Scènes

Avignon 2017 (4) « Antigone », « Jaz »

Antigone de Sophocle (IN)

L’Antigone présentée dans la cour d’honneur du Palais des papes par le Japonais Satoshi Miyagi est le spectacle phare de cette édition du festival. Avouons tout de suite que notre jugement reste mitigé. Miyagi a déclaré qu’il voulait réaliser non une tragédie mais « une fête pour apaiser les esprits ». Les spectateurs, de fait, sont apaisés, peut-être trop ! Car la beauté plastique, indéniable, de ce spectacle ne peut pas faire oublier à elle seule la faiblesse du texte de Sophocle, d’autant que la mise en scène joue sur la lenteur, le hiératisme, toutes choses qui peuvent lasser à la longue.

Faible, le texte de Sophocle ? Voilà qui risque de faire hurler, s’agissant d’un des mythes fondateurs de notre imaginaire. Qui ne connaît l’histoire d’Antigone qui se sacrifie au nom de l’idée qu’elle se fait de son devoir ? Mais cette idée est-elle juste ? Antigone n’est-elle pas simplement une jeune personne têtue qui s’obstine à avoir raison contre tout le monde ? On en discute encore (et en particulier dans le texte d’Anouilh).  Cela étant, au-delà d’Antigone, monter les tragédies grecques aujourd’hui s’avère problématique pour une raison très simple : ces pièces sont à l’origine de notre tradition théâtrale. C’est là leur immense mérite. En même temps, il est logique que les œuvres inaugurales d’un genre souffrent d’imperfections qu’il reviendra aux siècles suivants de corriger peu à peu. Il suffit de comparer le même sujet traité par un auteur hellénistique et par un Racine, par exemple, pour mesurer l’ampleur de la différence. Les dramaturgies des Grecs classiques manquent de subtilité : c’est le moins qu’on puisse dire. Et c’est sans conteste le cas dans Antigone, une pièce où l’opposition frontale entre l’héroïne et Créon, le roi de Thèbes, est posée dès le départ et ne se transforme pas, les mêmes arguments étant répétés jusqu’à plus soif (Antigone : les dieux ordonnent de ne laisser personne sans sépulture / Créon : nul ne peut désobéir au roi, faute de quoi l’anarchie s’installera).

Alors, il ne reste qu’à admirer les tableaux vivants de Miyagi. Dès l’entrée dans la cour d’honneur, avant même le début du spectacle, on est saisi par la vision des personnages de blanc vêtus qui se  déplacent avec une extrême lenteur (sur le rythme du bûto) en faisant tourner un moulin à prière, comme s’ils flottaient sur l’eau peu profonde couvrant tout le plateau d’où surnagent seulement quelques rochers. Nous sommes déjà plongés dans la conclusion d’un drame, en l’occurrence la cérémonie mortuaire en l’honneur d’Antigone et d’Hémon. Avec le risque, évidemment, si les choses se poursuivent sur ce ton jusqu’à la fin, que de mortuaire la cérémonie devienne mortelle pour le spectateur. Et, sans vouloir être méchant, c’est un peu ce qui, progressivement, s’installe dans son esprit. Alors, faute de s’intéresser à une intrigue mille fois rabâchée, on guette les moments où il se passe quelque chose de nouveau visuellement, comme l’arrivée d’un moine qui pousse avec sa perche (et toujours avec lenteur) un radeau chargé des armes avec lesquelles Étéocle et Polynice s’affronteront jusqu’à ce que mort s’ensuive pour les deux. Autre beau moment, celui où Hémon (ou plutôt le double d’Hémon est introduit porté sur les épaules de deux hommes). Et naturellement l’apparition des doubles d’Antigone et de sa sœur Ismène sur le rocher central.

Miyagi a eu en effet l’idée indéniablement heureuse de « doubler » les personnages principaux qui s’expriment (en japonais surtitré mais sans micro, s’il vous plaît, une performance de nos jours !) en restant rigoureusement immobiles par des doubles qui – sans qu’il s’agisse d’un mime – illustrent le discours. Ces comédiens seuls chargés du jeu à proprement parler, les autres n’étant que des voix, sont ceux sur lesquels sont braqués les projecteurs et qui concentrent l’attention. En outre des projecteurs sont disposés à bon escient pour projeter les ombres de ces doubles sur l’immense mur du palais qui ferme la scène. Il faudrait encore parler de la musique traditionnelle japonaise, du moment où le chœur se forme de tous les comédiens et figurants en une longue file tenant toute une diagonale du plateau, des lampions qui flottent sur l’eau tout à fait à la fin…

Tout cela est très bien pensé, le résultat est esthétiquement parfait. Les amateurs du théâtre tragique grec seront comblés, les autres garderont en mémoire de superbes images.

