comment Derrida présente une telle loi:

«L’hôte qui reçoit (host), celui qui accueille l’hôte invité ou reçu (guest), l’hôte accueillant qui se croit propriétaire des lieux, c’est en vérité un hôte reçu dans sa propre maison. Il reçoit l’hospitalité qu’il offre dans sa propre maison, il la reçoit de sa propre maison — qui au fond ne lui appartient pas. L’hôte comme host est un guest.» (Adieu, 79).

L’invitant devient l’otage de l’invité, invité par l’autre chez lui, «accueilli par qui il accueille» («Hostipitalité», p. 29). Par ce «devenir-invité de l’invitant», par ce renversement de la subjectivité, l’hôte (host) devient un hôte (guest). Tout se passe comme si l’étranger venait déloger le maitre de céans, l’exproprier, le déloger, l’expulsant de son lieu propre. L’arrivée inconditionnelle de l’autre dé-loge le soi de son chez-soi, et l’expose ainsi à l’étranger. L’autre entre, fait effraction, dans le soi et l’exproprie. D’où tentation de la violence, du rejet xénophobe de l’autre et de l’étranger en dehors du chez-soi, comme cela se laissait entendre récemment dans la bouche d’un ministre de «l’intérieur» (expression déjà si significative), qui expliquait: «Les Français, à force d’immigration incontrôlée, ont parfois le sentiment de ne plus être chez eux, ou bien ils ont le sentiment de voir des pratiques qui s’imposent à eux et qui ne correspondent pas aux règles de notre vie sociale» (je souligne). On n’est plus chez soi, car l’autre nous envahit! Comme si effectivement l’autre menaçait «l’intériorité du chez-soi (‘on n’est plus chez soi’), et en vérité l’intégrité même du soi, de l’ipséité» (De L’hospitalité, p. 51). L’on pense aussi ici aux tentatives récentes aux Etats-Unis de constituer Barak Obama comme étranger, par la controverse sur son certificat de naissance, tant il est vrai, comme le rappelle Derrida, que l’«on définit l’étranger, le citoyen étranger, l’étranger à la famille ou à la  nation, à partir de la naissance» (De l’Hospitalité, p. 81).

Derrida remarque cependant que tout se passe «comme si l’étranger, donc, pouvait sauver le maitre et libérer le pouvoir de son hôte; c’est comme si le maitre était, en tant que maitre, prisonnier de son lieu et de son pouvoir, de son ipséité, de sa subjectivité» (De L’Hospitalité, 111), indiquant un autre sens de l’expropriation du sujet, ouvrant à l’éthique. Il ajoute ainsi dans une parenthèse, marquant à nouveau l’héritage lévinassien dans sa pensée de l’hospitalité: «sa subjectivité est otage». L’hôte, l’hôte invitant, devient l’otage de l’arrivant, un otage «qui l’aura toujours été en vérité». Ainsi se produit le renversement de la subjectivité, l’hôte au sens de «host» devenant l’hôte au sens de «guest», et ce dernier devenant ainsi l’hôte (host) de l’hôte (host) qui devient ainsi son hôte comme guest! »Et l’hôte, l’otage invité (guest), devient l’invitant de l’invitant, le maitre de l’hôte (host). L’hôte devient l’hôte de l’hôte. L’hôte (guest) devient l’hôte (host) de l’hôte (host)» (ibid).

L’habitant est ainsi lui-même un réfugié, un exilé. La demeure, elle, est une terre d’asile, et l’hospitalité une «dépossession originaire». Le chez-soi n’est plus «nature ou racine», mais «réponse à une errance, phénomène de l’errance qu’il arrête» (Adieu, 164). Dans une formule remarquable, dont le sens reste indécidable, Derrida écrit: le sujet exproprié, le sujet comme hôte et otage, est «chez lui chez l’autre» (Adieu, 173), une formule qui peut vouloir dire tout à la fois: le sujet est chez lui, chez l’autre, ou, chez lui, le sujet est chez l’autre. Le «chez lui chez l’autre» va s’avérer ainsi le lieu originaire de toute pensée de l’hospitalité.

