Mondes asiatiques

L’écriture de soi comme démarche sociologique chez les auteurs vietnamiens

PHAM Van Quang

Résumé : L’écriture de soi des vietnamiens d’expression française appelle des interprétations multiples, notamment quand on l’examine dans une perspective interdisciplaire. Cet article[1] propose d’étudier d’abord deux dimensions que nous trouvons nécessaires à l’appréhension de l’importance de la mémoire collective et individuelle ainsi qu’à la construction sociale : d’une part, comme forme autobiographique, l’écriture de soi constitue un genre de discours testimonial qui, apparemment marginal de la littérature institutionnalisée, permet pourtant de produire l’horizon d’attente des lecteurs contemporains pour ce qui est de la position du témoin en rapport avec son écriture ; d’autre part, en tant que témoignage, cette pratique d’écriture interroge différentes figures du sujet en qualité de je narrant et je narré. Aussi la narration serait-elle un processus d’intériorisation paradoxale de l’identité. Nous portons enfin notre attention sur le cas de l’écrivaine Linda Lê dont l’entreprise littéraire s’inspire, dans une certaine mesure, de la démarche auto-socioanalytique.

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La production littéraire des auteurs francophones d’origine vietnamienne semble être inexplorée par le public international. Du point de vue de l’institutionnalisation, cette littérature se situe apparemment en périphérie des champs constitués ; les politiques de sa promotion restent limitées, ce qui peut être dû à sa dépendance du pouvoir économique, sans parler de la précarité du public vietnamien francophone, et de la censure, parfois sévère pour les activités de la traduction.

Cependant, les activités de la création ne cessent d’évoluer sans cesse[2]. Cette floraison des œuvres va de pair avec les interrogations sur la société vietnamienne de chaque époque. Pendant la période de la première moitié du XXe siècle, l’écriture francophone se penche essentiellement sur les problèmes du rapport de l’individu avec l’occidentalisation, l’affrontement et le dialogue des civilisations, la décolonisation et l’indépendance du pays et la nostalgie, etc. Cette écriture met en valeur la prise de position et l’affirmation d’une génération d’engagement pour les causes collectives. Certaines œuvres sont sensibles à la douleur vécue par des individus au moment de la séparation du pays en deux Etats ; d’autres témoignent des conflits idéologiques au sein de cette ancienne péninsule indochinoise et des bouleversements qui frappent à tous les coins de la vie en détruisant d’anciens systèmes des valeurs. Au lendemain de la réunification du pays, les gens voient un Vietnam indépendant, réuni mais pas tout à fait uni, avec des sentiments confus : amertume, soupçon, haine, expulsion, etc. La création littéraire n’est pas indifférente à ces sentiments de l’époque historique. À ces sentiments succèdent des expériences et des consciences de l’exil, du déracinement et de la diaspora. Ces grandes thématiques caractérisent un phénomène de l’écriture individuelle tout en évoquant des questions sociologiques et anthropologiques. Se posent d’emblée la question de savoir quelles les formes discursives correspondent à ces grandes idées.

Si “le sens d’un texte littéraire dépend toujours, dans des proportions variables, de son inscription dans une série de longue durée, qui définit son genre et les codes dont il relève”[3], nos auteurs s’expriment ainsi dans des systèmes des valeurs occidentales et dans un monde de l’art fondé sur les codes depuis toujours constituées, en ce qu’ils sont pris en contact, pour la plupart, avec la civilisation française et occidentale. Aussi leur écriture partage-t-elle différents genres et formes dans les sections de la création. Alors que le théâtre et la poésie sont deux genres les moins pratiqués, les textes romanesques occupent une place dominante. A cela s’ajoutent d’autres genres tels les contes et légendes, les nouvelles et essais. Pour le roman, genre « populaire », avec son expansion dans le champ, le lecteur peut trouver facilement des œuvres influencées par des idées modernes et des techniques contemporaines. Les auteurs, échappés de l’espace traditionnel, ont conquis de nouvelles formes autres que celles de l’espace d’origine. La langue française en est un facteur crucial pour cette révolution aussi bien des idées que des formes.

Il faut souligner néanmoins que les textes dits romanesques appartiennent, pour la plupart, à la littérature individuelle et à la littérature sentimentale. Nous voulons donc les classer sous la même étiquette de « Récits de vie », dans la mesure où ils sont définis comme la “narration par laquelle une personne met en forme et relate sa vie, ses expériences, son vécu. L’intérêt apporté aux récits de vie s’est d’abord développé en sociologie comme mode d’exploration des conduites humaines et sociales. Il est également important en psychanalyse et en psychologie, bref chaque fois qu’il s’agit d’analyser et de comprendre des comportements. En dehors de ces sciences humaines, il est pratiqué dans des entretiens, films, écrits, où l’histoire d’une vie est narrée directement par le sujet ou est transcrite par celui à qui elle a été racontée. Il a alors à voir avec le témoignage, la biographie et l’autobiographie et l’autofiction”[4]. En ce sens, le récit de vie recouvre même le genre traditionnellement dit autobiographique, par lequel on entend également “les romans inspirés par la vie de l’auteur et que l’on qualifie de romans autobiographiques ou romans-autobiographie”[5].

Les pratiques de cette écriture par des auteurs vietnamiens s’inscrivent dans l’histoire de l’évolution de l’esprit humain. Ainsi se développent intensément les récits de vie dans ce champ littéraire, particulièrement à partir des dernières décennies du XXe siècle. Cette évolution marque une tendance générale de la littérature francophone et française contemporaine qui, aux yeux des critiques, démontre à la fois un retour multiple : du sujet et de l’histoire, du lecteur, de la narration, etc. :

Aussi la production littéraire des années Quatre-Vingt récupère-t-elle des “notions périmées” comme le personnage et l’histoire. Le retour au récit a entraîné d’autres retours : celui de la transitivité […] et aussi le retour du sujet. Celui-ci est saisissable non seulement dans la réhabilitation du personnage mais surtout dans l’autofiction qui surgit dans la scène littéraire comme une forme hybride qui, prenant l’autobiographique à travers l’écran du romanesque, assume que la vérité du sujet a structure de fiction. En mettant sa vie en récit, celui ou celle qui écrit de l’autofiction vient reposer la question du rapport entre vie et écriture – vie et œuvre – et, par là même, toute une problématique gravitant autour de la question de l’auteur (Álvares, 2005 : 95).

