Scènes

Avignon 2015 (9) : Corps meurtris, esprits troublés – Aïda Asgharzadeh, Côme de Bellescize, Lars Noren, Lacan

Quatre pièces sur les corps et les esprits souffrants, que ce soit par suite des ravages de la guerre, d’un accident de la route ou d’une maladie mentale.

Les Vibrants

Les VibrantsCette pièce justement ovationnée par la presse et le public l’année dernière, de retour en Avignon pour une deuxième saison, est celle que nous  classons en premier parmi toutes celles que nous avons vues jusqu’ici. On y trouve tous les ingrédients nécessaires, à notre sens, pour réussir dans un certain théâtre, de moins en moins présent de nos jours, il faut le dire, bien que toujours très prisé des spectateurs : un propos pertinent et prenant, une langue qui n’est ni celle de l’écrit, ni celle de l’oral mais bien celle du théâtre, une histoire bien tournée qui ménage des surprises, des comédiens affutés qui respirent le bonheur de jouer, même dans le malheur, un décor capable de créer l’illusion que nous sommes bien là où dit le texte, sans qu’il ait besoin pour autant d’être réaliste, enfin une musique et des lumières intervenant à bon escient sans nécessairement se faire remarquer. Derrière tout cela le travail d’un metteur en scène (ici Quentin Defalt) que l’on oublie car on n’imagine pas que les choses puissent être présentées autrement qu’il ne l’a fait. Quand tout cela est réuni, la machine théâtre fonctionne à plein rendement pour notre plaisir.

C’est donc le cas ici avec ce texte d’une jeune comédienne, Aïda Asgharzadeh (qui joue également dans la pièce), écrit dans le cadre des célébrations du centenaire de 1914, texte qui parle donc de la guerre et plus particulièrement des mutilés, plus particulièrement encore des « gueules cassées ». Il y a donc une évocation de la guerre jusqu’au coup qui a atteint un certain Eugène, puis l’hôpital, la chirurgie réparatrice, la convalescence au Val de Grâce, le déni, tout ce qui, au fond était attendu. Mais c’est présenté de telle manière que l’on est néanmoins surpris. Les scène s’enchaînent très rapidement grâce à des rideaux manipulés par les comédiens qui ouvrent ou occultent différents endroits de la scène, des rideaux de tulle souillés de sang, en bas, ce qui nous met tout de suite dans l’ambiance, de même que le maquillage blafard des comédiens. Et ceci, c’est avant le coup de feu fatal. Ensuite, l’univers devient encore plus sanguinolent. Les draps du lit du malade, les blouses des infirmières et du médecin, les chemises, le bas des robes, tout est souillé de sang et cela jusqu’à la fin, sachant que la pièce ne s’arrête pas là. Surprise : une visite de Sarah Bernard à l’hôpital. Eugène doit lire des vers devant elle. Elle s’intéresse à lui, découvre en lui un talent potentiel de comédien et décide de le recruter, lui qui n’a plus de nez, pour jouer Cyrano au théâtre aux armées. On passe alors à la Comédie Française pour les répétitions et l’histoire part sur une autre voie, avec malgré tout, des retours à l’hôpital. A cela s’ajoute, inévitablement une histoire d’amour qui concerne Eugène et deux femmes, celle qui ne l’aime plus et celle qui l’aime désespérément. Il y a donc du théâtre dans le théâtre, on voit les comédiens répéter, s’agacer, on les voit se défouler après les représentations.

Ce n’est pas trop dans nos habitudes de raconter l’histoire aussi en détail. Nous le faisons néanmoins, au risque de déflorer quelque peu la pièce pour les lecteurs, mais c’est ici nécessaire pour mettre en valeur la qualité de l’écriture dramatique. Quant à l’écriture du plateau, nous avons déjà laissé entendre ce que nous en pensions. Elle est proprement saisissante. Enfin, les quatre comédiens passent d’un rôle à l’autre (il y a treize personnages différents) avec une aisance stupéfiante. Que dire de plus, sinon, aux amateurs de théâtre présents en Avignon, qu’ils se précipitent pour retenir une place et, aux autres, qu’ils guettent les tournées pour ne pas manquer une occasion d’assister à ces Vibrants. Au fait, pourquoi les « Vibrants » ? L’explication est donnée par Sarah Bernard dans la pièce : les comédiens sont des vibrants. C’est en effet le cas lorsque, comme ici, ils tiennent leur promesse.

 

Amédée

AmédéeEncore un spectacle déjà couronné d’un succès mérité, sur un texte écrit à nouveau par un jeune auteur, Côme de Bellescize qui, celui-là, ne joue pas dans sa pièce mais en a assuré la mise en scène. Créée au Théâtre de la Tempête, ce qui est déjà une référence, Amédée raconte la douloureuse et véridique histoire d’un jeune homme, Amédée ou « Am », victime d’un accident de la route et qui s’en sort, pour son malheur, totalement paralysé, ne pouvant communiquer que par les doigts qui appuient sur un bouton pour choisir des lettres et former ainsi des mots. Après l’espoir de récupérer davantage, vient le découragement, puis l’abandon de tout espoir et la volonté d’en finir. Sujet « plombant » autant que le précédent, mais qui, là encore, est traité, non pas légèrement, mais avec le tact et la fantaisie nécessaires en nous donnant à réfléchir sur des sujets graves qui nous concernent tous : quelle attitude adopter envers les handicapés ? Jusqu’où la vie mérite-t-elle d’être vécue ?