Derrida suivra une certaine radicalisation du mouvement d’expropriation du sujet dans les écrits plus tardifs d’Emmanuel Lévinas. Le sujet compris comme hôte, accueil de l’autre dans Totalité et Infini, sera en effet pensé comme otage, otage de l’autre, dans Autrement qu’être ou au-delà de l’essence. Telles seraient, selon Derrida, les deux figures de l’éthique lévinassienne: «l’hospitalité sans propriété», et «l’obsession persécutrice de l’otage», ou encore le «sujet est un hôte» de Totalité et Infini et «le sujet est otage» d’Autrement qu’être  ou au-delà de l’essence. Une logique de la substitution prend ici le relais d’une logique de l’assujettissement, de la sujétion; un nouveau lexique prend aussi le devant: persécution, obsession, substitution, accusation, vulnérabilité, traumatisme, etc, bien que Derrida souligne qu’il s’agit de la radicalisation d’un même mouvement. De quel mouvement s’agit-il ? Derrida explique, de façon très significative, que la substitution «porte en avant… de façon très continue … l’élan et la ‘logique’ de Totalité et Infini, mais pour déloger encore plus gravement le primat de l’intentionnalité, en tous cas ce qui lierait encore ce primat à celui d’une ‘volonté’ ou encore d’une activité» (Adieu, 103). Il y aurait donc dans l’interprétation du sujet comme sujet de l’accueil, et comme otage, et peut-être comme sa possibilité même, une tentative de sortir, de «s’évader» d’une philosophie qui accorderait le primat à la subjectivité intentionnelle et volontaire. Il apparaît en effet très clairement que les définitions du sujet comme «accueil de l’autre», «hôte» et «otage», se sont forgées, et n’ont pu se forger, qu’à la faveur d’un renversement de la tradition moderne de la subjectivité volontaire et intentionnelle. Les occurrences ou les exemples de ce renversement ne manquent pas: le sujet ne pose pas ou ne constitue pas le sens de l’autre; au contraire, l’autre fait irruption et brise tout en l’ouvrant l’identité du sujet. Le sujet ne structure pas intentionnellement le sens de son monde, mais est débordé par l’autre qui l’affecte. Le sujet ne commence pas, mais commence par répondre. Le sujet n’est pas une liberté, mais une réceptivité; le sujet n’est pas raison, mais sensibilité. Le sujet ne thématise pas, mais est exposé à la transcendance de l’infini et est accueil de l’autre. Le sujet de l’accueil est un génitif subjectif, et non pas objectif: l’accueil bascule du moi vers l’autre. L’hôte ne reçoit pas à partir de lui-même, mais est reçu dans sa propre maison, qui devient dès lors un lieu de transit, une terre d’asile. Le sujet, en dernière analyse, n’est précisément pas un sujet mais est assujetti, en tant qu’otage, à l’autre et par l’autre. On le voit, tous les traits de ce sujet de l’accueil accusent le renversement du concept traditionnel de sujet intentionnel.

 

IV. D’une hospitalité inconditionnelle.

La pensée du sujet hospitalier exproprié s’est donc forgée au fil de ce retournement des concepts d’intentionnalité, d’activité, et de volonté comme traits du sujet classique. Le renversement de ces concepts présente alors le sujet comme cet hôte qui «est un otage en tant qu’il est un sujet mis en question, obsédé (donc assiégé), persécuté, dans le lieu même où il a lieu, là où, émigré, exilé, étranger, hôte de toujours, il se trouve élu à domicile avant d’élire domicile» (Adieu, 104). Les mots et expressions clefs de la pensée de Lévinas, hôte, otage, l’autre comme infini, l’éthique au-delà de l’éthique, sont tous ramenés à cette logique de l’hospitalité qui révèle la dépossession et destitution radicales du sujet, l’ex-propriation du chez-soi, de la propriété et de tout lieu propre. Derrida explicite cette expropriation en évoquant ainsi la singulière perte des prédicats du sujet de l’accueil: «Comme hôte ou comme otage, comme autre, comme altérité pure, la subjectivité ainsi analysée doit être dépouillée de tout prédicat ontologique, un peu comme ce moi pur dont Pascal disait qu’il est dévêtu de toutes les qualités qu’on pouvait lui attribuer …» (Adieu, 191). Ce retrait des prédicats du sujet de l’accueil ne conduit pourtant pas à un moi pur; au contraire, l’on pourrait dire que le moi lui-même est aussi défait, privé de toute identité substantielle, pour ne devenir, nous l’avons vu, que la marque ou la trace de l’autre. Dans un autre passage, Derrida insiste sur le fait que l’introduction par Lévinas de la transcendance au cœur de l’immanence du sujet, disjonction au sein de l’immanence-à-soi, «renvoie toujours à cette ex-propriété ou ex-appropriation pré-originaire qui font du sujet un hôte et un otage, quelqu’un qui se trouve, avant toute invitation, élu, invité et visité chez lui comme chez l’autre, qui est chez lui chez l’autre …» (Adieu, 173).