L’écriture de la fin du XXe siècle est en quête de temps passé, non seulement pour se réfugier dans une nostalgie de la dolce vita, mais surtout pour activer une transition de l’histoire et de la culture aussi bien à la dimension temporelle qu’à celle spatiale. On peut retrouver cette idée dans la réflexion de Dominique Viart, spécialiste de la littérature contemporaine, pour qui la littérature contemporaine cherche à établir des dialogues avec des sciences humaines et sociales (2013). Au croisement des champs, les notions de sujet et de narration apparaissent comme centre d’attention et comme pierres angulaires. Ces notions posent également des problèmes de la représentation et de la pratique des discours. Si l’espace social sur lequel l’écriture s’interroge depuis les derniers temps dans une déconstruction, dans une déterritorialisation, toute présentation du réel exige des changements de l’horizon, et l’homme s’égare dans une ère incertaine pour se reconfigurer comme sujet brisé, opaque, dense, sujet censé contemporain. En quête de repères existentialistes, l’homme contemporain est enclin à l’auto-fictionnalisation comme une ligne de fuite et comme une auto-affirmation. Cette expérience de l’appropriation d’identité a recours à la narration, à la mémoire, aux inscriptions temporelles. D’où les récits de témoignage et de soi.

L’écriture de témoignage

Nombreux sont les travaux qui traitent de la question du témoignage. Du point de vue générique, le témoignage se prend pour un discours qui exige une narrativité et un acte de parole ainsi qu’une détermination du statut du témoin. Renaud Dulong a défini de façon succincte le témoignage comme “récit ultérieur de ce qu’on a vu ou entendu”[6]. Chez Paul Ricœur, le témoignage s’opère selon un processus qu’il appelle “procès épistémologique” qui “part de la mémoire déclarée, passe par l’archive et les documents, et s’achève sur la preuve documentaire”[7]. L’étude des récits de témoignage semble bien atteindre au dernier instant de cette épistémologie sans pour autant se passer des deux premiers, dans la mesure où l’on revient également sur les motifs de la déclaration des mémoires et sur la question de la transmission des documents sous forme scientifique.

Le témoignage consiste, dans tous les cas, à mettre en discours ou en texte l’histoire dont la notion englobe aussi bien l’écriture littéraire que les sciences humaines. Dans la production littéraire contemporaine, le témoignage, en tant qu’histoire, entre dans son institutionnalisation comme un genre littéraire, en ce qu’il “se perçoit dans le discours sur les genres d’une part et dans la récurrence institutionnalisée de certaines propriétés discursives, norme par rapport à laquelle se situent les œuvres particulières”[8]. Si l’appellation de la littérature de témoignage a été récemment attestée dans la littérature institutionnalisée, cette écriture est depuis longtemps incorporée dans le genre autobiographique qui implique, au sens plus large, les mémoires, les récits de vie, les journaux intimes, les récits de voyages, les mémoires historiques.

Pour parler des conditions pragmatiques du témoignage, la plupart des récits d’auteurs vietnamiens visent à (re)produire des actes de parole que les auteurs consacrent à témoigner pour leurs expériences cruelles du goulag, de la concentration et rééducation, de l’exil ou du déracinement. Une fois déclarés, ces récits de soi ne se bornent plus, paradoxalement, à des propos personnels mais ils portent une dimension plus large pour le devoir collectif. En effet, L’Histoire du Vietnam contemporain évolue en fonction des grands événements qui correspondent d’abord à la colonisation française en Indochine, une péripétie qui a été largement exploitée par nombreuses recherches, et puis à la guerre avec les Américains. Chacune de ces situations historiques marque un certain dénouement douloureux. Si l’on revient sur la colonisation française comme scénographie discursive, les récits y puisent de la poétique de la douleur et du mythe de la vie individuelle et collective. Les mémoires des Chân Dăng par exemple – histoire des Vietnamiens du Tonkin y compris des prisonniers du bagne Poulo Condor, qui sont envoyés en Nouvelle-Calédonie et sont recrutés pour travailler dans des mines de chrome et de nickel ou dans des plantations – qui sont déclarées presque un siècle plus tard, justifient bien une volonté de dévoiler à la fois les pans cachés du colonialisme et l’histoire éprouvante de l’individu. Le récit de Dong Sy Hua sert d’illustration :

Ce livre nous apporte un nouveau témoignage sur ce que fut la colonisation. Celle qu’ont subie les peuples d’Indochine, mais aussi celle qu’ont subie les travailleurs vietnamiens, ‘engagés’ en Mélanésie […] et ce témoignage est entièrement inédit.

[…]

A travers cet itinéraire, sèchement retracé, on a déjà quelque idée de ce que fut la colonisation pour les colonisés…

[…]

L’histoire ayant pour tâche de produire des faits exacts et vérifiés, et pour cela de proscrire l’erreur et a fortiori les falsifications et les mythes […] L’auteur s’est efforcé d’établir la vérité en s’appuyant sur des témoignages et des sources irrécusables (De la Mélanésie au Vietnam, 7-12).

Cet extrait de la préface comme élément paratextuel invite le lecteur à partager la volonté de l’auteur. Il oriente donc l’horizon d’attente du lecteur sur le discours testimonial caractérisé normalement par ‘l’exactitude’ et ‘la véridicité’ des faits. Cependant, ce qu’on attend des récits de cette sorte ne saurait s’attacher à des faits mais à l’effet que le récit exerce sur le lecteur. Aussi la stratégie discursive est-elle mise en œuvre, rendant plus poétique et plus mythique une aventure bouleversée.

Le témoignage sur cette période de l’histoire du Vietnam, concernant particulièrement des Chân Đăng au début du XXe siècle, révèle une volonté de la transmission des mémoires, un devoir de la constitution de l’histoire collective. Ainsi Jean Van Mai, auteur du Chân Dang (1980) et Fils de Chân Dang (1983), se considère comme « témoin d’une communauté ». Ces récits se fondent forcément sur les faits vécus par une génération, et l’auteur en tant qu’observateur est chargé de les raconter en vue d’une continuité généalogique mais aussi pour une persistance symbolique de la communauté en position marginale. Le lecteur y trouve une confusion des dimensions familiales et nationales. La mise en narration des sources des vieux immigrés participe non seulement au fondement du témoignage mais aussi à la reconfiguration des valeurs humanistes modernes.

