Thaël quitta sa maison,
et le soleil baignait déjà
la rosée mariée aux points de rouille du toit.
(Édouard Glissant, La Lézarde)
Le poème du monde s’ouvrait
sur ce soleil,
sur cette braise de chaleur toute douce
qui montait au petit matin
alors que la rosée,
toute gelée
parmi les brindilles d’herbes,
regardait le ciel encore violet,
et puis rose,
et puis orange,
enfin ce ciel tout jaune
d’une aurore
dont les étoiles se montraient,
elles aussi,
encore toutes blanches,
oubliées qu’elles étaient par la nuit qui partait.
Ce soleil
qui couvrait les flamboyants
et la colline, la loma de Pizarrete,[1]
pays d’enfance pays de contes pays de songes
Ce poème continuait
la nuit
noire et chaude
alors que sous ces arbres
le feu et les patates douces craquaient
tandis que les vieux racontaient
leurs histoires à faire peur
et à faire rire
à nous faire rire,
mon frère et moi.
Juan Bobo et Pedro Animal,
ces deux-là qui nous faisaient rigoler
tant l’un était bête et l’autre malin.
Le matin
encore tout frais
du café colao,
du lait encore chaud
des mamelles de vaches et de chèvres,
du pan de agua,
et nous voilà qui dévalions la colline,
mes cousines et moi,
jusqu’au bord du ruisseau
nous tremper les pieds
et grincer du linge
contre des pierres mouillées,
mes cousines et moi
Et, par les après-midi de chaleur accablante,
assises à l’ombre apaisante des flamboyants
sur des chaises de cana,
alors qu’une pointe de brise nous tenait au frais
et que nos doigts dégoulinaient de jus de mangue,
mes cousines m’aidaient à bien rouler mes ” r “…
et riaient de la petite française.
Et aujourd’hui
que ce poème n’est plus là
que le poète n’est plus là
je te demande,
cher ami,
Est-ce
parce que je venais de l’ailleurs
que cette colline est restée en moi ?
Est-ce
par cet ailleurs que
l’exubérance de sa verdure,
l’odeur de sa terre mouillée
le cri-cri de ses grillons
les chants fiers de ses coqs en concert
la fuite éperdue de ses pintades affolées
les étincelles de ses lucioles et cocuyos
espíritus et muertos toujours vivants…
Est-ce
par cet ailleurs,
je te le demande
que tous ces lutins sentinelles
m’éclairent encore
lors des longues solitudes du monde ?
Mais, mon ami !
J’y retourne,
et je ne les retrouve plus !
Ils s’en sont tous allés
Comme dans les rêves
et dans les brumes.
J’y retourne
et c’est fini la colline
finies les cousines
finis les ruisseaux
les mangues et les vaches
les chèvres et les cigales
et les espoirs anciens
Ils s’en sont tous allés
à New York, en Espagne, à Amsterdam
loin de la terre
Ils ont tous pris la mer
et les voix
et les pas
du Bronx
et du Harlem
Mais toi,
tu les avais déjà vus
au-delà de ces brumes
et voilà que tu nous les rends !
c’est Thaël et Valérie
et leurs amis
et leur grand poème du monde
c’est La Lézarde qui se faufile
et sa colline qui les garde
contre les bêtes de la Maison de la Source
c’est la colline du Pays-Mêlé
c’est donc l’histoire de ce départ
qui s’annonçait
sur des chemins frémissants
et se nourrissait
des éclats stupéfiants
des grands échos du monde
Oracle poète
tu savais donc
qu’un vers qui oublie celui des autres
n’est que le vers d’une pensée infirme
et qu’aux immolés d’une foi unique
surviendraient ceux des cris du monde
ces grands cris foudroyants des peuples enragés
Édouard Glissant!
les voilà tous maintenant
qui clament et qui chantent
de Tunis à Taez
du Wisconsin aux Caraïbes
alors, tu serais content d’apprendre
que Thäel et ses amis
ne viennent que d’entamer
leur long parcours
de cris
et de chants
de victoires
et de sang
sous l’immense soleil
d’un infini poème
New York, le 5 février 2011