«Elu, invité et visité chez lui comme chez l’autre»; la logique d’une telle expropriation est même en un sens relancée par Derrida lorsqu’il propose une troisième figure possible du sujet de l’accueil: car en plus de l’hôte (host), et de l’otage (hostage), il faudrait peut-être ajouter celle du fantôme (ghost), faisant signe vers une certaine spectralité du sujet, figure de l’esprit ou lieu de visitation d’un visage, d’un autre. Derrida accorde en effet au visage de l’autre une «aura spectrale», car le visage manifeste d’une certaine façon une invisibilité, trace d’un infini jamais présentable. Le visage n’est pas un étant présent mais il visite ou hante le soi. Derrida évoque ainsi la «visitation d’un visage. Host ou guestGastgeber ou Gast, l’hôte ne serait pas seulement un otage. Il aurait au moins, selon une profonde nécessité, la figure de l’esprit ou du  fantôme (Geistghost)» (Adieu, 192). L’hospitalité, si elle est bien cet accueil renversé vers l’autre dont nous parlions plus haut, ne peut se comprendre que comme précédée d’une irruption ou visitation, dont elle devient pour ainsi dire le passage ou la trace. Derrida écrit ainsi: «Ne doit-on pas au contraire reconduire, d’abord pour l’y re-traduire, le phénomène et la possibilité de l’hospitalité vers cette passée de la visitation? L’hospitalité ne suit-elle pas, ne fût-ce que pour l’intervalle d’une seconde de secondarité, l’irruption imprévisible et irrésistible d’une visitation?» (Adieu, 116).

Le concept plein – l’expérience authentique — de l’hospitalité serait ainsi celui d’une visitation, Derrida distinguant entre une hospitalité d’invitation et une hospitalité de visitation. A la différence de la visitation, hospitalité inconditionnelle, l’invitation, pour Derrida, est une hospitalité conditionnelle: j’invite quelqu’un sous certaines conditions, et en particulier la condition de mon chez moi, puisque j’invite l’autre chez moi. «Quand j’invite quelqu’un à venir chez moi il y a la condition que je le reçoive. Tout ça est conditionné par le fait que je reste chez moi et je prévois sa venue» («Hostipitalité», n.7, p. 43). L’autre n’est pas un invité, mais un visiteur, et la visite ou visitation de l’autre, elle, «ne répond pas à une invite, elle déborde toute relation dialogique d’hôte à hôte. Elle doit l’avoir, de tout temps, excédée. Son effraction traumatisante doit avoir précédé ce qu’on appelle tranquillement l’hospitalité — et même, si dérangeantes qu’elles paraissent déjà, et pervertibles, les lois de l’hospitalité» (Adieu, 116). Dans un entretien paru en anglais, Derrida précise le sens de cette visitation (qui peut inclure le pire), la distinguant de toute invitation par un sujet s’appropriant un chez-soi exclusif de l’autre (je traduis de l’anglais): «J’essaie de distinguer le concept de pure hospitalité du concept d’’’invitation’. L’invitation est l’attente d’un invité, sans surprise. Mais l’hospitalité requiert la «surprise absolue» … Je dois être non préparé, ou être préparé à ne pas être préparé, à l’arrivée inattendue de n’importe quel autre … L’autre, telle messie, doit arriver quand il veut»[19].