L’histoire de l’immigration mondiale au XXe siècle devrait compter les travailleurs indochinois en France des années de la Seconde Guerre mondiale. Il s’agit de l’itinéraire des milliers de jeunes Vietnamiens déplacées en métropole selon le Plan Mendel notamment pour être mises au service des entreprises de la défense nationale. Cette atrocité causée par le colonialisme a fait naître au sein de sa terre une communauté coloniale et marginale, privée de tout ; elle sert bien à l’ancrage énonciatif du témoin. Victimes des supplices et des ballottements perpétuels, ces travailleurs ont longtemps passé sous le silence leur aventure. Certains ont refusé de raconter ou de témoigner, sans pour autant tenter d’effacer cet événement historique qu’ils ont vécu, mais parce qu’ils n’ont pas l’intention de mettre en intrigue ou en discours littéraire leurs expériences personnelles. Certains autres ont le courage de revenir sur ce passé, sans trop attacher leur attention à la question des genres littéraires mais plutôt à un devoir pour la famille et pour soi-même :

2001.J’ai quatre-vingt ans ! Le présent e me passionne plus. L’avenir ne m’appartient pas ! Quelqu’un m’a dit un jour : « Si tu ne sais pas où aller, retourne-toi et regarde le passé… » J’ai envie de me retrouver. Je tape ces pages au fur et à mesure que revivent mes souvenirs. Peut-être y a-t-il des passages contradictoires, des dates mal ajustées. Mais je me dois de respecter la spontanéité et la franchise de ma mémoire. Je pense qu’on est déjà mort quand on commence à mentir et à se mentir à soi-même. Je ne prétends pas faire œuvre d’écriture, mais simplement de confession, confidences de mes impressions et de mes sentiments sur ce que je crois avoir vécu. Je voudrais honnêtement retrouver le vilain garçon que j’étais et, grâce à lui, comprendre peut-être l’individu que je suis devenu.

Je laisse ces pages à Juliette. Elle les gardera ou les brûlera selon ses désirs. J’avoue avoir secrètement souhaité me faire connaître à mes enfants et à leur famille. Réflexions faites, j’ai abandonné cette idée. Je la juge présomptueuse et inopportune. Je n’apporte rien de valable à leur existence. Le souvenir d’u défunt serait moins encombrant (Nguyen Van Thanh, Saigon-Marseille : aller simple, 2012, p. 11).

A l’âge de 90 ans, Nguyen Van Thanh, fils de mandarin, dans les camps de travailleurs en France, se retourne, de façon modeste et sans haine, sur son passé profondément marqué par des souffrances d’une vie d’exil et de déracinement, d’une vie de bouleversement à cause de la colonisation. Ce destin ballotté et brisé de Nguyen Van Thanh aurait pu arriver à plusieurs anciens travailleurs indochinois, ses compatriotes et ses frères. Ce récit devient donc, au-delà d’une voix individuelle, un témoignage pour sa communauté.

Récemment, plusieurs maisons d’édition ont ouvert leurs collections sur les thèmes des mémoires et du témoignage. Les récits d’auteurs vietnamiens y apparaissent sans cesse, comme si l’écriture de l’histoire et du vécu devenait un mouvement collectif de notre époque. L’émergence des récits accompagne, nous semble-t-il, la profusion des témoignages. Du point de vue sociologique, cette “ère du témoin” justifie forcément, d’une part, une pratique sociale indispensable, et d’autre part, une réaction contre les injustices, les non-sens éprouvés par des individus dans des situations inextricables. Dans le cas des auteurs vietnamiens, comme pour les anciens travailleurs indochinois en France, l’avènement des témoignages de rapatriés, expatriés et combattants pendant la colonisation et la postcolonisation ainsi que pendant la guerre constitue un champ préalable à la compréhension historique. Il s’agit, entre autres, des récits de Pham Duy Khiem, Joséphine Le Quan Thoi-Phi Long, Madame Ly Thu Ho, Kim Lefèvre, Nguyen Tien Lang, Pham Ngoc Lan, Huynh Ba Xuan, Viet Tran, Ngo Van, etc. Toutes ces voix semblent s’élever contre l’injustice et l’absurdité de la colonisation et de la guerre et rend plus visibles et poétiques leurs tribulations :

C’est en 1930, j’avais donc sept ans, que remontent mes premiers souvenirs – mauvais – du système colonial. Nous étions alors à Saigon, j’étais écolier à l’Institution Taberd, avant d’entrer au lycée français. J’accompagnais souvent mon père dans ses promenades et ses visites dominicales à des amis. Nous allions musarder sur les berges de la rivière de Saigon. C’est à ces occasions-là que je connus les « vérifications d’identité », souvent brutales, hargneuses, effectuées par des agents de police français et leurs auxiliaires vietnamiens, et l’invariable couplet qu’elles suscitaient chez mon père : « Tu vois, les conditions d’un citoyen d’un pays faible et colonisé. Tu dois travailler ferme pour réussir à te faire traiter d’égal à égal par ceux qui se croient nos maîtres. »

Je garde peu de souvenirs d’événements ou de fait ayant marqué mon existence de 1930 à 1939. Simplement l’impression d’une atmosphère tendue, d’une tristesse ou d’un mécontentement sourds. Mais à la fin de 1939, c’était déjà la guerre (Viet Tran, Vietnam : j’ai choisi l’exil, 1979, p. 13-14).

Les auteurs peuvent provenir des différents camps de combat, déterminés idéologiquement par la grande Histoire. Leurs récits se fondent sur des intrigues et des détails parfois contradictoires, en ce qu’ils se passent sous le poids idéologique et subjectif ; alors que le récit de Viet Tran se penche sur la nostalgie d’un journaliste de l’échec du nationalisme au Vietnam ainsi que d’autres événements personnels et collectifs, l’histoire de Huynh Ba Xuan évoque une amertume d’un autochtone deux fois coupable, oublié 23 ans en prison sur sa terre natale pour être “traître à sa patrie” :

La lecture de ses souvenirs d’une captivité de 23 années est bouleversante. A travers les récits des camarades qui avaient pu revenir des camps de la mort du Viêt-Minh nous avions pu connaître l’horreur de l’univers concentrationnaire élaboré par les prétendus libérateurs de l’Indochine et de l’Asie du Sud Est. Dans leur malheur ils avaient, si l’on peut dire ou la chance de ‘y avoir passé au pire que le tiers de la durée du calvaire de notre ami.

Dans cette épreuve inhumaine de près d’un quart siècle, Huynh a fait preuve d’une espérance chevillée au corps, en dépit des privations et de l’abominable et permanent lavage de cerveau auquel le soumettaient ses tortionnaires. Ses qualités humaines lui ont permis de garder au fil de ses ans l’ascendant sur ses gardiens et l’estime admirative de ses compagnons de malheur. Ne s’avouant jamais vaincu, il n’a e permanence eu qu’une idée : partir, quitter l’enfer Viêt-Minh pour rejoindre son camp, celui de la liberté, celui de ses compagnons d’arme. Organisateur d’une évasion collective du Camp de Thai Nguyen, sept mois après sa capture, il eut à subir six mois d’atroces représailles, confiné, enchaîné dans un cachot noir minuscule sans ouverture sur le monde extérieur. (Huynh Ba Xuan, Oublié 23 ans dans les goulags Viêt-Minh 1953-1976, p. 10-11).