 

Jaz de Koffi Kwahulé (OFF)

Koffi Kwahulé est sans nul doute le plus grand dramaturge français vivant, digne successeur de Koltès auquel il ressemble par l’étrangeté et la violence des sentiments qui s’expriment dans ses pièces, une certaine crudité en plus. Une crudité qui dans Jaz flirte avec la scatologie. Autant dire que la pièce ne fleure pas la rose, d’autant qu’un WC bouché est le moteur initial de l’action et que la suite se passera dans une sanisette (l’une de celles, posées sur une place publique où l’on pénètre en mettant une pièce).

Une femme, qu’on imagine jeune, raconte l’histoire d’une jeune femme qui s’appelle Jaz. Elle répète qu’elle parle de quelqu’un d’autre qu’elle-même et pourtant elle est Jaz. Jaz sans un deuxième Z pour marquer, explique Kwahulé, « le manque dans laquelle s’enracine le jazz ». Et plus précisément ici pour exprimer « l’amputation irrémédiable que l’on ressent après l’expérience traumatique du viol ». Puisque c’est de cela qu’il s’agit dans la pièce, du viol dans une sanisette d’une fille à la beauté sublime par un « homme au regard de Christ ».

La situation est sordide et pourtant le texte fait sans cesse percevoir la beauté de Jaz et de son amie Oridé. Et le violeur lui-même n’est pas qu’odieux (« De même, dit-il à Jaz au moment où il la violente, qu’il y a des têtes à claques, il y a des femmes à viols »). Il est amoureux, maladivement amoureux, follement, perversement amoureux mais amoureux quand même. Et pourquoi Jaz le laisse-t-elle répéter son crime, est-ce simplement pour mieux mûrir sa vengeance ? Rien n’est simple, rien n’est clair dans cette pièce dont on aurait presque envie de dire qu’elle est avant tout poétique.

Poétique et musicale, bien sûr, jazzique dans son écriture marquée par le retour lancinant de quelques thèmes. Et le parti adopté par le metteur en scène Alexandre Zeff de confier le rôle à une musicienne et de la faire accompagner par quatre musiciens de jazz est aussi bienvenu qu’audacieux (ce n’est pas ainsi qu’on monte la pièce habituellement).

Il faut d’abord saluer la performance de Ludmilla Dabo qui commence par chanter les premières notes du texte dans un micro tombé des cintres, telle une star de music-hall, vêtue d’une superbe robe noire en cuir laissant les épaules dégagées, puis qui se libère de sa robe de scène et de sa perruque pour apparaître dans un petite robe rose, crane rasé, et qui termine nue à l’exception d’une culotte montante, les seins simplement couverts, si l’on peut dire, de tatouages. Il faut encore souligner la qualité de la scénographie, le podium qui disparaît en l’air pour laisser apparaître la cuvette des WC, d’où sortira une lumière rouge au moment du viol, puis, dans un moment bien différent, le masque blanc d’Oridé, l’amie de Jaz, manipulé avec tant de subtilité par la comédienne qu’on ne perçoit pas tout de suite qu’elle en tient elle-même les fils.

Des réserves ? Il y en a toujours. La musique qui visite divers genres du jazz est de qualité, peut-être un peu trop forte pour l’espace réduit de la chapelle du Verbe incarné. Ludmilla Dabo s’exprime et chante dans un micro d’oreille qui serait en tout état de cause indispensable pour se faire entendre avec quatre musiciens derrière elle. L’usage du micro permet d’ailleurs de lui donner les accents d’un mâle à la voix grave quand elle reprend le discours du violeur, un procédé très efficace. Quand même, on a parfois l’impression que la musique prend le pas sur le texte, ce qui peut gêner ceux qui connaissent bien la pièce. Par exemple, l’introduction à la fin d’une chanson en anglais, Every six minutes (toutes les six minutes un viol se produit), est pertinente par rapport au propos, peut-être moins par rapport à l’intention du texte. Mais là, il faudrait connaître l’opinion de l’auteur…