C’est dans cette mesure (ou démesure) que Derrida qualifie l’hospitalité dans son sens plein d’inconditionnelle. Elle est inconditionnelle car elle s’origine de l’arrivée de l’autre, une arrivée sur laquelle le sujet ne peut rien. L’autre arrive sans condition préalables posées par le sujet accueillant. L’hospitalité devient un accueil sans structure ou capacité d’accueil, sans horizon d’anticipation, une ouverture sans horizon. «Le visiteur, c’est quelqu’un qui peut venir à tout moment sans horizon d’attente, qui peut venir par surprise comme le Messie. N’importe qui peut venir à n’importe quel moment» («Hostipitalité», n.7, p. 43). L’arrivant, comme événement, pour Derrida, ne s’intègre jamais dans un horizon d’attente, je ne peux pas le voir venir. Il n’arrive jamais “à l’horizontal”, il ne se profile pas à l’horizon d’où je pourrais le pré-voir; un événement “me tombe dessus”, il vient d’en haut, à la verticale, il est une surprise absolue: “L’événement, comme l’arrivant, c’est ce qui verticalement me tombe dessus, sans que je puisse le voir venir: l’événement ne peut m’apparaître avant d’arriver que comme impossible” (DE, 97). L’arrivée de l’arrivant, dans son événement, brise ainsi l’horizon de la subjectivité, de son pouvoir, excédant l’horizon d’anticipation qu’un hôte peut éventuellement proposer. L’hospitalité n’est pas du côté de l’hôte comme maître des lieux, mais du côté de l’arrivant: pour qu’il y ait hospitalité, il faut l’événement de l’arrivée de l’autre. L’hospitalité accueille désormais l’arrivée de l’arrivant, qui ou ce qui arrive. L’arrivant, c’est ainsi qui ou ce qui arrive, de façon  singulière, et imprévisible (et donc sans horizon), incalculable. L’autre arrive quand il arrive: “(Ce) qui arrive arrive, et c’est au fond le seul événement digne de ce nom”[20].

C’est pourquoi Derrida comprend l’hospitalité (qui, nous nous souvenons, n’est pas simple région de l’éthique, mais l’éthicité même, le tout et le principe de l’éthique) comme une hospitalité inconditionnelle, qui s’oppose à une hospitalité conditionnelle, régulée par les conditions préexistantes d’une puissance accueillante, et qui n’a d’hospitalité que le nom. L’hospitalité elle-même, dans son événement d’accueil de l’arrivant, reste inconditionnelle: une hospitalité, pour être telle, ne doit pas imposer des conditions, elle ne doit pas “choisir“ l’arrivant (comme le font cyniquement les politiques d’immigration). Même la tolérance, qui est hospitalitéjusqu’à un certain point (le douteux “seuil de tolérance”), jugée à l’aune de l’hospitalité inconditionnelle, n’est pas hospitalité, et en serait peut-être même le contraire. Derrida propose donc, en contraste avec l’hospitalité conditionnelle – qui est en dernière analyse exercice d’un pouvoir sur l’arrivant en lui posant des conditions – une hospitalité pure, inconditionnelle, infinie ou absolue, en ce sens bien précis: “L’hospitalité pure et inconditionnelle, l’hospitalité elle-même s’ouvre, elle est d’avance ouverte à quiconque n’est ni attendu ni invité, à quiconque arrive en visiteur absolument étranger, en arrivant non-identifiable et imprévisible, tout autre” (LC, 188), Derrida parlant parfois de «l’autre absolu» ou de «l’arrivant absolu» (De L’Hospitalité, p. 29, p.37). L’accueil de l’autre absolu n’est pas pouvoir d’un hôte mais doit avant tout être un désarmement, une vulnérabilité à l’autre, un se-laisser exposer à ce qui ne se laisse approprier, à ce qui arrive, qui est là, avant nous, sans nous, et qui nous arrive sans avoir besoin de nous pour (nous) arriver.