Si le colonialisme et les conflits idéologiques ont laissé des traces indélébiles dans la vie individuelle et collective, et cela à cause de la différence des horizons choisis par chaque côté, les témoignages multiples n’invoquent non seulement des souvenirs et des mémoires des camps et des goulags, mais aussi des ambiances bouillantes d’une jeunesse vietnamienne à l’époque. Elle s’engageait dans les luttes anticolonialistes et pour l’indépendance du pays. Nombreux militants pratiquent leur écriture, quelle que soit sa forme, pour restituer des événements cruciaux de l’Histoire. Il s’agit par exemple de Ngô Van (Ngo Van Xuyet), un militant trotskiste et un témoin oculaire et engagé des combats en Cochinchine des années 1930. De ses ouvrages[9] se profilent des intrigues et des détails des luttes sociales et ses tribulations pour se terminer par les détentions, les massacres, l’extermination. En tant que survivant, Ngo Van se définit comme responsable de faire hommage à ses camarades et ses combattants :

Ce fils de paysans cochinchinois – rescapé des geôles coloniales, ouvrier pendant longues décennies – n’en avait que davantage l’élégance d’un prince et la parole d’un sage. De haute stature, il portait sur le monde un œil doux et incrédule, qui luisait de malice quand la conversation de faisait badine ou gouailleuse… et se perdait dans le lointain à l’évocation des camarades tombés au combat […] Il peint cette vue d’ensemble, effroyablement chaotique, de Saigon en insurrection, réminiscence de cette nuit incendiée de septembre 1945 où il dut se réfugier sur les hauteurs environnantes pour échapper aux bales des colons et à celles du Viêt-Minh (Au pays de l’Héloïse, p. 11).

Bien qu’il se configure sur un certain modèle de la narration et sur l’élément anamnestique et qu’il circonscrive socialement des mêmes moments de l’histoire, le discours testimonial est hétérogène. En effet, par exemple sur les événements du colonialisme et de l’anticolonialisme, chaque témoin les a vécus de façon différente d’autant plus que ces événements se passaient dans leur complexité. Aussi la singularité du discours testimonial réside-t-elle dans l’expérience et le vécu individuels qui constituent la matière et l’âme de l’écriture. C’est peut-être par cette caractéristique que le témoignage oscille longtemps entre l’écriture littéraire et l’écriture historique. Comme discours historique, le témoignage assure son objectif de la « vérité » ou de l’ « authenticité », et partant sa fonction de dévoiler des aspects que l’histoire officielle laisse sous silence. Comme discours littéraire, le témoignage s’établit plus ou moins sur la faculté de mettre en intrigue des faits et sur l’interprétation du passé. Il s’agit, dans le discours littéraire, de reconfiguration de l’histoire et du temps qui n’est pas le temps actuel mais qui marque bien le temps de l’énonciation en rapport avec le temps de l’énoncé.

Hétérogène, le discours testimonial en tant que pensée du passé est fondé sur des voix multiples des réfugiés de la période postcoloniale, moment où, dès l’expulsion des Français, le Vietnam est entré ensuite dans un affrontement avec les Américains, et pour ainsi dire une lutte fratricide. En effet, la décolonisation a immédiatement entraîné une partition que les Vietnamiens de partout ont douloureusement vécue, et dans laquelle une moitié dit à l’autre : “Dans une marmite de ta peau je vais faire cuire un peu de ma chair !”[10]. Une telle perspective profite sans doute à la pratique d’écriture de soi ainsi qu’à la lecture des histoires individuelles et collectives en tant que discours testimoniaux. Ainsi nous nous trouvons face à un riche corpus qui évoque l’histoire du Vietnam de cette époque, une histoire non officielle : Viêtnam, un peuple, des voix de Mai Thu Vân, Le Vietnam à l’heure communiste de Huynh Lam, Enfer rouge, mon amour de Lucien Trong, Prisonnier politique au Viêt-Nam: 1975-1979 de Paul Tran Vy, Le Vietnam crucifié 1945-1975 de Manh Bich, Mille lueurs roses, mille bonheurs, une déracinée de Marie Tran Dinh Hoe, Itinéraire d’une vietnamienne : l’étudiante insoumise de Tran Thi Hien, et bien des autres, qui parfois ne s’attachent pas nécessairement à des codes génériques de la narration :

Ce livre n’est ni un roman, ni un journal personnel rapportant au jour le jour la vie d’un prisonnier politique dans les « camps de concentration pour la rééducation par le travail forcé » au Vietnam, mail il est plutôt une sorte de reportage que j’ai essayé de faire sur la vie d’un prisonnier politique vietnamien dans ces camps. De ce fait, il ne peut que refléter mes propres expériences dans des camps bien déterminés et non pas la vie de tous les prisonniers politiques dans tous les camps de concentration.

[…]

Le camp 52-A où j’ai passé 37 mois de prison sur un total de 51, est le camp n°1 du ministère de l’Intérieur, c’est dire que ce camp était l’objet d’une attention particulière du ministère. C’était le camp que l’on montrait aux visiteurs étrangers, le camp vitrine. Le personnel en était trié le volet et sa conduite conforme à ce que désirait le ministère : il s’agissait de montrer aux visiteurs étrangers le masque civilisé du régime pénitentiaire vietnamien. La vie dans ce camp devait donc différer de celle de beaucoup d’autres où elle fut bien pire ! (Paul Tran Vy, Prisonnier politique au Viêt-Nam: 1975-1979, p. 9).

Hétérogène, le discours testimonial s’enracine aussi bien dans les formes prosaïques que dans celles poétiques. Mais dans tous les cas, le témoignage est toujours vivant. Ainsi le recueil de poèmes intitulé Prison Corps Exil Animalité de Le Huu Khoa participe bien de la constitution et de la transmission des témoignages, parce que “la poésie de la prison est, au début, un travail sur les objets réels enregistrés par la mémoire. Elle s’organise, elle a peur pour cette mémoire et pour la perte de la relation entre le monde présent et le monde passé” (p. 7).