Après son accident, Amédée se dédouble. Le patient couché sur son lit, plongé dans le coma, ou plus tard assis sur une chaise roulante, se présente aussi bien en chair en os que sous les apparences d’un mannequin. Dans ce dernier cas, le vrai Amédée est disponible pour vivre sous nos yeux les fantasmagories qui peuplent ses rêves.

Amédée n’est jamais seul. Il est entouré par huit personnages (interprété par cinq comédiens) dont une sorte de troll qui semble sorti du Songe d’une nuit d’été, son partenaire, son double dans les scènes destinées à illustrer ses pensées ou ses rêves lorsqu’il est enfermé dans son corps inerte. On passe sans temps mort d’une situation à l’autre, les personnages sont tous sympathiques, les « valides » font ce qu’ils peuvent, chacun à leur façon – même s’ils ne peuvent pas tout – pour venir en aide à l’infirme. Tout cela contribue à faire de cet Amédée ce qu’il doit être : un spectacle qui, sous ses dehors distrayants, ne pose pas moins des questions essentielles.

Les comédiens sont à la hauteur, avec une mention spéciale pour Benjamin Wangermée, tellement éloquent quand il n’a plus que le regard pour communiquer ses sentiments. Une scène particulièrement émouvante : celle où la mère donne un bain à son fils paralysé.

 

Crises – Les pièces mortes

NorenLars Noren, né à Stocholm en 1944, est considéré comme le successeur d’autres dramaturges suédois célèbres tels que August Strindberg (voir notre précédent article consacré à Andreas) ou Ingmar Bergman, en raison de sa thématique centrée sur des personnages en proie à des problèmes psychologiques. C’est a fortiori le cas dans sa pièce Crises qui met en scène sept patients d’un hôpital psychiatrique, tous plus ou moins gravement atteints, et un éducateur, lequel, à vrai dire, ne l’est pas moins.

Huit élèves du Cours Florent, sous la houlette de deux d’entre eux, Lauriane Chiapino et Lionel Correcher (qui joue également le rôle du malade surexcité et agressif), ont entrepris de monter la pièce et il faut les en féliciter car la réussite est au rendez-vous. Il est vrai que les rôles de « fous » sont pain béni pour des apprentis comédiens, contraints qu’ils sont de sortir d’eux-mêmes pour endosser une personnalité hors du commun. Ceux-là s’en sortent fort bien dans une pièce qui donne à voir la panoplie des déviances, depuis le psychotique enfermé au plus profond de lui-même jusqu’au malade en état de surexcitation permanente. Autant de rôles de composition auquel s’ajoute celui de l’éducateur qui est pas mal « hors norme, lui aussi, comme déjà signalé.

On ne dira pas de Crises que c’est une pièce plaisante – on ne serait pas, sinon, chez Noren – mais une pièce intéressante, oui. Le fou fascine et inquiète. C’est la raison pour laquelle les dramaturges aiment bien en faire intervenir un dans leurs pièces (voir par exemple Lear – et l’on ne pense pas ici, évidemment, au fou du roi mais au roi lui-même). Dans celle de Noren, tous les personnages sont gravement dérangés, ce qui ne peut que renforcer la fascination.

 

La Folie Lacan

LacanUn titre plutôt énigmatique pour une pièce jouée dans un mouchoir de poche, l’un de ces garages sommairement équipés loués à prix d’or aux comédiens par les Avignonnais pendant le festival. Lacan, donc, confrontés à deux patients successifs, comme il le fit dans les années 1970 à l’hôpital Sainte-Anne, à Paris, dans des présentations publiques. Il ne faut pas espérer de la part de ce Lacan-ci les jeux sur le langage qui ont fait sa célébrité. Tel qu’on le voit sur la scène, c’est un personnage qui discourt peu mais non sans insistance. Quant aux patients, le premier est apparemment le plus atteint en raison de ses tics irrépressibles mais l’est sans doute moins en réalité que le suivant, dont les propos sont nettement plus délirants quoiqu’il présente mieux. Le personnage de Lacan, pontifiant et paternaliste, s’impose sans peine à ses interlocuteurs démunis et l’on se demande quels résultats peuvent sortir de tels entretiens. Il semblerait d’ailleurs que l’impression ressentie par les personnes qui ont eu la chance d’assister aux présentations du vrai Lacan ne furent pas du tout celles-là (cf. http://www.valas.fr/Jacques-Lacan-8-presentations-cliniques-a-Sainte-Anne,238). Notre ressenti propre est celui de la pièce présentée en Avignon et mise en scène par Philippe Boyau.

La Folie Lacan est une expérience, pour le spectateur, plus dérangeante que Crises. Chez Noren, nous voyons vivre les patients mais ils ne se racontent guère ou, s’ils le font, c’est spontanément. Dans cette pièce, nous sommes face à un inquisiteur qui a tous les droits sur les malades et qui en use, appuyant sur ce qui fait mal pour tenter d’en faire sortir la vérité, ou plus exactement une vérité. On sort de là avec l’impression d’avoir soi-même joué un rôle peu reluisant, celui du voyeur. Expérience déroutante, en effet.