Cet arrivant absolu n’est pas un au-delà théologique: l’autre arrive, ici et maintenant; il “n’attend pas à l’horizon”, il le crève, dans l’urgence de son arrivée au cœur du soi[21]. L’autre arrive à une hospitalité sans réserves, sans calculs et sans conditions. Accueillir ce qui ou qui vient, comme il vient, serait ainsi le sens authentique de l’hospitalité, un accueil qui exproprie le soi. Nous le citions plus haut, dans l’hospitalité j’accueille un autre plus grand que moi et «qui peut bouleverser l’espace de ma maison» («Hostipitalité», n.9, p. 44). Dans une telle expropriation, l’autre déloge le soi de son chez soi. Néanmoins, cette expropriation se révèle une ex-appropriation, pour reprendre le néologisme forgé par Derrida, car pour constituer une maison habitable et même un chez-soi, «il faut une ouverture, une porte et des fenêtres, il faut livrer un passage à l’étranger» (De L’Hospitalité, pp. 57, 59). Pas de chez-soi sans un autre qui y entre. C’est même la condition du chez-soi: «La monade du chez-soi doit être hospitalière pour  être ipse, soi-même chez soi, chez-soi habitable dans le rapport à soi du soi» (Ibid,  p. 59). L’être chez-soi n’est plus conçu comme exclusif de l’autre, car le maitre de céans «est chez lui, mais il en vient néanmoins à entrer chez lui grâce à l’hôte – qui vient du dehors», Derrida ajoutant cette formule extraordinaire: «Le maitre entre donc du dedans comme s’il venait du dehors. Il entre chez lui grâce au visiteur, par la grâce de son hôte» (De L’Hospitalité, pp. 111-112). Il est chez lui grâce à l’autre.

L’arrivée de l’autre n’étant plus régulée par une ipséité, le soi ou le chez-soi n’est que l’accueil d’une telle arrivée, une «porosité absolue» (De l’Hospitalité, p. 61), un soi d’exposition, qui se constitue, en tant que sujet de l’accueil, dans ou de l’autre, à partir de l’autre, et peut-être comme autre, ayant lieu au lieu de l’autre et advenant dans une  altération originaire de soi: le soi a lieu à même l’autre. Derrida fait remarquer que l’hospitalité implique d’être en premier lieu «hospitalier à l’autre en soi » (Manifeste pour l’hospitalité, 139), comme pour marquer l’altérité du soi lui-même, l’altérite du même. L’autre est en soi, au cœur du soi: celui-ci est dès lors bien, et de façon irrémédiable, chez lui chez l’autre.


[1] Jacques Derrida. Adieu à Emmanuel Lévinas (Paris: Galilée, 1997) p. 91. Cité ci-dessous par Adieu, suivi de la pagination.

[2] Manifeste pour l’hospitalité. Autour de Jacques Derrida, sous la direction de Mohammed Seffahi (Paris: Editions Paroles d’aube, 1999), p. 148.

[3] C’est ainsi que l’on peut lire dans De l’hospitalité qu’avec cette question de l’hospitalité, «tout se passe comme si nous allions… d’impossibilité en impossibilité. Tout se passe comme si l’hospitalité était l’impossible». Jacques Derrida. De l’hospitalité (Paris: Calmann-Lévy, 1997), p. 71.

[4] Pour Derrida, le concept d’hospitalité doit s’ordonner à l’hospitalité comme expérience, qui, précisément, est «rebelle à une identité à soi ou à une détermination conceptuelle conséquente et stabilisable, objectivable». Par conséquent, «l’hospitalité, s’il y en a, est une expérience, au sens le plus énigmatique de ce terme», c’est-à-dire au sens ou elle se porte «vers l’autre comme étranger absolu, comme inconnu, là où je sais que je ne sais rien de lui». «Hostipitalité», in Pera Peras Poros: Atelier interdisciplinaire avec et autour de Jacques Derrida. Cogito 85. Eds. Ferda Keskin and Önay Sözer. Istanbul: Cogito/YKY, 1999: pp. 26-27.

[5] Jacques Derrida. Entretien à l’Humanité, 28 Janvier 2004.

[6] En effet, si le terme «hospitalité» est assez rare dans Totalité et Infini, en revanche, comme le Derrida le souligne plus loin, le mot «accueil» apparaît fréquemment dans le texte, et «est sans conteste l’un des plus fréquents et des plus déterminants dans Totalité et Infini». Adieu, p. 54.

[7] Jacques Derrida. «Hostipitalité», p. 20, je souligne.

[8] Manifeste pour l’hospitalité, p. 100.