Aussi les témoignages se profilent-ils en fonction des événements sociaux et historiques du Vietnam dans lesquels l’individu évolue. Les auteurs, sous diverses formes d’écriture, cherchent non seulement à retracer des faits réels mais encore à constituer un savoir collectif, un mode de perception de l’existence, de la réalité et du temps.

Raconter pour s’affirmer dans l’incertitude

Si les récits d’auteurs vietnamiens ont pour fonction de témoigner comme un devoir et un acte de responsabilité de soi et des autres, ils mettent en question, corrélativement, l’image de soi. Leur avènement depuis les dernières décennies du XXe siècle paraît si spectaculaire qu’on parle d’une phénoménologie de l’écriture de soi. En effet, raconter est un acte de reconfigurer sa vie, son existence à travers des intrigues. Témoigner c’est aussi nommer et désigner l’image de soi en rapport avec les autres, tout en rendant le plus visible son identité : “Le témoignage engage également le soi dans sa relation avec les autres, vis-à-vis auxquels ou devant lesquels on rend témoignage”[11]. La perspective des rapports du témoignage et de l’identité peut être bien examinée par Paul Ricœur, pour qui le témoignage est une sorte de mise en intrigue des données de la vie et il “retrouve son principe unificateur dans le concept d’identité”[12]. Mais pourquoi serait-il utile d’adjoindre le discours testimonial à l’interrogation sur l’identité dans le cas des auteurs vietnamiens ?

De cette question il nous convient de revenir sur le concept d’identité. Comme une notion totem, l’identité “explicite une problématique certainement diffuse qui apparaît avec force dans le romantisme et qui se trouve encouragée par les conditions de vie dans la société industrielle : c’est l’époque à laquelle l’individu perd petit à petit l’identité immédiate que lui conféraient les groupes sociaux stables et homogènes auxquels il appartenait”[13]. La société industrielle est particulièrement marquée par la nécessité de la quête de soi depuis longtemps dominé par les forces impersonnelles. Pour ce qui est des conditions de vie des auteurs vietnamiens, outre l’émersion des sociétés industrielles, c’est l’état de perte et de vide dans leur vie qui sollicite le besoin de comprendre la vérité de soi et la formation de soi. La redécouverte de soi dans de telles conditions implique la reconstruction de l’identité ; cette quête évoque un sentiment intime “d’unité, de cohérence, d’appartenance, de valeur, d’autonomie et de confiance organisés autour d’une volonté d’existence”[14]. Plus que personne, les auteurs vietnamiens mettent en intrigue ce sentiment en se découvrant dans un rapport de leur appartenance et de leur altérité, dans un rapport avec soi-même et avec le monde. Pour la plupart d’entre eux, le dépaysement sur le chemin de l’exil conforte ce sentiment d’être entre deux rives : il leur faut, d’une part, actualiser ce qui leur appartient dans le passé, et d’autre part, intérioriser de nouvelles normes et valeurs qui viennent du dehors. C’est ce “dehors” qui caractérise, en retour, le dépaysement et le sentiment de l’altérité qui entre en conflit avec ce qu’on a été. Aussi l’écriture de soi deviendrait-elle, entre autres, une stratégie identitaire : manifestation de soi en antagonisme entre le passé et le devenir :

Ce soir, 25 décembre 2006, au lendemain du réveillon, tout est rangé, tout est presque en ordre, la maison est redevenue silencieuse.

Car depuis bientôt deux ans, notre Mère est partie rejoindre notre Papa au Ciel…

Cela nous laisse un grand vide… je repense à ma jeunesse à SAI GON avant notre départ pour la France, terre promise… (Joséphine Le Quan Thoi, Vietnam, quatrième génération, p. 10).

Cette “terre promise” représente au sujet de l’écriture un monde du dehors avec son système des valeurs différentes de celles qu’il a acquises “un demi-siècle” plus tôt. Le sujet se réfugie dans un sentiment de l’antagonisme et ne peut se libérer des legs comme des valeurs intériorisées en même temps qu’il cherche à s’adapter à des nouvelles normes comme des attentes. Le passage suivant, très poétique, dans le Ru de Kim Thuy esquisse des tribulations du sujet à la recherche de soi-même en poursuivant la trace des pas des siens :

En trente ans, Sao Mai a resurgi comme un phénix renaissant de ses cendres, tout comme le Vietnam de son rideau de fer et mes parents des cuvettes de toilettes d’école. Seuls autant qu’ensemble, tous ces personnages de mon passé ont secoué la crasse accumulée sur leur dos afin de déployer leurs ailes au plumage rouge et or, avant de s’élancer vivement vers le grand espace bleu […] Quant à moi, il en est ainsi jusqu’à la possibilité de ce livre, jusqu’à cet instant où mes mots glissent sur la courbe de vos lèvres, jusqu’à ces feuilles blanches qui tolèrent mon sillage, ou plutôt le sillage de ceux qui ont marché devant moi, pour moi (p. 142).

La redécouverte de soi dans les autres devient un besoin pour les auteurs vietnamiens expatriés à la recherche perpétuelle d’une réponse à cette question “qui suis-je ?”. Aussi les récits résultent-ils des actes de raconter en fonction de la reconnaissance de l’identité : “jusqu’à ces feuilles banches qui tolèrent mon sillage, ou plutôt le sillage de ceux qui ont marché devant moi, pour moi”. Cette identité est racontée comme si elle était renouvelée par la mise en scène des données de la vie. Autrement dit, les récits ou la “possibilité du livre” représentent une opération où l’identité est assurée dans une cohérence ou dans une continuité : “ Le sang de mon oncle coule encore dans mes veines. Je l’ai laissé s’échapper des lignes que j’ai écrites. Pour que chacun puisse voir devant, sans se retourner. Mais sans jamais oublier” (Tran Quoc Trung, La barque, p. 92-93).

La narration “permet de dynamiser l’identité et de rendre compte des stabilisations subjectives du processus de sédimentation produisant le caractère ou en d’autres termes, de comprendre comment l’ipséité peut conduire à une modification de la mêmeté, comment les habitus peuvent se modifier de manière pour ainsi dire endogène”[15]. Toujours en mouvement ou en déplacement, matériellement ou symboliquement, le sujet narratif entre dans un procès de diverses stratégies identitaires. Les écrivains mettent en narration cette image du sujet opaque et dense pour reconfigurer une identité en rapport avec l’espace et le temps actuel, ce qui constitue un sens de la vie et permet de s’échapper du vide ou du gouffre.

Une fois mise en intrigue, la vie de l’individu et du collectif est souvent conférée un certain sens, mais l’attestation identitaire par l’acte de parole montre une instabilité et une incertitude dans la mesure où l’individu en espace existentialiste contemporain se met dans une “illusion biographique”, pour reprendre le terme de Pierre Bourdieu[16]. Il est vrai que plus il cherche à reconstruire une identité stable, plus il revient à se retrouver fragile et brisé. Plus il s’efforce de se mettre dans une existence cohérente, plus la vie totale lui échappe, car les sentiments du temps ne sont pas vécus de la même façon dans différents espaces existentialistes et l’individu ne maîtrise pas toujours son existence. En effet, si tout individu a la capacité de se mettre en narration sans se restreindre à un modèle de la configuration narrative, les histoires ou les récits qu’il compose ne se cantonnent pas à une dimension individuelle mais s’étendent aussi à des dimensions sociales et contextuelles, celles qui concourent à la formation de l’identité et auxquelles l’individu appartient d’une façon ou d’une autre :

J’ai envie de découvrir une nouvelle vie, mais aussi de retrouver en même temps un espace d’émotion qui m’appartient depuis toujours. Cet espace dans lequel j’ai vécu des moments intenses, je l’ai laissé derrière moi en quittant mon pays. Je ne veux pas attendre qu’il me réveille pour essayer de me rappeler qui je suis. Je veux aller à sa rencontre doucement, pour l’affronter afin de pouvoir vivre avec lui (Nguyen Ky Nguyen, Saigon après 75. Une histoire oubliée, p. 11).

Une vie racontée ne signifie pas toujours une vie assurée dans un déroulement logique avec un commencement et une fin, mais au contraire, elle s’opère dans un mouvement comme si l’identité narrative était en mobilisation. Le plus souvent, la mise en intrigue de la vie se constitue d’un regard rétrospectif et donc d’une certaine illusion selon laquelle l’individu essaie de se reconstruire dans une certaine « logique ». Ainsi le récit de Nguyen Van Thanh apparaît-il comme un bilan de sa vie dans la volonté de « retrouver le vilain garçon que j’étais » et de « comprendre l’individu que je suis devenu » :

Ma vie a été structurée autour de ma femme et de nos enfants […] Le parcours de mon existence a suivi une spirale. Je suis à présent proche de la dernière. Je suis arrivé à un âge où la lassitude et l’usure se fondent en une sagesse qui conseille de faire des vœux et d’espérer sans exigence […] Notre existence actuelle est le résultat d’un rude processus logique de volonté de Juliette et de moi-même, et non pas des faits de hasard (Saigon-Marseille, aller simple, p. 299-300).

L’acte de narration permet d’appréhender ce qu’on est devenu en même temps qu’il traduit une attitude de la conscience de soi dans une illusion. L’avènement des récits d’auteurs vietnamiens conforte une tendance selon laquelle la narration devient une des « stratégies rhétoriques » par la médiation desquelles véhicule l’argumentation sur le « je suis » et le « je pense »[17]. C’est précisément dans le discours narratif que se révèle la condition de la compréhension et de l’attestation de soi. Il s’agit d’une attestation paradoxale de soi, en ce que l’illusion peut servir d’« expédient » au service de la conservation de la vie[18]. Aussi la vie narrée est-elle une version de la vie réelle ; elle rend celle-ci permanente en la reflétant et plaçant le sujet en dehors pour se regarder ou être conscient de soi, et partant pour se sortir de l’abîme, particulièrement dans le cas des auteurs vietnamiens.

Les récits de vie des auteurs vietnamiens francophones, quelle que soit leur forme, ne cessent d’être un lieu de reconfigurations des images du sujet en tant que témoin. Ils établissent les relations à des autres interrogations discursives du point de vue sociologique. Quelques réflexions que je viens de présenter évoquent des modalités du sujet ; ce sujet multiple est constamment confronté au besoin de demeurer dans sa temporalité et de relier le passé et le présent par la mise en narration de ses données de la vie. Aussi, par la narration, le sujet cherche à restituer la scénographie historique où il est censé témoin oculaire tout en étant conscient de son opacité et de sa brisure. Ainsi s’opère une affirmation identitaire qui se réfracte dans un discours testimonial.

Linda Lê : écrire pour auto-socioanalyser

L’écriture de Linda Lê constitue actuellement un pouvoir certain dans le champ littéraire français et francophone. Son univers de création se caractérise souvent par les résonances du passé sombre, mais il est également senbsible à l’existence transcendantale et à l’essence de l’être humain. L’ensemble de ses oeuvres de création et de réflexion est d’un creuset qui forme une sorte d’alchimie de sa propre écriture capable d’atteindre « au fond de l’inconnu pour trouver du nouveau ». Aussi l’engagement dans l’écriture témoigne d’une descente, d’un phénomène de la transcendance pour mieux expérimenter un au-delà du réel, mais aussi pour mieux appréhender ce réel inondé de la frissure, de l’aliénation, des relations inextricables. Dans cette perspective de l’écriture, il sera utile de considérer la singularité de la métamorphose du sujet ainsi que de la transcendance même du « je » dans l’écriture, comme si l’auteure se dispersait pour s’incarner dans de multiples possibles. C’est aussi ce que nous voudrions essayer de mettre en évidence dans cet article qui se focalisera, pour cet objectif, sur trois jalons de la trajectoire de Linda Lê : un « je outrecudant » de la famille, un « je » transcendental de la création et un « je » incarné dans « alliés substantiels ». Cette écriture de soi s’inspire donc de la pratique sociologique.

Il ne s’agit pas ici de redresser une biographie de Linda Lê, qui demande d’être étudiée plus complètement dans une perspective sociologique, mais dont les éléments nous éclairent sans doute la posture de l’auteure dans le processus de formation du sujet social et du sujet textuel. Il s’agit plutôt de considérer la figure de l’auteure dans une scénographie dont la famille et ses dispositions deviennent un lieu d’observation par excellence. Une scénographie, selon Dominique Maingueneau, « s’identifie sur la base d’indices variés repérables dans le texte et le paratexte […] elle se montre, par définition en excès de toute scène de parole qui serait dite dans le texte » . Cette approche s’intéresse bien à « une anthropologie des imaginaires littéraires » et « une étude des formes et des représentations » , qui sont directement liées aux champs de la rhétorique et de la stylistique. Aussi la plupart des éléments biographiques de Linda Lê présentés ici sont-ils repérables dans ses oeuvres et dans des textes d’entretien.