[9] Une éthique au-delà de l’ontologie, certes, mais aussi au-delà de l’éthique, Derrida parlant aussi d’une «hyper-éthique» (par exemple dans Voyous [Paris: Galilée, 2003], p.210) ou d’une éthique hyperbolique: «Oui, l’éthique avant et au-delà de l’ontologie, de l’Etat ou de la politique, mais l’éthique aussi au-delà de l’éthique». Adieu, 15.

[10] Emmanuel Levinas. Éthique et Infini (Paris: Le Livre de Poche, 1984), p. 91.

[11] Emmanuel Levinas. Autrement qu’être ou au-delà de l’essence (Paris: Le Livre de Poche, 2004), p. 47. Cité ci-dessous par AE, suivi de la pagination.

[12] L’impossible, ou l’im-possible, signifie: ce qui arrive en dehors des conditions de possibilité offertes par un sujet de la représentation, en dehors des conditions transcendantales de possibilité qui de fait impossibilisent l’expérience. Il faudra donc tenir ensemble ces deux propositions: le transcendantal impossibilise l’expérience; l’im-possible est la possibilité de l’expérience. Sur cette question, je me permets de renvoyer le lecteur à mon “Derrida et l’éthique de l’impossible”, Revue de Métaphysique et de Morale. Janvier 2007, 73-88.

[13] Adieu, p. 52. Sur une telle décision «de l’autre», on citera par exemple ce passage: “Chaque fois que je dis ‘ma décision’ ou bien ‘je décide’, on peut être sûr que je me trompe…. La décision devrait être toujours la décision de l’autre. Ma décision est en fait la décision de l’autre… Ma décision ne peut jamais être la mienne, elle est toujours la décision de l’autre en moi et je suis d’une certaine manière passif dans la décision”. Jacques Derrida. Dire l’événement, est-ce possible ? (avec Gad Soussana et Alexis Nouss), Paris, L’ Harmattan, 2001, p. 102. Cité ci-dessous par DE, suivi de la pagination.

[14] Emmanuel Levinas. Totalité et Infini (Paris : Le Livre de Poche, 1990), p. 33.

[15] Emmanuel Levinas, Entre Nous (Paris: Le Livre de Poche 1993), p. 206, je souligne. Cité ci-dessous par EN, suivi de la pagination.

[16] Martin Heidegger. Sein und Zeit (Tübingen: Niemeyer, 2001), p. 189. «Le hors de chez-soi (das Un-zuhause) doit se concevoir», écrit-il, «sur le plan ontologique existential comme le phénomène le plus originaire (ursprünglicher)», ajoutant au sujet de cet hors de chez soi, dans une note postérieure: «Expropriation, Enteignis». Sur ces questions, voir les indications précieuses de Françoise Dastur dans «Heidegger: espace, lieu, habitation», in «Heidegger. Qu’appelle-t-on le Lieu?», sous la direction de Joseph Cohen et Raphael Zagury-Orly, Les Temps Modernes, Juillet-Octobre 2008, nº 650, en particulier pp. 143-145 et 153-157.

[17] Derrida le formule ainsi: «La possibilité de l’accueil viendrait donc, pour les ouvrir, avant le recueillement,avant même le cueillir, avant l’acte dont pourtant tout semble dériver». Adieu, 60.

[18]  Par exemple dans Sur parole (Paris: L’Aube, 2005), p.65.

[19] “Hospitality, Justice and Responsibility: A dialogue with Jacques Derrida”, in Questioning Ethics, eds Mark Dooley and Richard Kearney (New York and London: Routledge, 1999), p. 70.

[20] Jacques Derrida. Le “concept” du 11 Septembre (Paris: Galilée, 2003),  p.188. Cité ci-dessous par LC, suivi de la pagination.

[21] Une urgence qui envahit le  chez-soi: “l’étranger, ici l’hôte attendu, ce n’est pas seulement quelqu’un  à qui on dit ‘viens’ mais ‘entre’, entre sans attendre, fais halte chez nous sans attendre, hâte-toi d’entrer, ‘viens au-dedans’, ‘viens en moi’, non seulement vers moi, mais en moi: occupe-moi, prends place en moi, ce qui signifie, du même coup, prends aussi ma place… Passer le seuil, c’est entrer et non seulement approcher ou venir». «Pas d’hospitalité», dans De l’Hospitalité, p. 109.