Née en 1963 à Dalat, une petite ville du Sud profondément marquée par le sentiment de la nostalgie onirique, Linda Lê est entrée dans la scène littéraire avec une aspiration infinie d’en faire des « théories philosophiques » dans une contrée lointaine tout en « cheminant en solitaire ». Son écriture se démarque donc de toute forme, parce que « le mot ‘forme’ [la] gêne un peu car on a l’impression que ça peut supposer des fioritures, une certaine habileté aussi »[19]. En se distanciant de la forme, elle cherche plutôt à explorer le pouvoir des mots, le monde énigmatique de l’écriture, de sorte que cette conquête devient une stratégie du « corps à corps ». Le pouvoir des mots l’amène à tous les possibles d’interprétation : « c’est en parlant qu’on se laisse entraîner vers l’irrémébiable, c’est en parlant qu’on se fracasse contre son propre vide »[20]. Aussi dans la plupart des récits de Linda Lê peut-on trouver une certaine sorte d’écriture d’analyse qui pourrait nous éclairer des phénomènes sociologiques. Les leitmotiv de l’origine, de la famille, des membres de la famille et du monde des « grands frères et soeurs littéraires » attestent bien non seulement ses données biographiques, mais ils dégagent encore une trajectoire identitaire du point de vue de la sociologie. Dans l’histoire de la littérature, il y a des « écrivains sociologues » dont les œuvres « sont des représentations de telle ou telle partie de la société de leur temps » et « forment un mode de connaissance sociologique particulièrement riche »[21]. L’écriture devient également un véritable moyen d’interpréter le sujet dans sa complexité contemporaine. Certes, l’auteure du Roman n’a jamais déclaré cette relation de son écriture et de la sociologie, mais ses récits peuvent ouvrir la voie aux analyses sociologiques.

Il n’est pas inutile de rappeler le principe d’écriture de Linda Lê, qui évoque plus que jamais les expériences originaires et le paradoxe de l’écriture de soi : la vie de l’écrivain « a été consacré à l’écriture de ce qu’il appelle tantôt sa biographie tantôt sa thanatographie ». « J’ai toujours conçu l’écriture comme une forme de conjuration mais les fantômes sont toujours là, que ce soient les chers disparus, qui sont les auteurs qu’on exhume, ou les absents qui sont toujours présents »[22]. Cette réflexion nous fait penser tout de suite à des personnes chères à l’auteure, qu’il s’agisse peut-être de ceux qui ont laissé des traces indélébiles dans sa vie et dans sa carrière littéraire, de ceux qui façonnent son choix littéraire. En effet, il n’est pas un hasard lors que le lecteur peut découvrir le plus souvent des occurrences de l’image de son père défunt qui apparaît presque dans toutes ses pages. Se révèle sans doute ici un sentiment obsessionnel d’un monde de l’ailleurs. Mais l’image du père suggère davantage une autosocioanalyse de l’identité : il y a une transition identitaire au moment de l’écriture, de l’identité imposée à l’identité imaginaire, du père biologique au père fictionnel. Cette écriture sur l’au-delà reflète d’ailleurs une conscience du monde fragmenté, où le sujet contemporain éprouve souvent une brisure ou une dispersion. Tout au long de ses œuvres, Linda Lê laisse entrevoir la nostalgie de la famille comme une représentation d’un retour aux sources. Le personnage veut récupérer ce qui a été perdu :

Je me lève, sors du tiroir la grande enveloppe qui tient les lettre de mon pèren lettres écrites dans la maison de mon enfance et que j’ai gardées, relues des années après sa mort […] Mon père m’est apparu cette nuit. Il était enveloppé dans un manteau de feu. Il me demandait pourquoi je l’avais tué une seconde fois en brûlant les lettres[23].

Je suis au pays de mon enfance. Je cherche la maison aux volets bleus. Il ne reste qu’un tas de cendres […] J’erre dans les rues du pays de mon enfance. La ville est déserte. Partout ruines et cendres. Mon père apparaît, disparaît entre les ruines. Je suis sa trace. Je pénètre dans un zoo. Les cages sont vides. Je longe un pont. Le fleuve est à sec. Les arbres de jardins, calcinés, tendent leurs bas noirs vers le ciel[24].

Cette mise en intrigue des données autobiographiques exprime une certaine « illusion biogrphique », selon l’expression de Pierre Bourdieu, mais elle nous révèle la démarche autosocioanalytique de sa vie. Pour Linda Lê, comme nous venons de le souligner, écrire, c’est « exhumer » les êtres chers en prenant le soi comme point de départ pour se déposséder :

Nous partons toujours de nous-mêmes. C’est un point d’ancrage et, en meme temps, ce soi-même disparaît au moment où l’on écrit […] Comment écrire ma vie sans y être mais en tâchant quand même d’aller au bout de soi ? L’écriture est à la fois une expérience de dépossession et de reconquête. J’écris à partir de moi-même mais je ne sais pas qui je suis au moment où j’écris. Cette exigence d’écriture commande tout. Peut-être aussi y a t-il une sorte de maladie à l’origine de l’écriture, non de névrose car je ne sais pas ce que signifie la névrose, mais une forme de maladie : la maladie d’écrire dont on attend une certaine guérison à travers les mots ? Peut-être une réparation, que ce soit du deuil, de l’absence d’une transcendance, de l’absence de l’autre ?[25]

La narration place l’auteure dans un processus de reconstitution de soi-même mais aussi dans une entreprise de détermination d’un objet d’écriture représentant un certain nihilisme comme espace possible d’existence : « La morte que je portais en moi, cette jumelle enterrée dans la maison de mon enfance et que j’avais tuée et retuée pour me donner un semblant d’existence, s’était remise à vivre »[26]. L’écriture est bien liée à la dépossession du monde pour la reconquête d’un autre lieu où le soi peut entrer dans sa transcendance, comme si dans ce lieu de deuil, d’absence Linda Lê pouvait configurer son je en rapport avec les autres. Il s’agit d’une forme de je qui retrouve sa figure transpersonnelle à travers les mots. La littérature devient ainsi le moyen ultime de réconcilier l’expérience du vide et la réalité familiale, sociale et identitaire. Elle peut être « une certaine guérison à travers les mots », « un certain recours, pour l’auteur même dans un premier temps ».

Les œuvres de Linda Lê nous permettent de mettre en évidence l’univers de son enfance « perdu » dans une perspective sociologique tout en ressortant à un retour identitaire. Sur le chamin de retour, le sujet s’affronte à un tiraillement, un déchirement : « Maintenant je suis de retour dans la maison, elle [la pleinte] sourd de mes entrailles, elle m’envahit, mais elle rend des sons discordants […] Elle me crie, Tu as abandonné ta maison, ton pays, tu ne sais même plus désigner ces petits objets qui t’attendrissent dans la langue qui était la tienne. Je réponds, Mais quelle langue est la mienne ? Je ne connais que deux langues, le parler bulbutiant de l’enfance et les lettres de feu qui brûlent ma main quan j’écris sur mes origines »[27].

L’écriture de soi de Linda Lê éclaire bien son itinéraire bien qu’elles n’aient pas pour objectif de justifier l’authenticité : « Autrefois, c’était lui [père] qui me prenait par la main pour m’aiguiller sur le chemin de l’existence, mais maintenant le devoir d’être le contrefort auquel il s’accote m’incombe. Autrfois, c’était lui qui détenait les clés du savoir, qui m’ouvrait les portes de l’inconnaissable, désormais j’ai charge d’âme […] »[28]. Cette écriture nous rappelle davantage la démarche de plusieurs autres écrivains contemporains dans leur façon de faire de la littérature une réflexion sociologique, psychanalytique ou philosophique. On parle entre autres de Serge Doubrovsky avec son « autofiction », Alain Robbe-Grillet avec sa « nouvelle autobiographie », Annie Ernaux avec son « je transpersonnel ». Pour ces auteurs, l’écriture de soi se donne comme un mode d’expression de l’expérience collective lorsqu’elle est examinée sous l’angle sociologique. Elle devient un ancrage de perception sociale et d’observation de toutes sortes de faits socio-historiques. Comme nous avons insisté sur le discours testimonial des récits des autres auteurs, l’énonciation dans le roman Cronos évoque également une certaine expérience vécue par le milieu des intellectuels dans la politique tragique et ditatoriale :

Le soldat frappe à coups de crosse l’homme qui serre un livre contre lui. Crève, lavette ! siffle-t-il. Le visage en sang, l’hommr glisse à terre. Le soldat lui arrache ses lunettes, les jette sur le bavé, les écrase sous ses bottes. L’homme ouvre la bouche comme pour crier, mais il n’en sort qu’un râle sourd. Il agrippe son agresseur sans lâcher le livre. L’autre cogne de plus belle. La couveture du livre prend une teinte rougeâtre. L’homme se réfugie près d’un mur […] C’est l’heure du couvre-feu. Personne n’enfreint l’interdiction de sortir et de se rassembler. Seul l’homme au livre, absorbé dans sa lecture, est resté assis sur un banc faiblement éclairé par un réverbère, oubliant qu’au crépuscule la ville devient le terrain de chasse des canardeurs, que les pauvres diables surpris en train de rôder sont soupçonnées d’espionnage[29].

Cette écriture qui oscille entre fiction et réalité caractérise un discours où l’auteure intervient comme un sociologue observateur qui enquête sur la logique de l’histoire collective profondément liée au destin de chaque individu. Il s’agit également d’une écriture à la fois esthétique et éthique permettant d’objectivier les regards sur l’histoire sociale, de construire la mémoire collective et d’émettre un espoir : « Ces pages ne sont pas le testament d’une défaitiste. Nous sommes loin de l’épilogue, demain ce régime sera en liquéfaction, demain les guetteurs verront se lever une nouvelle aube »[30].

Nous avons essayé d’analyser l’écriture de soi dans les récits d’auteurs vietnamiens d’expression française en interrogeant sa place dans la démarche sociologique ou plus largement dans le rapport avec les sciences sociales et humaines. Il n’est pas toujours évident de contourner le projet littéraire des auteurs lors qu’ils ne sont pas tous écrivains professionnels. Leur écriture occasionnelle nous fournie néanmoins des déterminations de leur trajectoire individuelle d’une part, et un corpus important pour une investigations sociale, d’autre part, car cette écriture s’inscrit particulièrement dans des tendances de la littérature contemporaine avec surtout les interrogations sur l’histoire, le retour du sujet, la réalité, l’identité, etc. Le discours testimonial confirme donc sa puissance pour faire revivre la réalité de l’histoire individuelle et collective. La cas de Linda Lê, écrivaine professionnelle, est particulièrement examiné. L’auteure refuse le genre autobiographique mais atteste bien la présence des « morceaux » de sa vie dans la plupart de ses œuvres. Cette déclaration montre le paradoxe de son écriture de soi dans la quelle sont mises en intrigue les données personnelles, mais qui nous permet de mettre en corrélation la subjectivité et l’objectivité, l’expérience vécue et l’illusion biographique. Dans tous les cas, l’étude de l’écriture de soi comme auto-socioanalyse révèle un intérêt non négligeable dans l’appréhension sociale et historique.

 

Bibliographie

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Truc, Gérôme, « Une désillusion narrative ? De Bourdieu à Ricœur en sociologie », Tracés, 8, 2005, p. 47-67.

 

[1] Cette recherche est financée par l’Université nationale de Ho Chi Minh Ville (VNU-HCM) dans le cadre du projet C2017-18b-03/HD-KHCN.

[2] Voir Pham Van Quang, 2013.

[3] Paul Aron & Alain Viala, 2006, p. 97.

[4] Joëlle Gardes-Tamine et Marie-Claude Hubert, 2011, p. 172.

[5] Ibid., p. 19.

[6] Renaud Dulong, 1998, p. 237.

[7] Paul Ricœur, 2000, p. 201.

[8] Tzvetan Todorov, 1978, p. 49.

[9] Ngo Van, Au pays de la cloche fêlée, 2000 ; Au pays de l’Héloïse, 2005.

[10] Pham Van Ky, 1954, p. 44.

[11] Philippe Pierron, 2003, p.

[12] Michel Johann, 2013, p.

[13] Pierre Luigi Dubied, 1992, p. 123.

[14] Alex Mucchielli, 1986, p. 5.

[15] Gérôme Truc, 2005, p. 54.

[16] Pierre Bourdieu, 1986.

[17] Paul Ricœur, 1990, p. 22.

[18] Ibid., p. 23-24.

[19] Linda Lê & Michel Crépu, 2010, p. 7.

[20] Linda Lê, Les Évangiles du crime, p. 22-23.

[21] Paul Aron & Alain Viala, 2006, p. 10.

[22] Linda Lê & Michel Crépu, Ibid., p. 6

[23] Linda Lê, Voix, p. 26-27.

[24] Ibid. p. 47-48.

[25] Linda Lê & Michel Crépu, Ibid.

[26] Linda Lê, Autres jeux avec le feu, p. 41.

[27] Ibid. p. 46.

[28] Linda Lê, Cronos, p. 59.

[29] Ibid., p. 7.

[30] Ibid., p. 164.